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<^ Cfd^4xirh^,
^•^ :
L'ÉPOQUE
ou
LES SOIREES ElROPEEIV]\ES.
Sciences ^ Littérature ^ Voyages 5 Critiques
littéraires ^ Théâtres ^ etc«
DIRECTEUR,
.lll.-3.-a. Juin ïi'aUue.
TOME XI.
SÉRIES DE JUIN, JUILLET, AOUT ET SEPTEMBRE RÉUMES.
/ 30 francs pour Paris.
Prix , par an.... < 55 francs pour la province.
V 45 francs pour l'étranger.
Su Mois : 16 fr. — \S fr. — 24 fr.
On s'abonne à Paris ^
RUE PIERRE-SARRAZIN, N* 2,
rRÈ8 UK l'École et MitDEcinE.
1835.
TABLE DES MATIERES
COISTESUES Da>S LE DEUXIÈME VOLUME
DE L'ÉPOQUE.
SCIEACES.
Philosophie pratique de Melchior Gioja. par M. A. Juin ij, 43-i
Fragment du troisième dialogue da Phédon de MendeUhon, sur l'immortalité de l'âme.
par M. F. Uot*fer 3^
La Chimie (Etudes sur), par M. le comte Xlilon 5-5
LITTÉEITIRE.
L'Assaut, épisode de la guerre d'Esp^igue ( Irad. de l'allemand ' i
Les Templiers modernes , par M. A. Juin d'Alias ôi
Cartulaires de la Chartreuse de Saiut-Hugou 5ï
De la tour de Laval et du Vampirisme . 69
Les rôles de femmes, créés par Shakespeare, par M. A. Eouzenol 78
MM. de Lamartine, de Lamennais, et M*** Lebot o^
Pauline, par MM. Maréchal et Payen 117
Une Consultation de médecins ^ Monthly magaiiae ^ i5S
Le Cygne, légende nomegienne, par A. de ïromliti i55
Un Voyage dans les mers du Jiord (Roman maritime ), i" partie iq5
La Lune de miel et la Lune de sang , par M. Kœnig aaq
Théâtres asiatiques ; du drame sanscrit, par M. Henry Bertau aôq, 4S
Jean Maillard, drame en prose, par M. PelahodJe ,, ù6\ , 3-
Etndes sui- la poésie contemporaine . par M. Kœnig a 85
Contes populaires de l'Allemagne ^ suite ), par M. le comte de Corberon 5iQ. 55
Les Vieui garçons ;^ traduit de l'anglais ) 54ii
Gertrude de \\ iomiug, poème traduit de Campbell, par M. Henrv B 54S
Guillaume Coquillard, par M. de Santenl 4i3
Mépliistophélès en Angleterre, ou les Confessions d'un premier miuistre, par M. Henrr B. 47Ô
Du roman d'.\ntar 5 1 S
Numismatique de la pensée, par M. Auguis, députe ô5o
Saint-GeruKiiu 1 Auxerrois, par M^"^ Augustine Gombault 5t5ù
HISTOIRE ET VOYAGES.
Mœurs des îles de Noukabira, par M. Alberl-Moutémont gi
Visite aux grottes d Homère, par M. le comte de Corberon »i8
Voyage d'exploration sur les côJes d'Afrique ( Moullily rcview ) 218
Notes recueillies pciulant un voyage à Coustanlinople (Iraduil de l'anglais) 5o5
Al-^er et les États barbarcsques, (traduit de l'anglais.) 3i5
Relation du voyage du capitaine Ross (traduit de l'anglais) 367
POÉSIES.
I^e Pardon, par M. le comle de Peyronnet io5
Réponse, par M. J.P. Veyrat 106
Noire époque , satire 1 09
Le Moraliste, fable 112
Desperalio, par M. J. Kœnig. . ^ 1 14
Le Nuage, hymne persan , par AlBehîmaï 281
Le Poète à Sainte-Bouve, par M. J. Kœnig 283
Le Dernier homme, par M. Albert-Montémont 4^2
La Vie , par le romte Jules de Vaumale . 697
.Souvenirs , par M. J. Kœnig 602
La Fille de lAveugle, par M, V. Maricot 6o4
BEAUX. ARTS.
Du Beau dans les arts ( second article ), par M"^ de Lernay 428
CRITIQUE LITTÉRAIRE.
Œuvres de M™* Manceau 124
Benvenuto Cellini, par M. Juin d'Alias i52
Almaria , par M. le comte Jules de hességuier 607
Une Apostasie, par M. E. de Lacombe 628
Bulletins bibliographiques 291 , 45S
CRITIQUE THÉÂTRALE.
Revue théâtrale, par M. Henry Bertau i46, 5oi, 465, 628
FIN DE LA TABLE.
lnr,>iiim'iiede LOURGOGNKel MARTllNkT, rue du Colombier, u- 5o.
*
ou
LES SOIREES EUROPEENNES.
^.
( iTraiiuctians ^f l'anjjlats. )
MÉPHISTOPHÉLES EN ANGLETERRE
ou
LES CONFESSIONS D'UN PREMIER MINISTRE.
Ce livre, qui vient de paraître en Angleterre, y a produit une grande
sensation. C'est une satire en deux volumes, écrite avec un grand ta-
lent, et qui embrasse tous les sujets populaires du jour. Les abus y sont
signalés et poursuivis sans ménagement; les ridicules présentés de la
manière la plus piquante; et ce qui rend surtout dangereux les coups
de l'écrivain, c'est que le plus grand nombre de ses observations est
plein d'à propos et de justesse. L'aristocratie de Londresne pardonnera
point à l'auieur de Méphistophélès les vérités un peu dures qu'il a fait
arriver à son adresse ; en retour,1a malignité publique a déjà popularisé
une'grande partie de ses jugemens, et assuré à son œuvre une vogue
longue, et, nous osons le dire, méritée.
Le héros de ce roman est un jeune homme d'origine anglaise, qui
vient de lerminer ses éludes à l'université de Guttingen. Un étudiant
allemand, avec lequel il a formé une liaison intime, l'entraîne dans le
plus complet faiali-.me, et finit par lui avouer qu'il est Méphistophélès
en personne. Le jeune fou se donne au malin esprit, à condition que
2. .. 32
474
ses moindres désirs seront satisfaits. Notre héros commence sa carrière
diabolique par un coup d'éclat ; une belle jeune fille est la première
victime sacrifiée à ses passions indomptables ; il l'obtient par un meur-
tre, et s'en débarrasse ensuite d'une manière non moins violente. Jeté
dans une prison compic coupable d'assassinat, Mépbistopliélès vient le
soustraire au sort qui l'attend , et ils partent ensemble pour l'Angle-
terre. C est dans cette contrée que notre Faust moderne et son digne
compagnon, qui se fait passer pour un prince allemand, continuent à
mener leur vie aventureuse et fantastique. Leurs regards pénétrans pla-
nent sur la société anglaise, démasquent tous les visages, mettent à jour
tous les abus , et dissèquent sans pitié ce corps moitié barbare, moitié
corrompu , qu'on appelle la civilisation britannique. Pendant ce temps
le prétendu prince allemand n'épargne ni les leçons ni les conseils à
son élève : « Si tu as le courage, lui dit-il, de regarder sans crainte
devant toi , je te ferai connaître le mécanisme secret de ce monde dont
ta fais partie. Je t'instruirai dans les mystères de la nature, et te la
ferai voir dans toute sa nudité. Je serai ton esclave , ton serviteur, ton
protecteur, ton maître , ton ami. Rien ne te sera refusé ; tous tes désirs
seront remplis; tés projets les plus ambitieux réalisés à l'instant. Plai-
sirs, beauté, richesses, renommée , puissance ; tout cela t'appartiendra
sans réserve. Et si tu veux te débarrasser des liens qui retiennent en-
core ton àme dans l'esclavage, si tu veux obtenir une puissance sans
bornes, je te mènerai près d'un de mes amis qui te dépouillera des
préjugés terrestres qui sont encore attachés à ta simple nature. »
I\lcphistopliélès conduit son élève dans toutes les assemblées, dans
tous les lieux publics, et à chaque pas s'offrent à eux de nouveaux
sujets de discussion et de remarques. La presse quotidienne ne pouvait
échapper à leur observation : voici les réflexions que fait l'auteur sur
cet objet , dès le lendemain de son arrivée à Londres :
« Notre conversation était limitée et fort peu intéressante ; aussi,
après le déjeuner , nous eûmes tous deux recours aux journaux du
matin. Je jetai les yeux sur le Moming-post , et j'eus le plaisir de voir
notrcarrivéesignalée avec complaisance par cet oracle dubeau monde.
Méphislophélès pritle //(VYi/^/.Jencpuis, lui dis-je, revenir de monéton-
nement, en voyant l'influence extraordinaire que la presse publique
possède dans ce pays. — Cela ne me paraît nullement étrange, répliqua
mon compagnon ; quelques pays sont ù lu dévotion des prêtres; d'au-
475
très subissent l'influence militaire; quant à l'Angleterre, elle est gou-
vernée par ses journaux. Tout Anglais qui sait lire parcourt chaque jour
son journal ; ceux qui n'ont point reçu cette instruction se les font lire
par d'autres; et comme il est peu de personnes qui veuillent se donner
la peine de penser par elles-mêmes, la presse journalière exerce un
pouvoir politique que vous regardez comme extraordinaire, mais que
je considère, moi , comme très naturel.
» Il y a à Londres cinquante-cinq journaux , dont treize sont quoti-
diens, et quarante-deux paraissent une ou plusieurs fois par semaine.
on en publie cent quatre-vingt-treize dans les provinces; l'Ecosse en a
quarante-six, et llrlande soixante-quinze, ce qui forme un total de trois
eent soixante-neuf journaux, qui se distribuent, l'un portant l'autre,
à un millier au moins d'individus, chacun; supposons que chacune de
ces feuilles passe sous les yeux de dix personnes, ce qui forme, assuré-
ment, l'appréciation la plus basse possible, surtout quand on consi-
dère que les lecteurs de journaux sont presque innombrables dans
beaucoup de cafés et de tavernes , et nous aurons un total d'environ
trbis millions six cent quatre-vingt-dix mille lecteurs de journaux.
Remarquons encore que les vendeurs de feuilles publiques les prêtent
au dehors, à tant par heure, à différens individus; et que presque
tous les journaux passent de main en main, à des acheteurs particu-
liers, jusqu'à ce qu'ils tombent en lambeaux. j\Iais ce n'est pas tout :
les Magazines et les Revues sont encore des journaux politiques ; le
chiffre de leur vente varie de cinq cents à douze mille; et ils ont un
cercle de lecteurs non moins nombreux que ceux de leurs confrères
qui sont exclusivement consacrés aux affaires du jour. Il faut encore
mettre en compte les divers extraits des grands journaux qui se pu-
blient sur feuilles volantes, de même que les journaux à bon marché,
destinés à l'instruction politique des pauvres. H y a donc au moins cinq
millions d'individus, sur lesquels la presse publique exerce une in-
fluence marquée. C'est là, assurément, un puissant instrument , mais
qui a besoin d'être employé par des mains habiles. Quand il est bien
dirigé , rien ne saurait lui résister. Heureusement pour le gouverne-
ment, qu'une grande partie de la presse est, d'une façon ou d'autre,
placée sous son contrôle, et que le reste des journaux politiques, oc-
cupés le plus souvent à se quereller entre eux , ne sont point aussi
dangereux qu'ils pourraient l'être. Néanmoins les ministres sont sou-
vent très embarrassés en face de ce pouvoir rival. La presse jouissant
32
476
d'une liberté illimitée, attaque les actes du gouvernement dans des
termes qui donneraient , dans beaucoup d'autres pays, naissance à une
rébellion. Tout caractère public qui se dessine sur une ligne politique
différente de celle qui est prônée par une partie des journaux quoti-
diens , est sur d'être diffamé. Toute la vie publique d'un ministre est
dévoilée, commentée et attaquée sans relâche ; son existence privée
échappe rarement à la malice de ses ennemis; sa personne est tournée
en ridicule , et sa famille ainsi que ses amis sont voués au mépris et à
la risée du public?...
— Je ne suis point du tout de votre avis, lui dis-je en jetant les
journaux loin de moi, et secouant ma pipe, que l'habitude avait pres-
que rendue nécessaire à mon existence ; vous vous hâtez trop de con-
damner le journalisme. La presse publique d'Angleterre est aussi mo-
rale que son influence politique est puissante.
— Oh! très morale; dit mon compagnon avec un de ces sourires
qui n'appartenaient qu'à lui. Lisez dans les journaux l'article des tribu-
naux, les comptes rendus des procès pour enlèvemens, conversations
criminelles ou séductions : comme ils se plaisent à en rapporter les
moindres détails! Comme leurs tableaux sont soignés et intéressans!
Quel est le jeune homme, et même le vieillard qui n'éprouve un plai-
sir réel à cette lecture? Sans doute ce plaisir prend sa source dans l'a-
mour de la vertu ! maintenant parcourez le contenu de quelques unes
des feuilles publiques qui sont exclusivement destinées à l'édification
des lecteurs du dimanche, et qu'on lit avant ou après l'heure des of-
iices religieux. Combien les mœurs ont à gagner à la vue de ces ta-
bleaux pu les vices du grand monde, et les crimes des basses classes de
la société sont peints avec des couleurs si animées et si brillantes !
Comme une jeune fille doit se rattacher à la vertu , en lisant l'histoire
de l'intrigue de lady *'* avec son laquais! qu'un jeune homme doit ai-
mer les principes qu'une éducation sévère lui a inculqués, lorsqu'il a
sans cesse devant les yeux quelque récit, toujours de plus en plus pi-
(I liant , des aventures galantes d'un roué de bon ton!
Tout cela peut être vrai, lui dis-je, mais il n'y a que quelques
iournaux de cette espèce, et, en définitive, je ne saurais blâmer ce
mode intéressant de publication.
Ils Ibut la fortune de leurs propriétaires, répliqua mon compa-
gnon; car ces feuilles si morales sont bien plus répandues que celles
(lui n'offrent point le même genre d'intérêt. Aussi, ne croyez pas que
477
j'attache peu de valeur à ces publications : elles me paraîtront tou-
jours, au contraire, utiles, précieuses, et agréables, et je ne cesserai
de les encourager de tout mon pouvoir. »
Parmi les lieux publics que visitent Herbert et son diabolique asso-
cié, l'opéra se trouve en première ligne.
« Rien n'est moins musical que les oreilles anglaises, dit le pré-
tendu prince allemand. Voici une chanteuse , dont la voix, de soprano
est aussi fausse que possible, et cependant on porte son talent aux
nues; et plus le ténor s'embrouille au milieu de notes vides et pom-
peusement insignifiantes, plus l'admiration qu'il excite est grande,
plus les applaudissemens de ses auditeurs sont bruyans et nombreux. Les
meilleures troupes de chanteurs anglais ne pourraient paraître sur les
moindres théâtres de l'Allemagne. L'orchestre de l'Opéra , auquel sont
attachés tant de grands artistes étrangers et du pays, ne paraît point
comprendre la valeur de l'expression musicale. Il rend avec une per-
fection machinale les partitions qui lui sont familières ; mais quand il
se hasarde à exécuter les œuvres de quelque grand harmoniste, celles
de Mozart , par exemple , il le fait à contre-temps , sans précision , sans
énergie , et surtout sans cette expression savante, qui est cependant à
la musique instrumentale ce qu'une heureuse opposition d'ombres et
de lumière est à la peinture. »
Méphistophélès passe ensuite en revue les spectateurs qui se réunis-
sent le plus ordinairement dans ce temple de l'harmonie et de la mode
en Angleterre ; et plus d'une célébrité fashionable de la capitale du
royaume-uni est traitée sans beaucoup de cérémonie dans quelques uns
des portraits qu'il en fait. Sous des noms et des titres fictifs, les lec-
teurs reconnaîtront sans peine lord Grey , lord Segrave , lady Harring-
ton , lady Jersey; et, après eux, mistress Norton, lord Brougham ,
I\L Rogers , lord Mulgrave , le duc de Devonshire , la duchesse de Bed-
ford , lord Adolphe Fitz-Clarence , M. Sutton, la duchesse de St.-Al-
bans, et un grand nombre d'autres héros du jour.
A propos d'une autre représentation théâtrale, nos voyageurs ne se
font point faute de remarques et d'observations satiriques:
« Deux pièces furent représentées ce soir-là; l'une était la traduction
d'une farce française jouée par des acteurs anglais, l'autre était un
ballet dansé par des artistes du continent. La première était un déve-
loppement humoristique d'un des sujets les plus scabreux ; la seconde
478
mettait en scène , de la façon la plus gracieuse , les images d'un volup-
tueux sensualisme — .
c Comme le théâtre est ici dégradé ! m'écriai-je ; y a-t-il tellement
peu de talent naturel dans ce pays , que nous dussions aller chercher
en France nos inspirations et nos amusemens? et , quant à la morale,
y a-t-il dans la représentation de ce soir quelque chose qui y ait le
moindre rapport? — La morale! s'écria Méphistophélcs , en partant
d'un éclat de rire tellement bruyant qu'il arracha le gardien de la
loge au sommeil profond dans lequel il était plongé ; mais qu'a-t-elle à
faire dans un théâtre? croyez-vous qu'on a voulu faire de cette salle
une école de mœurs ; et que tout ce que vous avez ici sous les yeux est
destiné à répandre le goût de la vertu? oh, non! personne n'a jamais
pensé à cela. »
Les remarques que fait Méphistophélcs sur les femmes ne sont rien
moins que galantes; on en jugera par ce qui va suivre :
« Après tout, je pense que toutes les femmes se détestent entre elles
à un degré plus ou moins prononcé ; et , quand elles ont rencontré un
bon et solide motif de haine , elles s'abandonnent à ce sentiment dans
toute la sincérité de leur ùme. Lorsqu'une femme qui a joui long-
temps d'une réputation irréprochable vient à prouver par quelque pec-
cadille retentissante, qu'elle ne vaut point mieux que le reste de son
sexe , le monde semble frappé d'étonnement ; cepentlant il n'y a rien
de bien surprenant dans ce résultat. Ceux qui affectent ie plus de dé-
votion n'ont en général d'autre but que celui de cacher de grands
débordemens. La race des hypocrites a toujours été nombreuse. Mais
ceux qui commencent par tromper les autres, finissent par tomber
eux-mêmes dans leurs propres pièges... L'amour de la toilette est une
passion qui est naturelle à toutes les femmes. Il eu a -toujours été ainsi,
et il en sera toujours de même. Il n'est point une femme au monde qui
ne regarde la parure comme une affaire de la plus haute imj)ortance.
Vieille ou jeune, son cœur éprouve, à la vue d'une coiffure brillante ou
d'un chùle de prix, de ces mouvemens précipités, qui disent mieux
qu'un millier de paroles tout le plaisir qu'elle en ressent. Tout cela
est, en partie, le résultat de l'éducation et d'habitudes dangereuses.
Le premier jouet que l'on met entre les mains d'une jeune fille est une
poupée, et la première chose (ju'elle apprend, c'est à la parer de la ma-
nière la plus attrayante. Ces idoles de l'enfance, toujours vêtues avec
richesse , sont le premier modèle qui frappe l'imagination de leurs pe-
479
ti tes prétresses. Les mères, les nourrices elles gouvernantes, tendent
de tout leur pouvoir à augmenter l'influence fâcheuse de cette première
éducation, en faisant d'une ceinture nouvelle ou d'un joli bonnet l'ob-
jet de récompense le plus désirable , et de la reprise d'un brillant sur-
tout ou d'une fraîche chaussure la punition la plus terrible. A mesure
que l'enfant s'avance dans la vie, il se fortifie de plus en plus dans la
croyance que la beauté des vètemens est la seule chose digne d'admira-
tion. La jeune fille regarde la parure comme un moyen de fixer sur
elle l'attention , et la femme cherche par elle à augmenter son pouvoir
sur l'autre sexe , ou à exciter l'envie du sien. La parure est le pivot
sur lequel roulent toutes les actions, tous les sentimens du beau sexe. »
A propos des annonces et avis insérés dans les journaux quotidiens,
voici les paroles que l'auteur du roman place dans la bouche de l'un
de ses héros.
« L'on rencontre sur ces larges colonnes tout ce que la fraude, le
mensonge et la folie peuvent inventer de plus ridicule et de plus
étrange. Jetez les yeux sur cette file bigarrée d'avertissemens : l'un offre
de prêter cinquante mille livres sur bonne garantie , tandis que , peut-
être, il ne possède pas cinquante pence; un autre désire vendre un
cheval, garanti sans défaut, et dont il ne se défait, dit-il , que parce
n'en a plus besoin. Et tout n'est point mensonge dans cet avis, car, en
effet, le cheval ne peut plus être d'aucune utilité , ni à son propriétaire ,
ni à celui qui serait assez fou pour l'acheter. Un troisième fait un pom-
peux éloge des vertus de ses pilules végétales, qui, selon lui, guérissent
touteslesmaladies;àquoiileûtpuajouterunpetitcorrectif, c'estqu'elles
emportent le mal et le malade tout ensemble. Un quatrième, qui s'an-
nonce comme un type de désintéressement, avoue, de la manière la
plus délicate, qu'il désirerait trouver une femme possédant quelques
biens et qui voudrait unir son sort à celui d'un gentleman de moyen
âge, jouissant d'un petit revenu; et, en réalité, son revenu est telle-
ment petit, qu'il pouvait le nommer ainsi sans figures : quant à son âge,
il est aussi près que possible du terme auquel on peut raisonnablement
espérer de le prolonger. Ici , un digne citoyen offre quelques pipes de
vins provenant, dit-il, des plus célèbres crûs étrangers; et il est tout-
à-fait à même de parler de leur mérite, car ils ont été fabriques dans
ses magasins. Là, un honnête commerçant vend ses marchandises beau-
coup au-dessous du prix qu'elles lui ont coûté. Chaque ligne, enfin, où
le regards'arrète, prouve jusqu'à l'évidence qu'une partie de la nation
480
vit des dépouilles de l'autre , de même que telle espèce d'insectes est
dévorée par d'autres membres de celle grande famille, plus forts et
plus puissans qu'elle. »
Les brillans hussards anglais ne sont point épargnés par notre sati-
rique écrivain ; et il faut avouer que ce qu'il en dit n'est ni injuste ni
exagéré.
o Yolre ami fait partie d'une classe nombreuse de militaires, qui
s'imagine que les manières les plus efféminées ne sont point incom-
palibles avec les devoirs et les habitudes d'un bon soldat. En effet, les
officiers d'un des corps de l'armée sont cités pour leur recherche ridi-
cule et leurs goûts tapageurs. Ils mettent dans la forme, la tournure et
l'arrangement de leurs vèlemens, autant de savoir-faire et d'impor-
tance que la jeune fdle dans la parure de ses poupées. Et quel geiu'e
de costume! il est, j'en conviens, assez apparent et assez bizarre pour
attirer l'attention en temps de paix; mais il ne peut élre que fort in-
commode sur un champ de bataille. Du reste, l'impudence, l'absur-
dité, l'affectation, l'insolence , la vanité, l'égoïsme , un libertinage qui
alarme la pudeur des femmes honnêtes , le refus de donner satisfaction
aux maris qu'ils ont insultés, lorqu'ils regardent ceux-ci coujme leurs
inférieurs ; voilà quelles sont les qualités précieuses qui distinguent cet
honorable corps de l'armée. »
Les clubs de Londres les plus fameux sont caractérisés de la manière
la plus piquante, et notre terrible observateur se montre fort peu in-
dulgent pour ces lieux de réunion où nos voisins trouvent tout le com-
fortable de Vhomc, sans être forcés de supporter les nombreux incon-
véniens du foyer domestique.
« Le luxe énerve, dit l'auteur; c'est l'aliment d'un appétit maladif,
et, dans toutes les classes de la société , depuis les plus haulesjusqu'aux
moins élevées, on jjeut observer les ravages terribles que cause son in-
vasion. Le célibataire qui , au moyen d'une dépense modérée , jouit dans
une magnifique iiabitation, de tous les agréniens de la vie, sait que le
mariage ne peut rien ajouter à son bien-cire actuel ; et même, s'il veut
faire ce que l'on appelle un bon mari , il doit renoncer en partie à son
ancienne aisance; aussi continue-l-il , s'il est sage, à goûter solitaire-
ment son bonheur. L'homme marié, au contraire, va thercher dans
les clubs l'oubli des soucis et des anxiétés qu'entraîne souvent avec lui
le mariage; et , au milieu du luxe dont il est entouré, il perd de vue
les douleurs et les misères (le la vie de famille. Sa femme est amaigrie
181
par le chagrin , ses enfans gémissent , ses domestiques sont impertinens;
mais que lui iinporle tout cela, quand il peut trouver ici de joyeux
associés, et des serviteurs pleins de politesse? Aussi cet homme passe-t-il
la plus grande partie de son temps dans les clubs. Quelques uns , il est
vrai, y vont chercher autre chose que de vaines distractions ; mais le
résultat est toujours le même. L'existence des clubs n'accroît point les
relations sociales autant qu'on voudrait le faire croire. Un nouveau
membre devient l'associé de cinq cents autres; mais s'il n'a point de
droits particuliers à l'attention générale, il pourra dîner avec eux , dans
la même chambre, pendant une douzaine de mois, sans que personne
remarque le moins du monde sa présence. S'il s'affilie au Crockforcls
club ^ lespersonnagesdistingués avec lesquels il désire entrer en relation,
épuiseront sa bourse dans l'espace d'une nuit, de la manière la plus
gracieuse; mais qu'il se rencontre de nouveau avec elles , le lendemain,
et il se verra traité avec toute la morgue et l'impudence dont l'homme
de haute naissance croit pouvoir honorer ceux(iu'il regarde comme ses
inférieurs. Si par malheur i! a du génie, et qu'il désire entrer à VAthe-
nœii/n dans l'espoir d'augmenter sa réputation littéraire, il se verra en-
vironné dune foule de médiocrités , grandes et petites, qui sont trop
occupées elles-mêmes à faire valoir leur importance, pour faire le
moindre état du mérite d'un rival.
» A-t-il fait un voyage de quelques centaines de milles, il a droit de
faire partie du club des voyageurs^ où il rencontrera une nuée de tou-
ristes qui n'ont jamais visité les beautés pittoresques de leur propre
pays, mais qui, par contre, ont exploré les parties les plus inacces-
sibles du globe, et qui ont été témoins de tant de choses merveilleuses,
que notre nouveau venu ne pourra jeter le moindre intérêt sur ses
propres aventures , à moins qu'il ne fasse xx^^zs^g à\x privilège des voya geurs
dans toute l'extension que lui donnent les habitués de ce club.
i> PossèJe-t-il quelques chevaux de prix, et veut-il être ruiné dans le
moindre espace de temps possible, il doit devenir membre du club des
Jockeys, où il apprendra à dresser un cheval en peu de leçons et dans
toutes les règles de l'art moderne. Si c'est un brave officier, que sa pa-
trie reconnaissante a condamné à vivre, si c'est possible, avec une pen-
sion de demi-solde, il peut se faire recevoir à Cunited service club, où
chaque jour on lui servira une tranche de mouton accompagnée de
ses indispensables accessoires; tandis que, près de lui, desofficiers-géné-
¥
482
raux, qui n'ont jamais vu une bataille , se nourrissent de tout ce que la
saison peut offrir de mets succulens et recherchés.
» Est-ce l'auteur de mauvaises pièces qui ont eu quelque succès — un
écrivassier quifaitde la critique marchande — un chanteur a voix fausse
à qui l'on donne de gros appointemens — quelque misérable acteur
mieux rétribué encore — ; ou enfin tel patron généreux des fragilités de
coulisse et de toutes les médiocrités dramatiques; il trouvera naturel-
lement sa place dans le club de Garrick, où, en très peu de temps, il sera
initié^dans tous les mystères du mauvais ton et du mauvais goût, et
pourra dignement lutter en fine originalité avec Joe Miller.
» Mais si c'est un procureur sans licence^ ou bien un avocat sans
cause ; si c'est un honnête marchand retire, un artiste sans commandes,
un apothicaire sans malades, un courtier de marchandises avariées, un
faiseur de livres sans talent, un charpenteur d'insipides pièces de
théâtre, un clerc delà trésorerie, ayant une petite sinécure et de grandes
prétentions; enfin quelque individu que ce soit qui a un peu d'argent
à dépenser et peu de considération à perdre; ces honorables person-
nages seront reçus à bras ouverts au Clarence-club, où ils seront assaillis
par une avalanche de jeux de mots sans sel et de méchans calembourgs,
et ruinés en huit jours devant une table de whist, à douze sous ht partie. »
Nous ne pouvons résister au plaisir de citer en entier le passage sui-
vant, malgré son étendue ; c'est assurément l'un des morceaux les plus
remarquables du livre curieux que nous examinons. Il est relatif aux
brillans magasins de Londres , et à ces temples de l'intempérance
que les Anglais appellent avec beaucoup de jiistesse les palais de ge-
nièvre.
« La classe marchande de Londres se distingue par un goût effréné
pour les objets de parade. Voyez les boutiques qui s'étalent et resplen-
dissent dans cette rue magnifique. Quel luxe ! Que de moyens d'attrac-
tion ! Chaque art ne semble avoir d'autre but que celui de captiver les
yeux : jetez les yeux sur ces glaces d'une beauté merveilleuse , sur ces
miroirs éblouissans qui multiplient celte coûteuse splendeur. Que de
séductions derrière les fenêtres de cette riche boutique de joaillerie,
dans ces monceaux de châles précieux rassemblés sous la colonnade de
ce magasin qui n'a point de rival dans le monde. Chapeaux, draperies,
coiffures posliches, gravures, instrumcns de musique , tabatières, vais-
selle d'or et d'argent , porcelaines, cristaux , livres, sucreries, coutel-
lerie, enfin tous les objets de luxe ou d'un usage ordinaire , tout ce qui
483
peut charmer les sens ou exciter la gourmandise , s'est ici donné rendez-
vous de toutes les parties du globe, et se trouve exposé avec une telle
profusion, et d'une façon si attrayante, que l'étranger admire cette rue
comme une merveille, et que les habitans de Londres en ont fait leur
promenade favorite.
» Cependant ce luxe est une cause incessante de ruine. Neuf sur dix
de ces marchands à la mode deviennent, en peu de temps, des banque-
routiers. —
« Nous marchâmes quelque temps en silence, ajoute notre infatigable
observateur; et bientôt nous nous trouvâmes en face d'une maison dont
la façade déployait toutes les magnificences de rarchitecture corin-
thienne : une superbe horloge, dont le cadran était disposé de manière
à indiquer les heures de nuit comme pendant le jour, était placé au
haut de l'édifice; et un lustre de grande dimension et de la plus belle
apparence était suspendu au-dessus de la porte d'entrée. »
Une foule de gens du peuple était rassemblée aux abords de cet éta-
blissement. « Voici, dit mon compagnon, ce qui prouve mieux que
toutes les paroles, combien le goût de tout ce qui a l'apparence de la
richesse est répandu dans les plus humbles classes. C'est ici tout simple-
ment une maison de i^in. Tandis que le riche déguste le clai-et dans les
splendides appartemens de son club, l'homme pauvre vient boire son
genièvre dans une salle dont les meubles et les ornemens ont coûté
plusieurs milliers de livres sterling. Le raffinement a été poussé telle-
ment loin dans toutes les directions, que le malheureux qui passe sa
vie à balayer les trottoirs des rues , regarde comme indigne de lui
d'aller s'asseoir dans un cabaret ordinaire; il se rend an gin-palace , où
il lui est permis de s'enivrer pour une pièce de trois demi-pcnce.
— .Je ne puis concevoir, observai-je, comment les dispensateurs de
ce liquide favori peuvent retirer de leur commerce les moyens de suffire
aux immenses dépenses que nécessite tout le luxe dont ils s'entourent.
— Ils réalisent une fortune considérable en peu d'années, me ré-
pondit Méphistophélès; et je vais vous dire comment ils se comportent
pour arriver à ce but. La plupart d'entre eux possèdent dans quelque
coin oublié de Londres une bicoque sans apparence , dont ils font de
petites distilleries , et où ils fabriquent secrètement une immense quan-
tité du liquide spiritueux qui alimente les gin-palaces. En fraudant les
droits de sa majesté, ils peuvent vendre l'objet de leur commerce à un
prix beaucoup moins élevé que leurs confrères plus scrupuleux, ou moins
484
favorisés. Quelques vendeurs de gin sont plus honnêtes. Ils achètent
l'esprit dans loule sa pureté au distillateur, payent les droits avec la
dernière exactitude; mais ils falsifient ensuite la boisson légale avec les
plus dangereux ingrédiens. Ils ne frustrent point le roi de ses revenus ;
ils tuent tout simplement les sujets de sa majesté. Les profits des mar-
chandsdegenièvreproviennent donctoutà la fois, etdel'alléralion qu'ils
font subir à l'esprit pur, et des produits d'une fabrication illicite , et de
l'immense quantité de ce liquide que consomme la classe populaire.
L'iiomme qui a inventé le gin mérite l'immortalité. La poudre à canon
n'a point produit des effets comparables à ceux, qui sont dus à cet esprit
enivrant; la vapeur a moins de puissance. La découverte du moine
Bacon peut tuer de temps en temps quelques milliers d'hommes; mais
\e gin détruit les neuf dixièmes de la population pauvre de cette vasie
métropole. La vapeur peut se glorifier d une force de quarante chevaux,
mais rien ne résiste au gin; il règne partout où il pénètre. Examinez
celui qui s'adonne habituellement à cette boisson; on peut le recon-
naître sans peine. 11 a des traits cadavéreux ; il est couvert de haillons ;
il est en tous points misérable ; mais qu'est-ce que tout cela lui fait,
tant qu'il peut, pour la modique somme de six liards , s'abreuver à ce
qui est pour lui la source du bonheur? Le gin est sa nourriiure , son vê-
tement, sa félicité. Tant qu'il peut trouver dans sa poche quelque mon-
naie de cuivre, il ne manque, il n'est en peine de rien. Le buveur de ^m
quitte, le matin, sa couche où il a cherché vainement le repos, et dirige
ses pas à la hdte vers le gin-palace , où il rencontre une foule de malheu-
reux , qui, ainsi que lui, viennent retremper leurs sens dans l'oubli de
leur misère mutuelle. Tout, chez eux, porle les marques de la plus hi-
deuse pauvreté. Leurs joues sont jaunes , leurs lèvres décolorées , leurs
yeux ternes et creusés, et leurs regards offrent un inexplicable mé-
lange d'imbécillité, de finesse et de sensualité. La femme adonnée à
l'ivrognerie alimente son enfant avec du genièvre, et blasphème d'une
manière horrible quand le poupon a avalé une plus grande portion de
son breuvage favori qu'elle n'avait l'intention de lui en donner. Le por-
teur de charbon, dont l'aimable épouse a été trouvée morle, il y a huit
jours, par suite d'une consommation un peu irop forte de spiritueux, est
venu ici la larme à l'œil, et le chapeau entouré d'une apparence de
crêpe, calmer sa douleur avec un verre plein jusqu'au bord; son fils
est près de lui , et promet de marcher dignement sur les traces du res-
pectable auteur de ses jours ; et celui-ci , en faisant tousses efforts pour
485
fixer son individu sur la ligne perpendiculaire , déplore la perte de sa
chère moilié, et recommande à son jeune gars, que l'ivresse attaque
dc'jà, de ne jamais « se soùler. » L'honnête fruitière du coin , qui en-
seigne à tous les vagabonds du voisinage l'art de rançonner leurs maî-
tres , se moque des recommandations du médecin , et ne tarit point sur
les vertus du gin. Près d'elle un poissonnier irlandais est en colloque
intime avec un manœuvre, et, un peu plus loin, un gentleman aux
cheveux rouges fait remplir le verre de sa belle, dont les yeux malheu-
reusement en complet désaccord, cherchent à lui faire comprendre
tout le prix qu'elle attache à cette délicate galanUirie. Un personnage
assez remarquable est appuyé contre le comptoir; son habit noir montre
cruellement la corde ; ses souliers sont éculés , et son chapeau a pris des
formes tellement bizarres, qu'on ne le reconnaît que d'après le lieu
qu'il occupe; celui-ci est un gentleman quia vu de meilleurs jours. C é\.iy\t,
il y a quelques années, un respectable commerçant qui faisait un grand
nombre d'affaires; mais sa soif insatiable l'a amené à letat où il se
trouve actuellement. 11 vient de prier la dame du comptoir de lui faire
crédit d'un sou de gin, en déclarant sur son âme et sur son corps, qu'il
paiera sa dette dans la soirée; et comme celle-ci a été insensible à ses
prières , et lui a fait entendre un refus catégorique , il est occupé , en ce
moment, à résoudre dans sa tête un grand problème, savoir s'il mettra
fin à sa misérable vie par la corde , ou en se jetant dans la rivière. Telle
est la société particulière avec laquelle le buveur de gin se réunit tous les
matins: quarante fois dans la journée il renouvelle ses visites au gin-
palace, et toujours il le trouve rempli et composé de la même manière.
Quand le temple de sa dévotion est fermé, il se met, en trébuchant,
en quête de quelque abri où il puisse passer la nuit ; souvent il le trouve
au poste des watchmen', ou bien dans un trou humide, quelquefois
dans quelque renfoncement de porte , et le plus rarement dans un lit.
Un homme qui est adonné au gin est au-dessus des besoins du plus
sobre de ses frères. Le lendemain matin , il reprend le chemin qu'il a
parcouru la veille, et continue le même genre de vie, jusqu'à ce que sa
place soit remplie par un autre. L'existence d'un buveur de gin n'est
rien moins que variée ; c'est le gin depuis le commencement du chapitre
jusqu'à la conclusion. »
L'auteur de ce roman philosophique n'a pas décrit avec moins de
talent la visite que fait son héros aux Brocken Mouiitnins sous la con-
duite de Méphislophélcs. Après avoir peint de la manière la plus origi-
48G
nale et la plus fantastique le monde surhumain de ce séjour infernal,
il continue ainsi : « Une troupe de diables paraissait plus loin se livrer
aux amusemens d'une mascarade. L'un d'eux était un gros person-
nage revêtu des ornemens épisco].^aux , un autre avait pris la robe et
les manières d'un respectable juge, et un troisième se pavanait sous
l'uniforme éclatant d'un major-général. Il y avait dans cette foule une
multitude de tètes couronnées. Ici un prétendu patriote se déclarait à
haute voix l'ami du peuple , s'élevant avec violence contre les taxes,
les gouvcrnemens et les lois, jusqu'à ce qu'une pension raisonnable
vint le changer en un chaud défenseur de ce qui , il n'y a qu'un instant,
faisait l'objet de ses récriminations et de ses mépris. Plus loin , un
pieux fanatique menaçait d'une éternelle damnation un auditoire qui
semblait profondément endormi. Un grave puritain faisait, près de là,
l'éloge de la tempérance devant un cercle de visages enluminés. Une
société d'avocats chassait avec mépris un de ses membres parce qu'il
était trop honnête, et, d'un autre côté, une assemblée de docteurs se
tirait aux cheveux, après avoir longuement débattu le point de savoir
lequel d'entre eux avait tué le plus grand nombre de malades. Enfin, il
y avait là des législateurs errans, des théologiens criailleurs, des phi-
lantropes égoïstes, des philosophes superficiels, des politiques théori-
ciens, ainsi que des charlatans , des imposteurs et des fourbes de toute
espèce. » Nous prenons ici, à regret , congé de l'auteur de ce livre re-
marquable dont les observations ne s'appliquent point seulement au
pays qui les a inspirées.
IL B.
THÉÂTRES ASIATIQUES
JPu îirrtm( sanscrit.
(second AnTICLK. )
I.
Quittons les brillantes et gracieuses compositions Je Ivalidasa , pour arriver
à un drame en sept actes, qui peut-être est unique dans le théâtre des Hin-
dous. Cette pièce iutitulcc Moudra Rakchasa, ou l'Anneau de llakchasa, est
487
attribuée au prince Visakhadatta, qui paraît avoir vécu vers le commencement
du treizième siècle. C'est une comédie politique , d'autant plus intéressante ,
que tous les personnages en appartiennent ù l'histoire. On n'y rencontre ni un
seul rôle de femme , ni la plus petite scène d'amour. C'est une pièce de haute
intrigue, où Vhabileté, telle que l'entendent nos hommes d'Etat modernes,
est mise en œuvre d'une manière fort remarquable. Il est , sans contredit^ très
curieux d'assister à la lutte politique de deux ministres, ennemis mortels, qui
n'épargnent ni la ruse, ni l'espionnage, ni le mensonge, ni même les niovcng
les plus violcns pour venir à bout de leurs fins , et qui , ainsi que s'exprime
l'auteur indien , « sollicitent lesfaveur^ de la fortune jlottante et irrésolue, de
» même que deux puissans e'icphans se disputent les amours de leur jeune
» compagne, incertaine dans son choijc. » 11 y a dans ce drame sanscrit des
leçons et des maximes à l'usage des nouveaux Olivarès, et il prouve jusqu'à
l'cvidencc que les doètrines de Machiavel n'avaient pas , même de son temps ,
le mérite de la nouveauté.
Le Moudra Rahchasa a acquis tant de célébrité dans l'Inde, qu'un savant
Brahmane a voulu en faire, à l'aide de commentaires, un traité complet de
haute politique. Mais, malgré le respect extraordinaire dont elle a été entou-
rée, cette œuvre du prince Visakhadatta ne saurait entrer en comparaison ,
pour le mérite littéraire , avec celles des maîtres de l'art dramatique indien.
C'est, du l'esté, une peinture fort curieuse des mœurs politiques des Hindous,
au treizième siècle , et , sous ce rapport, elle doit avoir beaucoup d'intérêt
pour les lecteurs européens.
L'action de cette pièce est des moins compliquées, et l'intrigue tout entière
repose sur la tète de deux personnages. Un Brahmane, nommé Tchanakva, qui
a reçu un affront sanglant du roi de Patalipoutra, a juré de ne point renouer
la tresse de sa chevelure avant d'en avoir tii-é une vengeance éclatante. Il a
forme , à cet effet , une ligue terrible de princes étrangers contre son royal
ennemi , qui est attaqué à l'improviste dans sa capitale, et bientôt mis à mort.
Tchanakya a placé la couronne du roi Nanda sur la tête de Tchandragoupta,
fils du général de l'armée coalisée j et lui-même il devient le premier ministre
6- le directeur spirituel du nouveau souverain de Patalipoutra.
Le ministre de l'ancien roi, nommé Rakchasa , est sorti du royaume et
travaille , dans une cour étrangère , contre la dynastie nouvelle et son mi-
nistre. Celui-ci , de sou côté, qui a apprécié la noble conduite de son adver-
saire , n'épargne aucun soin pour l'attacher à sa cause.
Dès l'introduction do la pièce, le caractère de Tchanakya est mis en scène
d'une manière vive et frappante. C'est bien là ce Brahmane superbe qui a en-
veloppé une race de rois dans un réseau de mort, pour une blessure faite à sa
vanité.
« Tout le monde, s'écrie-t-il dans un monologue où il explique les motifs de
48B
ia conduite et ses projets pour l'avenir, sait que j'avais juré îa neric de Nan-
da, et que je lui ai donué la mort. Mon serment doit être accompli jusqu'au
bout, et rien ne saurait m'arrêter — Oui, que l'on apprenne que les feux de
ma colère, pareils à l'incendie d'une forêt, s'éteignent faute d'ulimens, et non
par lassitude. La flamme de mon juste ressentiment a consumé toutes les bran-
ches qui ornaient la tige de ce Nanda , abandoinié des prcircs et du peuple !
Elle a enveloppé l'aibre qui soutenait l'orgueil de ses conseils ; elle a couvert
dos niiapes du chagrin, ce ciel riant, où brillaient tant d'astres bienfai^ans qui
répandaient sur mes ennemis la lumière de l'amour. Qu'ils triomphent donc
mainlenant ceux qui, naguère, les yeux baissés, le cœur soulevé d'indigna-
tion mais comprimé par l'effroi, ont vu mon déshonneur, quand, airachc
de mon siège, chasse de la salle du banquet, j'ai été insulié, mais non abattu !
Aujourd'hui, ils me voient fouler aux pieds Nauda, et lui enlever son royaume
tel que le lion qui va chasser le royal éléphant de la cime du mont, où, depuis
lonp-lemps , il siégeait comme sur un tiône. Mon vœu est accompli I Mais i
faut que la fortune de mon protégé prenne des racines aussi fortes que celles
que le lotus odorant jette dans le lac où il est né. Que les fruits de mon amitié
et de ma haine soient égaux ; et que mes amis et mes ennemis confessent que
je puis aussi bien élevei qu'abaisser un trône. »
On sent, en lisant ce beau monologue, qu'un homme de la trempe de Tcha-
nakva était à la hauteur des évènemens terribles dont il a été l'agent, et
qu'il n'a dû reculer devant aucun moyen pour airivcr à son but. Mainlenant
il se présente à nous sous un autre jour. I^a violence n'est pas, entre ses mains,
l'arme la plus redoutable; il manie aussi la ruse avec une étonnante habileté,
et ses coups , dirigés dans l'ombre, n'en sont que plus sûrs. Il est parvenu à
inspirer à Rakchasa des doutes sur la fidélité de ses amis les plus éproiivés j il
l'a entouré d'espions, a gagné ses émissaires. Enfin des agens actifs le mettent
à même de réaliser à l'instant ses astucieux calculs, et de connaître les plus
secrets desseins de son ennemi. « J'ai, dit-il, des espions au dehors, au dedans:
sous différens déguiscmcnsj ils parcourent le royaume, habiles à parler toutes
les lanpues, a prendre toutes les manières, adroits à montrer du zèle pour
l'un ou l'autre parti , suivant l'occasion. Ici, mes agens, exercés dans toutes les
ruses fins et cauteleux , ;e mêlent assiduement au milieu du peuple de la ca-
pitale • ils le font parler , et notent , dans la multitude , les amis secrets de
Nanda et de son ministre .... « On voit que la police n'/lait point trop mal
dirigée dans les Indes , au treizième siècle , et (pie la science politique a fait
depuis lors, à cet égard , très peu de progrès. C'est au point qu'on prendrait
le drame indien pour un plagiat , si son antiquité n'était pas bien constatée.
On sera peut-être curieux de connaître la manière dont il était servi par ses
agens ; en voici un exemple.
4Ô9
TCHANAKYA .
Que disent les habitans ? comment sont ils disposés?
MPOUNAKA.
Votre excellence a fait droit à toutes leurs plaintes, de manière qu'ils ne
peuvent manquer de s'altacher à l'heureux Tchandragoupta Cependant
il y a , dans la ville, trois hommes altachcs peisonnellcment au minisire Rak-
chasa , c*m ne peuvent supporter la prospérité de sa majesté.
TCHANAKYA.
Ils sont donc fatigués de vivre! Qui sont-ils?
MPOUNAKA.
Le premier est un mendiant Bouddhiste.
TCnANAKYA.
(A pari.) Un mendiant Bouddhiste.... Excellent I (haut) Son nom?
KIPOUNAKA,
Djivasiddhi.
TCHAKAKYA.
(A pail.) C'est mon propre émissaire, (haut) Bien... Après?
MPOUNAKA.
Un ami particulier de Rakchasa , le greffier Sacatadasa.
TCHANAKYA.
(A part.) Un greffier! la chose est peu importante- cependant, il ne faut
point mépriser un ennemi , quelque humble qu'il [soit. Il a été noté et Sid-
hartaka a été attaché à lui eu qualité d'ami, (haut) Le ti'oisième ?
MPOUNAKA.
C'est encore un ami de Rakchasa, un habitant de Pouchpapoura, prévôt des
joailliers, nommé Tchandanadasa. C'est dans sa maison que îe ministre a laissé
sa femme, lorsqu'il a fui de la cité.
TCHANAKYA.
(A pari ) Cet homme, en effet, doit être son ami. Ce n'est qu'à une personne
qu'il pouvait estimer comme lui-même, que Rakchasa a du remettre un si pré-
cieux dépôt, (liant) Comment sais- tu que l'épouse de E.akchasa a été confiée à
Tchandanadasa ?
MPOUNAKA.
Ce cachet vous l'apprendra.
Tchanakya prend le cachet et y lit le nom de Rakchasa : « Rakchasa s'écrie-
t-il , est en mon pouvoir. »
Tel est l'anneau qui a donné son nom à la'pièce qui fait l'objet de cette analyse
et sur lequel va rouler dorénavant toute la péripétie du drame.
Cependant le ministre Rakchasa, retiré à la cour du roi Malavakétou ne
reste point, de son côté, inactif. Ses émissaires, chargés de trésors travaillent
à la perte de Tchandragoupta , en fomentant de toutes pans des haines contre
2. 33
490
lui. Il se sert même , pour parvenir à le renverser du trône , de moyens beau-
coup moins détournés. Après avoir essayé de faire périr Tcliandragoupta sous
l'arc de triomphe élevé à la porte du palais, le jour où la couronne de Nanda
a été placée sur sa tête, il séduit son médecin, qui lui prépare un breuvage
empoisonné; puis il envoie des gens qui s'introduisent dans sa chambre pour
l'assassiner : mais la vigilance de ïchanakya met en défaut tous ces odieux
projets. Il est curieux d'entendre Kakchasa se plaindre naïvement de la non-
réussite de SCS mauvais tours :
« — Toujours de même, s'écric-t-ill... La fortune sert en tout le cruel
Tchandragoupta... Quand j'envoie un messager de mort qui doit lui porter
un coup assuré , elle l'emploie contre son rival qui l'aurait dépouillé de la
moitié de son royaume. Les armes, le poison, la ruse, tout tourne en sa
faveur contre mes serviteurs et mes amis. Ainsi , tout ce que j'imagine pour
renverser son pouvoir, ne sert, contre mon attente, qu'à son utilité. »
Cependant une brouille survenue entre Tchandragoupta et son ministre,
au sujet d'une fête que celui-ci avait contremandce sans prendre l'avis du roi ,
semble favoriser tout-à-coup les menées de leur implacable adversaire. Rakcha-
sa , en politique consommé, profite de cette discorde pour rassembler un corps
d'armée qui , sous le commandement du roi Malayakétou , doit servir à dé-
trôner Tchandragoupta.
Mais Tchanakya a dont la politique, dit l'auteur du drame, est aussi cer"
taine que les décrets du destin , a encore ici joué l'ancien ministre.
Toute cette querelle, dont on avait fait tant de bruit, n'était qu'une ruse
arrangée entre le prince et Tchanakya , pour attirci" E.akchasa dans un piège.
Muni de l'anneau de Rakchasa , le brahmane Tchanakya a , sans perdre
de temps, fait tomber entre les mains de Malayakétou, qui était prêt à se
mettre en marche avec l'armée coalisée , une lettre adressée à Tchandragoup-
ta, et dans laquelle Piakchasa est supposé l'informer des projets d'attaque qui
vont être dirigés contre lui ; l'anneau de ce ministre vient à l'appui de ce
message, et Malayakétou , persuadé que Rakchasa le trahit, se prive , en se
séparant de lui , de son appui le plus ferme et de son arme la plus dangereuse.
Aussi son armée est vaincue par les troupes de Tchandragoupta, et, par suite
des mesures les plus habiles, Tchanakya fait surprendre llakchasa au moment
où il quittait le camp de Malayakétou qu'il avait voulu suivre.
Ces deux ministres^ malgré leurs longues haines, ne peuvent s'empêcher de
t& rendre justice au moment où ils se rencontrent pour la première fois.
« — Ce doit être lui-même , dit Rakcliasa en approchant de son heureux
adversaire , le vil, ou plutôt , avouons-le , le sage Tchanakya, mine inépuisable
desavoir, mer profonde, riche des plu^ brillantes pierreries... que l'envie ne
mc fermff pas les yeux sur son mérite !
» — Voila doue, dit à sou tour Xchuuakya, celui dont les inimitiés ont si
491
long-temps tenu en haleine les amis de ïchandragoupta , qui les a condamnés
à des nuiis sans repos, et leur a causé tant de fatigues et de tourmens I {1\ se
découvre.) Salut, ministre , soyez le bien-venu; Tchanakya vous rend ses
hommages. »
Deux ennemis qui s'estiment ont bientôt déposé leur animosité en se rappro-
chant; aussi Rakchasa, louché de l'accueil qu'il reçoit de ceux à qui il a voulu
faire tant de mal, et voulant reconnaître leur générosité, met enfin sa personne
et ses conseils au service du roi Tchandragoupla. Tchanakya lui remet le poi-
gnard, marque de la dignité ministérielle , et ce brahmane tout à l'heure si
implacable et si terrible, déploie, à la fin de la pièce, le caractère Je plus
noble , le plus généreux et le plus désintéressé.
Ce dénouement, tout-à-fait inattendu , excuse en partie la donnée fort peu
morale de ce drame , et est un correctif nécessaire des leçons peu orthodoxes
qui s'y trouvent disséminées, et dont je vais donner un exemple en terminant
cette analyse. Ce sont des conseils qu'un favori adresse au roi son maître , sur
la conduite que doivent tenir les princes lorsqu'ils sont sur le trône.
a Veuillez considérer, dit-il, que ceux qui gouvernent les royaumes, quand
il s'agit d'amis, d'ennemis , de personnes neutres, ne doivent se conduire que
par des raisons d'Etat, et non par ces motifs d'affection privée qui poussent les
hommes ordinaires vers l'amour ou la haine... Daignez réfléchir que cette sa-
gesse des hommes d'Etat fait tour à tour un ami d'un ennemi, de même qu'elle
change l'amitié en haine. Comme si nous entrions alors dans une seconde nais-
sance, tout le passé doit s'effacer de notre souvenir. C'est , pour la mémoire,
un fardeau inutile; il faut oublier les actes précédens comme s'ils appartenaient
aune vie plus ancienne »
Ces maximes, comme on le voit, ont du moins le mérite de la franchise,
si elles n'ont point celui de s'accorder avec les principes d'une morale sévère.
Quoi qu'il en soit, il nous semble qu'on ne saurait refuser avec justice, à l'auteur
du Hloudra Rakchasa , un grand talent d'observation , une connaissance pro-
fonde du cœur humain; enfiu un style nerveux, pleiu d'énergie , et parfaite-
ment approprié au genre d'intrigue qui fait l'intérct de son oeuvre.
II.
Nous avons essayé, dans notre premier article , de caractériser le génie du
poète indien Bavabhoùti, et de signaler les émineates qualités qui font de ses
ouvrages des modèles dignes d'être offerts à l'attention de l'Europe. jNous ne
croyons point devoir insister davantage sur le mérite de ce grand dramatiste,
qui sera d'ailleurs mieux apprécié par les citations qui vont suivre , que par
tous les éloges qu'on pourrait en faire. La pièce de Malati et Madhava est ,
saus coatiedit, le chef-d'œuvre de Bavabhoùti; ce drame est en dix acles.
33.
492
Bhourivasou, ministre du roi d'Oudjaïn, et Dévarata , ministre du roi de
Vidharba, étaient convenus, lorsque leurs enfans étaient encore en bas âge, de
cimenter par leur union une vieille et constante amitié. Malati et Madhava
avaient crû, depuis lors, en grâces et en beauté, et les projets de leurs parcns
paraissaient être sur le point de se réaliser , lorsque le roi fit signifier à Bhou-
rivasou, le père de Malati , son intention de donner sa fille en mariage à son
favori Nandana , personnage vieux et laid. Le ministre^ craignant d'encourir le
déplaisir de son maître, n'ose point refuser ouvertement ce parti j mais il se
concerte avec le père de Madhava , et une vieille prêtresse, nourrice de Ma-
lati et confidente des deux ministres, pour mettre obstacle à cette union dis-
proportionnée.
Dans cette vue , Madhava est envoyé à Oudjaïn, où se trouve Malati , sous
le prétexte de finir ses éludes. C'est là que les deux jeunes gens se rencontrent
pour la première fois, et qu'ils demeurent violemment épris l'un de l'autre :
c'est à cette période de l'histoire, et immédiatement après leur première en-
trevue , que la pièce commence. La première scène , qui se passe entre la
vieille prêtresse et une de ses pupilles, amène , d'une manière fort naturelle,
le récit des évènemens antérieurs.
Madhara paraît ensuite avec son ami Macaranda, espèce de Mercutio, à qui
il raconte en ces termes tous les incidens de son entrevue avec la fille de
Bhourivasou :
« Tout-à-coup sortit du temple une jeune beauté... Sa démarche , quoique
imposante, était cependant aussi gracieuse que les mouvemens de la bannière
que l'amour agite en triomphe sur le monde prosterné. Sa suite annonçait un
rang distingué. Son vêtement avait cette élégance qui sied si bien à la jeunesse.
Sa beauté semblait divine; ou plutôt, à son éclat, on aurait dit la déesse elle-
même de ce temple. Pour former ses charmes , on avait sans doute réuni tout
ce que la nature offre de plus parfait, et Kàma (l'amour) lui-même était son
créateur... Sa taille était aussi délicate que la tige du lotus; son front aussi
blanc que l'ivoire le plus poli, que les rayons argentés de la lune; et , chacun
de ses gestes, en attestant son aimable complaisance pour les désirs de ses fem-
lîU'S montraient aussi son indifférence pour elle-même Quelles paroles
pourraient peindre ce que signifiaient ses regards ! L'amour se lisait dans ses
veux aussi beaux que le lotus. Quelle fermeté capable de résister à cette chaste
expression delà nature, animée quoique muette? J'ai tenté leur puissance, et
ces rcpards d'amour , brillant d'un mol abandon et d'une douce timidité , ont
ravi à jamais mon cœur. Tout percé de blessures, ils l'ont enlevé loin du sien
qui le défendait. N'osant croire à mon bonheur, je cherchais a deviner ses sen-
timens sauslaisser voir les miens, quoique tout mon corps partageât mon émo-
tion. Alors j'ai repris mon travail, et je tressai ma guirlande affectant d'en être
fort occupé, taudis qu'elle se retirait suivie de sci femmciet d'une garde d'eu-
493
nuques armes de bâtons et de javelines. Un éléphant magnifique a reçu la
jeune beauté et la portait vers la ville. Pendant la marche , do même que le
Ivs tourne sur sa lige délicate , sa tête aussi se tournait vers le bosquet de Kâ-
madéva, et, de ses tendres paupières , elle lançait, en se retirant, des traits
trempés de poison et d'ambroisie.... Mon cœur les a reçus.... Un feu brûlant ,
un froid mortel se sont répandus tour i tour, depuis ce moment, par tout mon
corps. C'est avec peine, c'est à travers un épais nuage que j'aperçois les objets
présens; le passé s'efface de mon souvenir. Les rayons de la lune , ou l'onde
glacée du toirent ne sauraient calmer la fièvre qui consume mon corps, tandis
que mon urne, entraînée dans un tourbillon continuel, ne peut connaître le
repos. »
Malati, de son côté, n'a point été insensible aux regards passionnés du fils de
Dcvarata, et l'amour s'est aussi allumé dans son cœur. — « Son corps est fati-
gue comme la tige brisée d'un lotus • les prières les plus pressantes de ses com-
pagnes sont impuissantes pour l'arracher à sa langueur; ses joues, pâles comme
le plus pur ivoire, ressemblent à une lune sans taches. » Cependant, un por-
trait que Malati a fait de mémoire de celui dont elle ignore le nom, et dont
s'est emparé une de «es suivantes, tombe, par les soins de la prêtresse, entre les
mains de Madhava. Le jeune amant trace, à son tour, sur la mcm;-: tablette, le
portrait de Malati, et la lui renvoie après y avoir écrit quelques vers passion-
nés. Cet incident accroît encore leur passion mutuelle, qui, désormais, ne
doit finir qu'avec leur vie. Cependant le roi d'Oudjaïn presse la conclusion de
l'alliance qu'il a projetée entre son favori et la fille de son ministre; celui-ci
a consenti, et a ordoimé à Malati de se préparer à cet hymen. La prèti'essc
avertit Madhava, et lui ménage une entrevue avec son amante dans un jardin
public; mais au moment où celle-ci avoue son amour en rougissant , un cri
terrible se fuit entendre. Un tigre furieux s'est échappé du temple de Siva ; le
peuple fuit de toutes parts. On apprend au même instant que Madayantica ,
jeune sœur de Nandana et amie de Malati , couit le plus grand danger; mais
Macaranda, l'inséparable ami de Madhava , vole au secours de la jeune fille ,
et tue le tigre. Lui-même est blessé et amené sans mouvement sur la scène;
mais bientôt j1 est rappelé à la vie par les soins des femmes de Madayantica ^
et celle-ci , comme cela est de lègle sur tous les théâtres , s'éprend d'amour
pour son hbéialeiir.
Cependant, les préparatifs du mariage de iMalali et de Nandana sont termi-
nés ; la jeune fille, livrée au plus violent désespoir, a éloigné ses femmes, et,
seule, elle \a rêver tristement dans les jardins de son père. Fatiguée d'érao •
tions, elle se laisse tomber, et s'endort dans un endroit écarté. C'est non loin
de là qu'errait en ce moment un magicien terrible nommé Aghoraghanta. Ce
magicien, prêtre du temple de Chamônda, la déesse de la mort, cherche une
victime qu'il veut offrir eu sacrifice à la terrible divinité. Il aperçoit Malati
494
endormie, et l'enlève. Il fait nuit ; nous sommes transportés au temple de
Chamùnda , près du cimetière de la ville. Près de là le torrent fait entendre ses
sourds gémisseraens , et la voix luf[ubre des cliakals semble convier la nature
à un festin de mort. Du sein des forêts enveloppées dans d'épaisses ténèbres ,
sortent, comme du fond des tombeaux, les accens plaintifs de l'oiseau de nuit.
Le temple s'ouvre, et le redoutable Aghoraghanta, suivi d'une de ses pupilles
qu'il a instruite dans tous les secrets de l'art magique , et dont l'ame est aussi
impitoyable que la sienne , s'avance, à la lueur d'une torche funèbre , vers
l'autel de la déesse de la mort. Malali paraît, ornée comme une victime, et les
magiciens font leurs effrayans préparatifs. Aghoraghanta tourne rapidement
autour de la vierge destinée au sacrifice, et s'écrie : « Salut ! salut ! Cliamôn-
da I Puissante déesse, salut! gloire à tes jeux, lorsque, dans la danse qui ravit
de plaisir la cour de Siva, ton pied frappe en cadence le globe de la terre ! Sous
ton poids chancelle la tortue au large dos qui la soutient. L'œuf de Biahma
(le monde) tremble et frémit, et dans un vaste abîme qui s'entr'ouvre, se préci-
pitent en tumulte les sept océans. La peau d'éléphant dont tu es parée, tombe
flottante jusque sur tes pieds Tes doigts lotit tourner le croissant de la lune
qui orne ton front: de ses bords déchirés tombent des gouttes d'ambroisie, et
les crânes qui forment les pierres précieuses de ton collier, semblent, en les
recevant, sourire et revivre.... Les esprits qui t'accompagnent tremblent et
l'applaudissent. Les montagnes s'affaissent sous les coups de ton bras, ce bras
puissant, qu'environnent et pressent de leurs énormes replis de noirs serpens
dont la tête se redresse, et vomit à la fois des flammes et des poisons. Quand
tu tournes ta tête redoutable, l'œil menaçant, qui brille au milieu de ton front,
trace un cercle de feu qui environne les sphères. Le dieu que ses trois yeux
distinguent, triomphe en embrassant sa belle épouse. Il s'effraie en te voyant
tressaillir aux cris discordans des génies qui chantent tes louanges Oh!
puisse cette danse nous procurer toutes les grâces, tout le bonheur que nous
pouvons désirer ! »
Il y a dans cette invocation et cette danse infernale, quelque chose qui jette
dans l'âme une horreur indicible. Bavabhoùli n'est point inférieur nu Dante,
dans ce genre de peinture, Il a de ces expiessions qui remuent profondémea
l'âme, et l'entraînent dans les abîmes sans fond de sa pensée. Cette scène a
beaucoup de rapport avec celle des sorcières, dans Macbeth] mais elle a quel-
que chose de moins vil , et par conséquent bien plus d'effet , et la victime
qu'elle éclaire y ajoute un nouvel intérêt d'épouvante.
Cependant, Madhava, poussé par son désespoir, erre, en ce moment môme,
in milie\i des tombeaux j il a résolu de se donner la mort, et de s'offrir en
sacrifice à Chamônda, pour obtenir la vie et le retour de Malati, dont il ignore
le sort. Au moment où il s'approche du temple de la terrible déesse, il entend
495
un cri de df^tresso, et croit reconnaître la voix de son amante. Il s'élance au
seuil du temple.
MALATi (au pied de l'autel).
Ahl père insensible , celle dont tu voulais te faire un instrument de faveur
auprès du roi , t'est maintenant ravie à jamais ! Oh , ma mère chérie ! toi aussi,
tu as été frappée bientôt par le jeu cruel du destin. Vénérable prétresse! vous
qui ne viviez que pour Malati , vous dont tous les soins étaient consacrés à mon
bonheur, votre tendre affection vous a préparé un chagrin éternel. Aimable
Lavangika , ô ma sœur I tu ne m'as vue que dans un songe I
MADHAVA.
Oui , c'est elle-même ! comme elle tremble sous ces vêtemens de victime , et
cette guirlande teinte de sang, exposée à la rage de ces indignes magiciens!
elle ressemble à un faon timide au milieu des loups affamés... Malheurepse
fille de Bhourivasnu ! hélas! qu'il est terrible et impitoyable le destin qui pré-
sida à ton existence !
KAPALACONDALA (la prêtresse).
Allons, aimable enfant, pense encore une fois à celui qui fut tou bien-aimé j
la mort t'en empêchera bientôt.
MALATI.
Cher Madhaval ah ! ne m'oublie pas , quand je ne serai plus. Celui-là n'est
pas mort, qui vit dans le cœur de ceux qui l'aiment.
KAPALACONDALA.
Oh î l'amante de Madhava deviendra une colombe fidèle. Mais trêve de
paroles : le temps nous est précieux !
AGUORAGHANTA ( levant soD glaive ).
Céleste Chamônda , reçois cette victime que je te dévoue et te donne sans
réserve !
MADHAVA (s'élançanl et saisissant Malati).
Méchant magicien , tu vas mourir !
MALATI.
Ah ! sauve moi !
(Elle serre son ami de toutes ses forces. )
MADHAVA.
Ne crains rien, ma bien-aimée , Madhava est près de toi... Ah! cesse de
trembler ainsi ; ce scélérat va recevoir de ma main la récompense de son crime.
AGUORAGHANTA.
Pauvre enfant î pareil au cerf qui veut arracher sa femelle aux griffes du
tigre, tu viens chercher la mort, en troublant par ton approche le plus samt
des sacrifices. Le sang qui va s'échapper de ton tronc décapité, sera olfert en
expiation à la mère de tous les êtres.
En ce moment, on entend la voix de gens envoyés à la recherche de Malati ;
406
après l'avoir placée en sûreté près d'eux , Madliava revient combattre le Ma-
gicien et lui fait expier son crime.
Ce combat a lieu derrière la scène , et ce n'est que par les paroles de ven-
geance qui s'échappent de la bouche de la prêtresse qu'on apprend la mort
d'Aglioraghanla.
Cette belle scène , par laquelle on croirait que le drame doit finir , n'est que
le prélude de plusieurs autres; car nous ne sommes qu'au miliou de la pièce.
C'est là le défaut réel de l'œuvre de Bavablioùti , et il a fallu tout le génie de
ce grand poète pour jeter de l'intérêt sur les incidens qu'il met de nouveau en
scène. Il semble que, par suite de la répugnance que les spectateurs Hindous
éprouvent pour t )ut ce qui est véritablement tragique , l'auteiir de ce drame
ait voulu faire oublier les émotions douloureuses qu'il vient de produire dans
tous les cœurs.
Cependant, tout se prépare de nouveau pour la célébration des noces de
Maîati et du favori du prince. Malati est conduite au temple, où elle doit se
revêtir de ses vêtemens de fiancée. Mais la vieille nourrice de la fille do Bhou-
rivasou a trouvé un moyen fort plaisant d'empêcher ce mariage. Elle fait
revêtir Macaranda, le joyeux compagnon de Madliava, des habits de la mariée,
et celui-ci est conduit en grande pompe au palais de Nandana , à la place de
Malati. Mais la mâle apparence et les brusques réponses de la fiancée n'ont
point tardé à faire découvrir la mystification ; et la garde du prince s'est em-
parée de Macaranda. A cette nouvelle^ Madhava qui a eu , pendant ce temps ,
une entrevue avec Malati , quitte son amante pour voler au secours du pri-
sonnier. Alors la vindicative magicienne, qui épiait depuis quelque temps l'oc-
casion de trouver Malaii sans protecteur, se jette sur la jeune fille et la place
de force sur un char aérien : « Où est-il , votre amant , s'écrie-t-elle , l'assassin
du saint Pontife? Qu'il vous sauve, maintenant, s'il le peut! Pauvin; oiseau
de la forêt! le vautour décrit autour de toi des cercles immenses et t'aura
bientôt enlevée sur les hauteurs de la montagne. » Mais en ce moment la prê-
tresse Sodamini qui, par ses austérités, s'était acquis les plus puissans pouvoirs
surnaturels, s'avançait dans les airs sur son char magique, et descendait sur
les monts Vindyas que l'auteur indien décrit ainsi :
« Que cette vue est immense ! des montagnes, des rochers, des villes, des villa-
ges, dcsboisctdcs lori-ensdont l'onde éblouit les veux. Là, le Para elle Sindhou
promènent leur cours tortueux au milieu des tours, des temples, des remparts,
des portes et des colonnes d'Oudjaïn. Cette ville, léfléchie par les eaux trans-
parentes, semble comme renversée ; on diiait une cité tombée du ciel. Ici
coule en se jouant le capricieux Lavana , arrosant d'aimables bosquets , rafraî-
chis par les pluies du matin : c'est là que la jeunesse d'Oudjaïn trouve d'agréa-
bles abnsj que sur l'herbe encore brillante des gouttes de la rosée, la vache
vient, en broutant, promener sa traînante mamelle. Ah! comme les rives du
497
Inrgc Sindliou retentissent avec fracas sous les efforts du courant qui les mine:
pareil à la voix des nuogffs qui portent le tonnerre, le bruit s'en répand au
loin ; et tel que le cri de Ganésa , {^rossi par les échos des vastes cavernes , il
va se propa(^eant sur les hautcui^s. Ces montagnes couvertes d'épais bouquets
de sanùal odoiant et d'arbres chargés de fruits, rappellent à l'esprit celte
autre chaîne majestueuse qui s'étend vers le niiJi , où l'impétueux Godàvari
s'élance à travers les ombres noires des forêts qui le bordent et qui retentissent
du bruit de ses ondes furieuses... Cette montagne présente en vérité une scène
délicieuse : les hauteurs en sont noircies par les nuages pluvieux, et le paon
fait retentir les bosquets de ses cris de joie. Ces roches massives sont couvertes
de berceaux touffus , dont l'obscurité semble animée par les nids innombrables
des chantres de l'air. Le cri sourd et inarticulé des jeunes femelles de l'ours se
prolonge au milieu dos cavernes... Il est midi ; le vanneau quitte sa retraite
favorite pour aller chercher l'ombre de l'humble casse. Le pélican , qui vient
de se rassasier du fruit acide de l'Asmantaka, court maintenant se plonger
dans les ondes du fleuve. La gelinotte haletante glousse sourdement dans sa
retraite; et , plus bas , dans les broussailles , la poule sauvage répond aux doux
murmures de la colombe plaintive... »
Le désespoir de Madhava , lorsqu'il apprend le nouvel enlèvement de sa bien-
aimée, est décrit avec un grand talent par Bavabhoûti. Le malheureux arjiant,
dont la raison a été un instant égarée, est enfin ramené au sentiment de ses
mallieurs : « Qui éveille , dit-il, encore mes sens à la douleur? Le vent qui
disperse dans le ciel ce^ sombres nuages , n'aurait donc su compatir à mes
peines, en me laissant jouir de mou sommeil?... Salut donc , brise de l'Orient !
chasse les nuages qui versent une ondée vivifiante ; impose silence aux cris du.
paon et change en pierres les boutons du Kétaka. Quelque temps , l'amant
séparé de son amie , avait perdu le sentiment et oublié ses maux; tu rappelles
son âme à un cruel supplice; sois donc satisfaite... brise céleste, porte avec les
parfumsdont tu dépouilles la fleur du Cudàmba, porte à mon amante la vie
de Madhava... »
Heureusement Malali n'était point perdue à jamais, et elle vient bientôt
elle-même rendre le bonheur à son ami , grâce à la prêtresse Sodamiui , qui l'a
arrachée des mains de la magicienne. La pièce se termine par un double
mariage.
Celte rapide analyse du drame de Malali et Madhava suffira, je pense»
pour faire apprécier le mérite de cette production remarquable du théâtre des
Hindous. La pièce est conduite avec beaucoup d'art; les incidens en sont sou-
vent saisissans , et rintcrct ne s'en éloigne pas un instant pendant ses dix longs
actes.
On attribue encore à Bavabhoûti deux autres drames , inférieurs il est vrai à
celui de Ma(qU e^ Madhava; mais où l'eu rencontre cependant à chaqMe pas
498
la main du maître et des passages nombreux qui ne dépareraient point son clief-
d'œuvre. Je ne parlerai que de V Outtara-Rania-Tchéritra , le seul des deux
drames que M. Wilson ait traduit; et celui qui, d'après son assertion, est de
beaucoup supérieur à l'autre.
III.
U Outtara-Rama-Tchéritra , ou la suite de l'Histoire de Rama , est une
tragédie mythologique, dont le sujet est tiré du Ramayana. La pièce commence
au moment où ce héros indien, revenu de son expédition contre le roi de
Ceylan_, qui lui avait enlevé Sita, son épouse, se repose enfin dans sa capitale
de ses fatigues et de ses victoires. Des peintres fameux ont retracé dans les salles
de son palais les principales scènes dont il a été le héros j cette vue rappelle
au souvenir de Rama et de Sita mille circonstances touchantes que l'auteur
indien décrit avec une grâce et une délicatesse extrêmes. Cette scène charmante
en précède une autre près de laquelle tout éloge serait froid et insignifiant.
Nous nous contenterons de la citer.
SITA,
Mais sans doute mon seigneur ne me quittera plus?
RAMA.
Cruelle! est-il besoin de faire cette question à ton ami? Tiens, ma chère ^
eotrons dans ce pavillon.
SITA.
Très volontiers.... une fatigue extraordinaire appesantit tout mon corps , et
me force à me reposer.
RAMA.
Appuie-toi sur mon sein; que ce soit le coussin qui reçoive ta tête I Passe au-
tour de mon cou ces bras charmans : quand je les vois couverts de cette sueur
déhcieuse, dont chaque goutte ressemble à une perle , je trouve bien moins
précieuses ces pierres, amantes de l'astre des nuits, dont la dureté s'adoucit
aux rayons de la lune... Mais, quel est ce mouvement que j'éprouve?., ua
transport soudain agite tous mes sens... Cette étrange émotion qui se répand en
moi, est-ce de la peine? est-ce du plaisir? est-ce un poison qui brûle dans mes
veines? ou bien, ai-jc vidé la coupe remplie de la liqueur enivrante? Je te serre
dans mes bras , et je ne sais quel pressentiment , quel charme secret et magique
trouble ainsi tout mon être.
SITA.
Tel est l'effet de votre amour constant : je ne saurais l'attribuer à mes faibles
attraits.
nAMA.
Ta tendre voix ranime la fleur languissante de ma vie ; tes accens vainqueurs
499
subjuguent la faiblesse do mon âme. Ils descendent comme un nectar céleste
jusque dans mon oreille, et répandent en mon sein im baume qui calme mes
douleurs.
SITA.
Aimable flatteur, c'est assez... permettez que je {route quelque repos. (Elle
regarde autour d'elle. )
RAMA.
Que demande ma cbère Sita ?., que ces bras soient son appui ! ils t'appar-
tiennent , à toi seule , dès les premiers jours de ma jeunesse , dans les bois soli-
taires et dans les palais briUans , toujours à toi, toujours à toi seule.
SITA.
Je le crois; oui, je le crois, ô mon aimable, ô mon bien-aimé seigneur!
(Elle s'endort. )
BAMA.
Ses dernières paroles sont des paroles d'amour, et tout ce qui vient d'elle
m'est cher. Sa présence est pour ma vue comme l'ambroisie; son toucher^
comme le sandal odorant. Ses bras amoureux passés autour de mon cou sont
une parure plus riche que les joyaux les plus précieux. Elle règne dans mon
palais , déesse protectrice de ma lenommée et de ma fortune... Ah ! je ne pQU|.—
rais plus supporter une seconde fois le malheur de la perdre.
Hélas î cette séparation cruelle va bientôt s'accomplir.
On vient apprendre à Rama que le peuple est mécontent , et que le cri gé-
néral est que le roi néglige ses sujets pour Sita. Piâma, malgré l'injustice de cçs
plaintes, n'hésite point un instant entre ses devoirs de souverain et ses plu'
chères affections; il ordonne que Sita soit conduite en exil.
Malj^ré le désespoir qui l'accable, Râma continue à protéger et défendre de
ses armes les ermitages attaqués par les mauvais génies. Au moment où ce hérps
se prépare à célchrer le sacrifice du cheval , sacrifice que les plus grands pria"
ces ont seuls le droit d'offrir, un Brahmane, chargé du cadavre de son fils,
vient lui demander vengeance. Pour rendre la vie au fils du brahmane, le
prince doit tuer un excommunié nommé Sambouka , qui lui-même, engagé
dans les exercices d'une pieuse pénitence, attend de recevoir la mort de la main
d'un dieu pour être purifié de toutes ses fautes et devenir un esprit céleste.
Ràma combat cet homme et le tue. Nous sommes transportés dans la terrible
forêt de Dandaka, où Sita s'est retirée sans que Râma en eût connaissance
L'admirable talent de Bavabhoùti dans la poésie descriptive et pittoresque se
montre avec éclat dans la peinture de ces lieux sauvages , que Râma avait ha
bités déjà pendant sa jeunesse.
« Vers le midi , Djanasthàna borde ces bois spacieux, au milieu' desquels er-
rçnt en liberté les monstres du désert. Le tigre féroce guette sa proie sur la
montagne, ou se cache dans les cavernes ténébreuses : i travers l'épais gazon
500
se roule rénormc serpent; sur le dos du monstre paré de mille couleurs , le gril-
lon s'attache en chantant, et .Hanche sa soif avec les gouttes de rosée qui
mouillent ses écailles. Un silence profond rogne dans la forêt , excepte dans les
endroits où les sources, en murmurant, jaillissent du rocher, où l'écho de la
montigne répond aux mugissemcns du tigre, où les branches deviennent , en
éclatant , la proie des flammes qui pétillent , et qu'au loin s'étend l'incendie
qu'a allumé le souffle de feu du dragon. »
Cependant la scène n'est pas toujours si sombre.
«Voyez le glorieux plumage qu'étale le paon sous cette voûte de verdure...
Jetez les yeux sur ce gazon touffu, où s'élancent en bondissant ces biclics que
n effraie pas la présence de l'homme. Là tombent de fraîches cascades,
éblouissant la vue par raille étincelles; les torrens s'écoulent sous les arcades du
saule, dont les branches sont abaissées vers l'onde par le poids de leurs fruits.
Ici, l'ours s'avance, en grondant, le long de la rive fleurie; l'éléphant arrache
une branche légère de l'arbre d'encens , en aspire toute la gomme , et exhale
dans l'air le parfum qu'il a respiré. »
Que cette scène est à la fois belle et déchirante pour l'âme de Rama qui la
contemple I «C'est ici, s'écrie-t-il , que je coulai long-temps des jours heureux,
avant que d'autres devoirs et les soins de l'empire vinssent troubler mes paisi-
bles jours... Scènes de repos , ornées des grâces aimables de la nature , retraites
si tranquilles des timides oiseaux et des biches craintives , torrens couronnes de
berceaux fleuris et d'arbrisseaux verdoyans; oui, je vous reconnais I Ce côté de
l'horizon doucement ondulé et pareil à une ligne légère de nuages abaissés, m'in-
dique la position de Prasravana, dont la cime élevée était autrefois la demeui-e
ou roi des tribus ailées. De ses flancs escarpés, le large Godàvari se précipite
avec impétuosité... au pied de la montagne, sur le bord de ces bois magnifiques,
s'élevaient de grands aibies noirs , retraite mystérieuse de mille oiseaux. Que
leurs chants étaient douxl là aussi était notre cabane de feuillages. — Voici Pant-
chavati qui fut long-temps témoin de notre bonheur. HélasI que ma fortune est
changéel triste , solitaire , je sens couler dans mes veines le poison du chagrin.
Le désespoir, comme une flèche cruelle cnfoncéedans mon cœur, demeure atta-
ché dans la blessure qu'il a faite et qu'il déchire sans relâche... que ne puis-je
tromper le temps et perdre le souvenir de mes douleurs , en fixant mes regards
sur ces lieux qui me sont chers I Eux aussi , ils ont changé. Là où s'écoulait la
rivière, s'étend une rive verdovante : ici, où les arbres s'enlaçaient pour re-
pousser la chaleur du jour, une plaine ouverte se développe aux rayons du
soleil... à peine puis-je croire que ce lieu est le nièmc; cependant, toujours ces
puissantes barr.ères s'élèvent dans les airs en bornant le pays, toujours les mô-
mes montagnes portent dans le ciel leurs superbes sommets. »
On rencontre à chaque instant , dans ce diamc, de semblables descriptions,
pu la nature indienne se montre avec sa magnifique végétation , avec se» belles
501
perspectives et ses proportions gigantesques, qui s'accordent si bien avec le
génie du poète.
Cependant , Silâ , désespérée de vivre loin de celui qu'elle aime plus que la
vie, s'est jetée dans le Gange. Recuciliie par la déesse de ce fleuve , elle a
donné naissance à deux cnfans que Gatigà a remis entre les mains de Valmiki ,
le célèbre auteur du liamayana. Douze ans après cet événement (car, comme
on a pu le voir déjà , les poètes dramatiques de Tlnde ne s'astreignent pas plus
à l'unité des temps qu'à l'unité des lieux), Ràma vient offrir un sacrifice près
de l'ermitage de Valmiki; une troupe de ses soldats garde le coursier sacré.
mais, tout-à-coup, ceux-ci sont assaillis par deux enfans qui veulent s'emparer
du cheval destiné au sacrifice. Voici la peinture que fait Bavabhoùti de i'ua
d'eux.
« Sur ses épaules est suspendu le carquois guerrier, dont les flèches , garnies
de plumes, viennent se confondre avec les boucles flottantes de sa chevelure.
Sa poitrine est légèrement marquée avec les cendres du sacrifice; une peau de
cerf entoure son corps. Sa ceinture est formée^ des fibres du mourva (plante
rampante}. Une pièce de toile teinte dans la garance couvre ses membres. Le
rosaire sacré entoure son poignet ; d'une main, il tient un bâton de fipuier*
dans l'autre, il porte son ai'c. »
Râma éprouve un émotion inexprimable à la vue de ces jeunes héros : «Dan*
leurs regards, dans leurs gestes, dit-il , ces jeunes gens déploient une majesté
qui convient au rang suprême. Sur leur corps , la nature a mis des sipnes de
grandeur, pareils à ces rayons de lumière qui jaillissent de la pierre précieuse...
la couleur de leur teint bruni ressemble à la nuance du col azuré de la colombe.
Leurs épaules sont larges comme celles du monarque des forets. Leur rcpard
intrépide est celui du lion courroucé, et leur voix est forte comme le son ca-
dencé du tambour qui appelle à un sacrifice. Je vois en eux ma propre imape
et celle de ma" chère Sità... leur demeure est dans ces bois : ce sont ceux où
Sitâ fut abandonnée , et ces enfans lui ressemblent. »
Mais des larmes succèdent à ces réflexions , lorsqu'il entend Cousa l'un de
ces enfans , réciter ce passage du poème de Valmiki : « Tous deux étaient éga-
lement faits pour l'amour. Leurs tendres cœurs se répondaient. Rama était
alors souverainement heureux; Sita n'avait d'autre pensée que celle de son
seigneur, et leur passion mutuelle couronnait tous les désirs de ces deux
cœurs. »
Le dénouement de V Outtara-Rama-Tchéritra est des plus extraordinaires.
Valmiki a invité un grand nombre de dieux , d'esprits célestes et de héros à
se rendre dans son ermitage , situé sur les bords du Gange, pour assister à la
représentation d'un de ses ouvrages, qui doit être exécuté par les nymphes
du ciel d'Indra. Cette pièce représente les cvènemens qui ont suivi la sépara-
tion de Ràma et de Sità, et raconte sous la forme de fictions , les malheui-s de
602
Sita , et la naissance de ses deux fils. La représentation du drame divin est pics
de se terminer, lorsque tout-à-coup les eaux du Gan{^c se soulèvent; le ciel
se couvre de divinités , et Sita, la joie sur le front, sort du sein des ondes sou-
tenue par Ganga et la déesse de la terre, et se trouve bientôt dans les bras de
§oa époux. Valmiki met le comble au bonheur de Rama et de Sità en ren-
dant à leurs embrassemens les deux fils que ni l'un ni l'autre ne connaissaient
encore.
Nous ne pouvons nous empêcher de citer encore une des charmantes des-
criptions que Bavabhoùti a prodiguées dans la pièce que nous venons d'anal y-
ier; c'est un petit tableau qui ne laisse rien à désirer, ni sous le rapport de la
vérité , ni sous celui du coloris.
« Le soleil , en ce moment , échauffe le ciel de ses rayons les plus ardens, et
force à venir se réfugier sous l'ombrage les chantres silencieux de la clairière.
Seule, au milieu des rameaux les plus élevés, la colombe fait entendre ses
doux murmures. Les branches entrelacées répandent une ombre pleme de
fraîcheur, sous laquelle se repo-.e l'éléphant appuyé contre un arbre anlipie ;
et , de temps en temps , il étend sa trompe au sein du riant berceau, et fait
tomber en la retirant une pluie de feuilles et de boutons fleuris , que l'on
prendrait pour une offrande présentée au torrent sacré, dont les ondes, pures
comme le cristal, coulent paisiblement sous ce dôme de voidurc. »
Bavabhoùti n'est pas seulement un grand peintre de la nature ; il porte aussi
parfois dans le monde moral un regard plein de finesse et de profondeur.
Voici ce qu'il dit de la vertu :« Simplicité de cœur, modération dans les paro-
les, maintien modeste, innocence de pensée, pureté de caractère, amitiés pieu-
ses, voilà ce qui fait le charme et le pouvoir magique de la vertu: unies avec
kl sincérité, ces qualités sanctifient notre profane existence. »
Il dit ailleurs :
« L'âtne vigoureuse et faible est également capable d'être cultivée, mais ne
produit toujours que des fruits conformes à sa nature. Ce n'est pas la science du
maître qui fait tout l'élève. La pierre étincelante renvoie les rayons glorieux
dont l'a pénétrée la lumière j mais la terre, grossière et lourde, absorbe l'éclat
du rayon qu'elle ne réfléchit pas. »
La pièce se termine par une espèce de prière que Rama adresse à Valmiki,
et qui, ainsi qu'on peut le voir par ses expressions mêmes, n'appartient point
h. Bavabhoùti :
« Pieux solitaire, dit-il, je n'ai qu'une demande à vous adresser. Puissent les
chants inspirés qui célèbrent cette histoire, charmer et purifier le cœur ! que ,
semblables à l'amour d'une mère, ils allègent nos maux I que, pareils aux on-
des du Cango, ils effacent nos péchés! Puissent l'imagination dramatique et le
ffOTÙl profond que l'écrivain a rais dans la description des faits, et dans la com-
|K)3iùon de ses vcrs^ lui assurer l'houncur dû au graud-maitrc de l'urt pocti-
503
que, égalpmont familier avec celte science encore plus sublime qui nous donne
la connaissance sacrée de l'être unique cL suprême ! »
IV.
Nous arrivons à une petite pièce d'intrigue , composée dans les Iodes , vers
le douzième siècle de notre ère, et qui so ressent de l'état de décadence dans
lequel était alors tombée la littérature sanscrite. Cette comédie, où les cnchan-
temens et les moyens les plus romanesques sont rais en œuvre, est attribuée à
Harcha-Dèva, roi de Cachemire; mais elle pai-aît être l'ouvrage du poète
Dhavaka, à qui ce prince, protecteur des lettres, à sa manière, donna, dit-on,
cent mille roupies, pour en être déclaré l'auteur. Ce drame, intitulé Retna-
vali ou le Collier, est en quatre actes. Il présente les mœurs indiennes sous un
jour très peu favorable. Les hommes n'y sont plus ces héros intrépides dont le
brus était dévoué à défendre la cause des dieux et des sages; ce sont des êtres
faibles et sans courage qui fuient éperdus devant un singe déchaîné. Vatsa,
le héros de la pièce, fait pitié bien loin d'inspirer de l'intérêt; et, en voyant
l'état d'IiumiliatioQ dans lequel se trouve ce prince près d'une épouse jalouse,
on ne peut sentir le prix de l'amour de son amante. Du reste, le style de ce
petit tableau dramatique est, suivant le témoignage des plus savans indianistes,
un chef-d'œuvre d'élégance et d'artifice.
La scène se passe dans le palais de Vatsa, roi de Cosambi.
Au premier acte, tout est prêt pour célébrer la fête du printemps : le peuple
est dans la joie; le son du tambour se mêle dans l'air au murmure des groupes
joyeux. Deux suivantes de la reine entrent dans l'appartement de Vatsa, en
chantant et en exécutant des danses voluptueuses :
LA PREMIERE SUIVANTE.
Bafraîchi par son passage sur les montagnes du midi, Tagréable zéphir
souffle avec douceur_, répandant autour de nous le riche butin des parfums
qu'il a dérobés aux arbres balancés mollement. Pour les hommes sur la terre,
pour les dieux dans le ciel, le zéphir est le fidèle messager de l'amour.
SECONDE SUIVANTE.
Légèrement agitées snr leur tige verdoyante, des fleurs embaument les airs
de leurs suaves parfums. Dans le sein de la beauté tendre et naïve encore
s'éveillent les désirs brûlans d'une passion qui l'étonné par sa nouveauté; et le
cœur de la jeune fille, en soupii'ant*^our la première fois, salue l'hôte iuconuu
qui vient le visiter et le réjouir.
TOUTES DEUX.
La tendre fleur n'est pas la seule qui s'ouvre au jour qui lui sourit :
l'homme, ce souverain de la terre, sent son cœur s'épanouir au feu du rayon
bienfaisant. L'amour a tendu son arc paré de fleurs, et règne en maître sur
l'univers.
504
Sur les pas de la reine Vasavadatta, qui vient présenter son offrande à
Kàma-Dèva, marche, en qualité de suivante, une jeune beauté dont on ne
connaît ni le rang ni le pays. Sagarika (tel est son nom) voitr le piince Valsa
près de lu statue de l'Amour- elle le prend pour le Dieu lui-nièmo, et
s'éprend pour lui d'une violente passion. C'est en traçant les traits de Vatsa
qu'elle cherche à apaiser le feu qui la dévore: — «Mon cœur, dit-elle ,
Lat avec force, ma main tremble : cependant il faut que j'essaie, et puis-
que l'occasion me favorise, tentons d'achever celte ébauche, comme le seul
moyen d'avoir toujours sa figure sous mes yeux. »
Sousangata, son amie, arrive en ce moment et surprend son secret j mais,
au moment où Sagarika peint à celle-ci l'état de son cœur, un grand bruit se
fait entendre : le singe royal s'est échappé de sa loge, cnlraînanl avec lui les
débris de sa chaîne d'or qu'il a brisée. Dans son trouble et sa frayeur, Sagarika
laisse tomber le portrait du roi près duquel son amie a ébauché à la hâte
les siens propres. Comme on s'y attend bien, le roi, en se promenant avec son
ami Vasantaka dans le berceau des bananiers, voit et ramasse la peinture. Pen-
dant que le prince est occupé à l'examiner, les deux amies viennent pour la
chercher j mais elles se cachent en entendant parler Vasantaka.
VASANTAKA.
Eh bien I seigneur! quelle est celte jeune beauté qui baisse la tête avec tant
de modestie? qu'en pensez-vous?
SOrSANGATA.
1
Tu es heureuse , ma chère j on est à faire ton éloge .
SAGARIKA.
Comment peux-tu ainsi le rire de moi? Tu me crois donc bien légère?...
VATSA.
Ma vue ne peut se rassasier de contempler ces membres gracieux, cotte
taille élégante. Elle quille avec peine une beauté pour en admirer une autre :
ce sein qui s'épanouit comme le plus frais boulon ; plus haut , ces yeux doux et
expressifs, où tremble une larme aussi pure que le cristal...
SOLSANGATA.
Entendi-tu?
SAGARIKA.
Entends-tu?... il loue le talent de l'ariistc.
VASANTAKA.
Bien , sire ; et ne pouvcz-vous remarquer que , dans cet objet de son amour,
c'est vous que la demoiselle a icprésenté?
VATSA.
Je l'avoue; elle a d'une manière flatteuse exprimé ma ressemblance. Je ne
puis douter de ses sculimens; car observe ces traces de pleurs qui paraissent sur
505
son ouvrage : de même, en ce moment, une douce sueur couvre et baigne
tout mon corps.
SAGARIKA (à elle-même).
O mon cœur, rcjouis-toi : ta passion est retournée à sa source première. »
Mais par malheur le dieu d'amour , si favorable communément , au moins
sur le théâtre , au bonheur des amans, met ici de côté sa protection. La reine
survient tout-à-coup, et, après avoir aperçu le portrait, elle f.it à son béné-
vole époux une mercuriale que celui-ci reçoit presqu'à genoux et couvert du
rouge de la honte. Néanmoins tout irait presque bien , si Yasavadatta n'avait
appris le rendez-vous que l'amie de Sagarika a ménagé aux deux amans. Mais
pendant que Vat;a se morfond en attendant sa belle amie, qu'il soupire, et
jouit intérieurement delà victoire facile que va lui off.ir une jeune beauté dont
le cœur est épris, Vasavadatta, imitant la démarche craintive d'une tendre
bergère s'avançant à un premier rendez-vous, se présente devant le prince avec
Une deses suivantes. Celui-ci croyant s'adresser à Sagarika, commence à débiter
ses gracieuses comparaisons; mais ses paroles ne coulent plus avec autant d'a-
bondance, quand son épouse, levant son voile, lui montre des traits qu'il ne
redoute que tiop. Le pauvre roi est presque anéanti, et, quand il revient à
lui-même, Vasavadalta a disparu fière de son triomphe. Cependant, comme
tous les malheurs ne peuvent venir à la fois, Sagarika arrive enfin , et le prince
oublie près d'elle son humiliation et les regards furieux de son intraitable
moitié. Disons avec Vasantaka : « Heureux, si la reine ne revient pas comme
une rafale précipitée, poumons enlever notre beau temps! »
HélasI cetévènement n'estque trop près de se réaliser. Fâchée d'avoir rejeté
avec dédain les paroles repentantes de son époux, et conduite d'ailleurs par le
génie qui favorise la bonne cause, la reine se hàle de revenir piès du pauvre
Vutsa : « x\pprochons doucement derrière lui, dit-elle, je jetterai mes bras au-
tour de son cou, et lui dirai que je lui pardonne. » Ce retour de tendresse venait
encoie bien mal à propos ; et Vatsa eût sans doute préféré voir retarder quel-
que peu son pardon. Digne mai'i I il est si peu maître dans sa maison, qu'il n'ose
pas prononcer un mot, ni même lever son regard, tandis que Vasavadatta fait
ignominieusement marcher devant elle la malheureuse et faible Sagarika,
qu'elle fait ensuite enchaîner dans une pièce écartée de ses apparlemenî. Au
moment où on l'entraîne, Sogarika a à peine le teu^ps de donner à son amie
Sousangata un collier de diamans qu'elle la charge de remetlie au bon Yasan-
taka, qui s'est aussi un peu ressenti de la jalouse fureur de la reine.
Pendant que Valsa se console conmic il peut du coup d'Etat de son héroïque
épouse, on vient lui annoncer l'arrivée de Vasoubhoùti , envoyé extraordinaire
de Vikramabahou , roi de Ceylan. Celui-ci explique ainsi le sujet de son mes-
sage : a Par suite de la prophétie d'un devin célèbre, qui avait annoncé que
l'époux de Retnavali, fille du souverain de Ceylan, deviendrait le maître du
2. ' 34
506
monde, le ministre de votre majesté l'avait demandée pour vous en mariage.
Ne voulant point causer de chagrin a Vasavadatta, le roi de Ceylan avait éludé
sa proposition j mais ayant appris, on ne sait comment , que la reine était morte,
il consentit à vous envoyer sa fille. Hélas I le vaisseau qui la portait périt dans
un naufrage... v
Il en était là de son récit, quand on voit des flammes brillantes sortir du toit
du palais j les appartemenssout en feuj la reine ne peut s'empêcher de plaindre
la pauvre Sagurika, que les chaînes empêchent de fuir. A cette nouvelle , le
roi, désespéré, vole au secours de son amante j il pénètre jusqu'au fond da pa-
lais , et la lueur de l'incendie lui montre Sagarika qui appelle à grands cris soa
secours. Les fers qui attachent ses pieds gênent sa marche, il l'enlève dans ses
bras et la porte loin du danger.
Vasoubhoùti , en voyant cette jeune fille , sent son cœur agité ; il demande
quel est son nom et son pays. La reine lui apprend qu'elle a été remise entre
ses mains par Yogandharayana , premier ministre de Vatsa ; tout ce qu'elle en
sait, c'est qu^elIc avait été sauvée de la mer; par cette raison, on l'a appelée
Sagarika ou fille de l'Océan. La ressemblance , le collier qu'il aperçoit au cou
de Vasantaka , et qu'il reconnaît pour avoir appartenu à Rctnavali, ce que la
reine vient de lui apprendre, tout lui assure que c'est la fille que son maitre
crovait avoir perdue à jamais , et il en a une preuve certaine, loj'sque Sagarika
s'écrie en l'apercevant : « Ah! le ministre Vasoubhoùti I »
Il est bon de remarquer que l'incendie du palais n'avait rien de réel , et qu'il
était dû aux enchantemens d'un habile magicien favorable aux deux amans. U
ne manque plus à ceux-ci , pour que le bonheur soit complet , que d'être ren-
dus l'un à l'autre : la reine oublie donc ses scrupules, et, pour en finir, cède
en toute propriété au roi , cette rivale qu'il aime.
La citation d'un des morceaux descriptifs les plus admirés par les Pandits
Hindous, dans la pièce de Pietnavali, fera parfaitement apprécier l'immense dis-
tance qu'il y a entre cette composition du Marini des bords du Gange, et les
œuvres du bon temps de l'art dramatique indien que nous avons précédem-
ment analvsécs. — « Le monarque aux milles rayons (le soleil) approche des
bi).squets des montagnes occidentaJes. Après avoir achevé son voyage dans le
ciel, le dieu, dont le char n'a qu'une seule roue, se propose maintenant de sus-
pendre ses travaux jusqu'à l'aurore de demain; il rappelle à lui ses claités
éparses, dont les lignes dorées, convergeant autour de son tr(jne_, ressemblent
à des rayons brillans qui vicndiaient aboutir à leur centre, de la vaste circon-
férence des sphères. Après avoir rassemblé toutes ses lumières, il se repose un
instant sur le sommet des monts placés à la limite de son empire. Le maitie du
joursemble ainsi adresser ses adieux à la plante du lotus : « Adieu, ma bicn-
aimée; mon heure est venue, il faut que je parte. Que le sommeil ferme ta
paupière jusqu'à ce que je vienne encore troubler ton repos I... » D'abord
507
amassées à Toricnt, les ténèbres s'avancent et couvrent successivement les
autres régions du ciel. Elles aiifjmcntcnt à mesure qu'elles s'approchent; elles
prennent la couleur qui distingue le cou de Siva (i)j et les montagnes, les
arbres, les villes, les cieux et la terre, disparaissent à la vue. »
Tel est le joli marivaudage descriptif que l'on rencontre d'un bout à l'autre
de la pièce attribuée au prince Harcha-Dèva j et , malgré la grâce et le sémil-
lant de la plupart des détails de cette petite comédie , des lecteurs européens
se rendront difficilement compte de la brillante réputatioa qu'elle a obtenue
dans les Indes.
V.
Nous avons jusqu'ici rencontré dans les compositions dramatiques des Hin-
dous , d'admirables esquisses , où la nature matérielle revit avec tout son luxe,
avec toute sa majesté, avec ses brillaus contrastes. Les œuvres de BavablwûU
el de [\a/i(Iasa ne laissent rien à désirer sous ce rapport^non plus que souscelui
delà peinture de ces douces et brûlantes émotions du cœur qui, toujours et
partout, ont fait le bonheur et le tourment de l'espèce humaine. Mais dans
la littérature indienne , comme dans toutes les littératures orientales, qui.
semblent ne vivre que d'instincts et d'inspirations spontanées , on trouve peu
de ces génies excentiiques , de ces o'oservateurs profonds qui vont fouiller
dans les abris les plus secrets de l'âme humaine, poiu' en dévoiler les transfor-
mations et les mystères. Le prince Soudraka est du petit nombre des poètes
dramatiques qui se sont livrés avec succès à cette difficile étude ; et aucun écri-
vain de l'Inde ne peut lui être comparé dans la peinture des mœurs et des pas-
sions. Soudraka saisit et nuance les caractères avec une grande vérité et une
énergie profonde. Piien d'indécis, de décoloré dans ses tableaux ; rien qui'n'ait
un sens précis, un but bien déterminé. Tous ses portraits semblent , encore
aujourd'hui, vivre et respirer; ils n'appartiennent point seulement au pavs où.
ils sont mis en scène; ils sont de tous les temps , de tous les lieux, comme
tout ce qui est vrai et naturel. Le prince SoudraJ>a paraît avoir vécu, et com-
posé la seule pièce que l'on connaisse de lui en Europe , vers le premier siècle
de l'ère vulgaire. Tout ce que l'on sait de la vie de ce poète royal, se ti'ouve,
à peu près , dans le prologue du drame qui lui est attribué : il fut un poète, y
est-il dit^ dont l'extérieur avait la majesté de l'éléphant, les yeux, la vivacité
de ceux delà perdrix j levisafie, l'éclat de la pleine lune. Sa personne était
noble, ses manières aimables", sa véracité à toute épreuve. Issu de la race royale,
il se nommait Soudraka ; également versé dans la connaissance des védas , dans
les sciences mathématiques , dans les beaux-ai'ts et l'éducation dei éléphans.
(i) Le (lieu de la mort.
34.
Par la faveur de Si va, ses yeux ne fureut point éteints par les ténèbres de ïa
vieillesse : il vit son fils assis sur le trône; et, arrive à l'àf^e de cent ans, il en-
tra dans le feu du bûcher. Il était courageux à la guerre, et prêt à marcher,
armé de sa seule valeur , contre un redoutable adversaire ; cependant la colère
était loin de son cœur. Illustre parmi ceux qui sont instruits dans les védas , et
riche en piété , tel fut le prince Soudraka. «>
Le drame de Soudraka , par lequel nous terminerons l'analyse des meil-
leures pièces du théâtre dei Hindous , est intitulé : Mritcliakati, ou le Chariot
d'argile, bien qu'il n'y soit question de chariot que dans un sens tout-à-fait
détourné', et dans un petit incident qui se trouve à peine lié au reste de la
pièce. Ce drame est en dix actes.
Trois caractères ressoitent profondément dans cette œuvre pleine de mou-
vement et de poésie, et de leur opposition naissent les plus hautes leçons de
morale. Le héros du drame est un jeune brahmane nommé Tcharoudatta,que
l'infortune a fait descendre d'un rang distingué; mais qui , au milieu de ses
malheurs, a conservé toute la noblesse de sou âme et toute la générosité du
plus beau caractère. On a dit, et avec raison, que le spectacle le plus admi-
rable que puisse offrir l'univers, c'est la lutte d'une grande âme avec un mau-
vais sort. Le poète indien a formulé cette pensée dans chaque partie de son
diame. D'un bout de la pièce à l'autre, la figure de Tcharoudalta ne cesse
d'appeler l'intérêt et l'admiration. Elle purifie et idéalise tout ce qui l'en-
toure, et semble n'avoir été jetée sur la terre que comme un reflet du ciel, ou
une émanation d'un monde meilleur. Cette mélancolique et touchante créa-
tion d'un grand poète est le triomphe personnifié de la vertu sur la souffrance
physique et l'humiliation morale.
Une autre figure du drame est placée là comme un anneau qui rattache la
première à l'humanité. Ici, c'est l'amour chaste et pur aux prises avec toutes
les circonstances qui déshonorent et avilissent. C'est le fou de la vestale entre-
tenu dans le cœur d'une courtisane. Celle-ci, en aimant ïcharoudatla, ne l'a
point fait descendre jusqu'à elle ; c'est le jeune Bi'ahmane qui l'a élevée jus-
qu'à lui, qui lui a oté sa flétiissure, et a changé en piscine le bourbier dans
lequel elle était plongée. Dès lors, elle n'est plus la fille légère et volage , la
femme aux amours faciles ; la courtisane a disparu pour hiire place à l'amante
timide et délicate, et, so\is l'influence d'une noble et véritable affection , son
âme s'est parée de toutes les vertus.
Soudraka a tracé encore avec un grand talent un autre caractère sur lequel
roule presque toute l'intrigue de son drame. Il a voulu mettre en regard le
vice foi luné et la vertu malheureuse; les goûts débauchés , les passions lion-
teuscs , et les penchans dégradés de l'homme puissant, et, d'im autre côté , la
sublime résigu '.lion et le noble désinléresscmcnt de l'homme de bien que la
livrée de l'inlortunc n'a point flétri. Le prince Saraslhauaka est le mauvais gé-
509
nie de la pièce. Le poète, en le faisant aussi ridicule qu'il est cruel , a formulé
celte pensée aussi vraie que profonde, savoir qu'un esprit mal fait est éternel-
lement le corollaire d'une âme méchante. Il s'est attaché à faire ressortir la
sottise en même temps que la bassesse de cet homme, et il lui a imposé le châ-
timent le plus sanglant, en lui jetant, au dénouement de son drame, le pardon
du noble rival qu'il avait voulu faire condamner à une mort ignominieuse.
Ces trois figures principales n'empêchent point le développement d'autres
caractères, moins importans il est vrai, mais dans la peinture desquels l'on
reconnaît toujours la touche du maître. Le plus intéressant de ces personnages
secondaires est un Brahmane bon vivant, ami et commensal de Tcharoudatta,
et dont le caractère contraste d'une manière plaisante avec celui du héros du
diame. C'est presque toujours de ce genre d'opposition que les poètes hindous
tirent le comique de leurs scènes. Un personnage encore fort original , est
celui d'un voleur de bon ton, qui met tant de délicatesse, d'esprit et de philo-
sophie dans la manière avec laquelle il détrousse son monde , qu'où se sent
malgré soi porté à désirer que le ciel bénisse ses entreprises, toutes peu ortho-
doxes qu'elles puissent être.
Nous arrivons à l'analyse du Mritchakati. Au premier acte , Tcharoudatta
paraît en scène , faisant son offrande aux dieux domestiques. Après l'accom-
plissement de cette cérémonie pieuse, ses pensées se reportent avec tristesse
sur la malheureuse situation dans laquelle il se trouve. Mais ce qui répand
l'amertume dans son âme, ce n'est point la perte de ses ricliesses, ou la priva-
tion des plaisirs de la vie : « On peut m'en croire^ dit-il à son ami Métréya ,
ce n'est pas pour moi que je regrette ma fortune passée; mais que l'hôte ne
vienne plus frapper à la maison d'oii la richesse a fui ; voilà ce qui m'afflige!
Hélas I ce qui fait l'amertume de la pauvreté, c'est qu'alors nos amis devien-
nent sourds à nos désirs , et donnent à nos douleurs une angoisse plus vive.
La foi de l'homme pauvre est méprisée ; le tendre éclat des vertus pâlit et s'ef-
face. L'empreinte du soupçon est attachée sur lui. D'autres ont-ils commis des
crimes ? c'est lui qui en est accusé. Personne ne cherche à le connaître , à
échanger avec lui le salut de l'amitié j personne qui lui accorde quelque
marque de respect. Si parfois , dans le palais des riches , il prend place aux
banquets solennels , les convives plus fortunés le regardent avec une surprise
dédaigneuse j et si, par hasard, il rencontre sur sa route quelque homme riche
et puissant, il se tient à l'écart, le front baissé, rougissant des haillons qui le
couvrent, et se réjouissant de n'avoir pas été vu. Croyez-moi, la pauvreté est
un crime pour lequel il n'est point de pardon. »
Métréva, pour complaire aux désirs de son ami, sort pour aller présenter
son offrande aux divinités. Au moment où il ouvre la porte extérieure de la
maison de Tcharoudatta , une jeune fille s'y introduit furtivement, en étei-
gnant, du vent de souécharpe, la lampe qu'il tenait à la main. Poursuivie par le
510
beau-frère <3u roi accompagné de quelques serviteurs, Vasantaséna , la courti-
sane, s'est élancée par la première porte ouverte qui s'est offerte sur sou che-
min , et elle bénit intérieurement son heureux destin, lorsqu'elle apprend
qu'elle se trouve dans la demeure du jeune Brahmane qu'elle a naguèie ren-
contiéc dans le temple de Kamadcva , et qui depuis lors n'est plus sorti de son
souvenir. Tjne scène charmante , dans laquelle ïcharoudalta , prenant dans
robscurité Vasantaséna pour une de ses servintos , lui donne quelques ordres
relativement à son fils, met parfaitement eti relief ces deux caractères. Bientôt
Vasantaséna est reconnue; Tcharnudatta , qui n'a point été non plus insen-
sible aux charmes de cette belle personne, renferme son amour dans son cœur.
Il se prépare donc à reconduire chez elle Vasantaséna , qui lui dit avant de
s'éloigner : « R.cspeetable protecteur , si vraiment j'ai trouvé grâce devant
vous, permettez-moi de laisser ces bijoux dans votre maison. C'était pour me
les enlever que me poursuivaient les brif;ands auxquels je viens d'échapper. »
Pendant que Tcharoudatta reconduit Vasantaséna dans sa c'emeure , nott
point à la clarté des torches, comme il l'eût désiré, mais h celle de la lune,
pale comme les joues de la jeune Jille (jui languit d'amour ; le poète amène
une scène incidente qui se passe dans une des rues d'Oudjaïn. C'est une scène
de tripot , comme il peut chaque jour en tomber sous nos yeux. Rien de plus
gai, de plus piquant et de plus animé que ce petit tabicdu tragi-comique , où
se rencontrent mille traits qui peignent admirablement le joueur. Voici ce que
l'auteur de la pièce dit de la passion du jeu, qui, ainsi qu'on peut en avoir la
preuve dans tous les poèmes et toutes les traditions indiennes, était extrême-
ment répandue et fort enracinée sur les bords du Gange :
« Le jeu est pour on joueur un empire sans trône. Il ne pense jamais d'a-
vance à la défaite; il lève tribut sur tout , et dépense libéralement C2 qu'il
reçoit. Il a les revenus d'un prince, et compte les liclips parmi ses serviteurs.
Argent, femmes, amis, tout cela se gagne à la table de jeu, et tout est gagné ,
tout est possédé, tout est perdu en jouant. »
Le troisième acte s'ouvre par une scène des plus remarquables, tout à la fols
comme étude des anciennes mœurs de l'Inde , et comme étude artistique.
Tcharoudatta vient d'assister , avec son ami Métréya , à un concert où s'est
fait entendre Rébhila , le plus célèbre des musiciens d'Oudjaïn. Le jeune
Brahmane ne peut renfermer en lui-même les douces émotions que ces chants
ont excitées dans son cœur; il parle avec feu du talent du musicien, et des tou-
chantes mélodies qu'il faisait sortir de son luth; tandis que Métréya, dont les
goûts sont beaucoup plus prosaïques que ceux de son compagnon , cherche â
l'arracher à son enthousiasme et à le ramener i la réalité ; cette petite scène
nous semble au-dessus de tout éloge.
TCHAROUDATTA.
Excellent! merveilleux! Rébhila a chanté de la manière la plus exquise. Si
r»
511
le luth harmonieux n*est pas l'un des joyaux sortis de rocéan, il est assuiTment
un joyau du ciel. Pareil à un tendre ami , il charme le cœur de l'homme soli-
taire, et prête un attrait de plus à la société. Pour les amans, il berce les cha-
grins de l'absence , et donne une force nouvelle au feu de la passion,
METREYA.
Venez, monsieur^ rentrons à la maison,
TCHAROUDATTA.
En vérité, ravissant Rébhila, c'est supérieurement chanté!
métuéya.
Maintenant, à moi : il y a deux choses que je ne puis voir sans rire : une
femme qui lit le sanscrit et un homme qui chante une chanson. La femme na-
rille et souftle comme une génisse à qui l'on passe pour la première fois une
corde dans les naseaux; et l'homme marmotte d'un ton rauque, comme un
vieux pandit qui a récité son chapelet, jus,]u'à ce que les fleurs de sa guirlande
soient aussi sèches que son gosier, {i. mon avis, tout cela est excessivement ri-
dicule.
TCHAROrDATTA.
Quoi! mon bon ami, vous n'avez pas été enchanté ce soir de la brillante
exécution de Rébhila ! Les sons étaient doux , bien articulés et moelleux , rem'
plis d'une mélodie gracieuse, enchanteresse, ravissante, rendus avec une ex-
pression brûlante et passiounée ; tellement que , plus d'une fois , j'ai pensé que
des accens aussi suaves devaient sortir de la bouche d'une femme voilée à nos
yeux. Toujours à mes oreilles retentissent ces accords délicieux; en marchant,
il me semble entendre encore cette vois pure, flexible et mélodieuse, et les son*
charmans du luth, tantôt mollement cadencés, tantôt s'élevant avec force, tan-
tôt mourant avec langueur, puis attaquant d'un ton folâtre une variation vive et
légère, pour revenir toujours à leur premier thème que le goût avait choisi.
11 est certainement impossible de parler de la musique avec un sentiment
plus profond et plus poétique de l'art. Tandis que Tcharoudatta, rentré au
logis, s'endort, bercé par les sons de la délicieuse musique qu'il a entendue,
un voleur se dispose à pénétrer dans son habitation. Ecoutons son monologue :
jamais , que je sache, la noble science de ia pince et du croc n'a trouvé un
plus digne élève , un plus intéressant interprète.
a La reine des cieux, dit-il, est à son déclin : c'est bien... la nuit, comme une
tendre mère, couvre de son ombre protectrice ceux de ses enfans dont le cou-
rage attaque les habitations humaines, et elle les préserve d'une rencontre avec
les serviteurs du roi... J'ai fait une brèche au mur de la rue , et j'ai pénéli'O
dans le jardin... maintenant voyons pour la maison... Les hommes appellent
infâme uu art dont le succès est fondé sur le sommeil des autres , et le gain sur
notre adresse. Si ce n'est pas de l'héroïsme, c'est au moins de l'indépendance ;
et c'est une chose préférable à l'hommage payé par des esclaves... Où ferai-je
512
la brèche? quel côté est affaibli par l'humidité récente? où est-il probable
<juc les morceaux, en tombant, ne feront aucun bruit? Vovoiis. comment
procèderai-je? Le dieu à la lance doiée , enseigne quatre manières de faire une
brèche à une maison : détacher les briques cuites , couper celles qui ne le sont
pas , jeter de l'eau sur les murs en terre , et percer celui qui est en bois. Ce mur
est de briques cuites , il faut donc les détacher; mais je veux leur donner une
preuve de mon fjénic... il faut quelque chose qui étonne, etc. »
Je regi'ette que le peu d'espace qui me reste m'cmpèclie de citer tout ce
morceau, qui est parfait de verve et de fine obiervalion.
Charf^é de remettre à "Vasantaséna , non point ses bijoux, dont la tactique
habile de notre voleur a malhcuseusement débarrassé Tcliaroudalta , mais un
collier de perles en retour , sous prétexte que celui-ci a perdu au jeu les parures
<]ue la courtisane lui avait confiées; Métréya peint ainsi, dans un soliloque,
toutes les magnificences de la demeure de Vasanlaséna qu'il parcourt.
«Jolie entrée assurément! le seuil est peint avec soin, bien balayé, bien
lavé. Le carreau est orné de guirlandes des fleurs les plus suaves. Le faîte de
cette porte est magnifique; et, par son élévation , il nous procure le plaisir de
voir les nuages , en même temps que le jasmin qui le décore, retombe en fes-
tons trerablans, comme la guirlande qui fut autrefois suspendue à la trompe de
l'éléphant d'Indra... les cbapiteaux des deux colonnes, à gauche et à droite
de la porte , supportent des vases à fleurs, élégans et d'un pur cristal , dans les-
quels s'élèvent déjeunes manguiers. Les panneaux sont couverts d'ornemens en
or. Tout semble ici crier au pauvre : Eloigne- toi î oui, tant de splendeur
éblouirait l'œil même du plus sage.
( Entrant dans la première cour. )
Bénédiction I pourqiioi cette file de palais aussi blancs que la lune , que la
conque marine, ou que la tige du lotus? Le stuc a été prodigué partout, des
escaliers dorés, formés de pierres de diverses couleurs, conduisent aux apparte-
inens supérieurs, d'où la vue embrasse tout Oudjaïu. Les croisées de cristal
sont aussi brillantes que les yeux d'une jeune fille, dont le visage efface la beauté
de la lune. Le portier est assoupi sur un large siège, aussi imposant qu'un
brahmane enfoncé dans l'étude des védas; et les corbeaux eux-mêmes gorgés
de riz et de lait caillé, dédaignent les restes du sacrifice, comme si c'était la
poussière du plàlic. »
Après avoir admiré et décrit pompeusement les beautés répandues dans les
huit cours de la maison, il pénètre dans le jardin : «Quelle scène agréable!
s'écrie-t-il; les arbres sans nombre sont courbés sous le poids de fruits délicieux!
Entre ces arbres, sont pl.icées des escarpoIelt(»s de soie propres .à balancer les
jeunes et légères beautés. Le jasmin jaune, le gracieux malaii, la mallika fleurie,
cèdent d'eux-mêmes leurs fleurs, et couvrent la terre d'un tapis plus beau que
ceux que l'on trouve dans les bosquets d'Indra, Le bassin est rempli de fleurs
bl3
du lotus rouge, et ressemble, à l'orient colore des' rayons joyeux d'un soleil
matinal. Ici, l'asoka, riclie de fleurs cramoisies, brille comme un jeune
{Turrrier qui vient d'être baigne de cette pluie sanglante que font couler les
combats... »
Cctic curieuse description de l'iiabitation d'une courtisane indienne, il y a
dix-huit siècles, prouve que ces beautés faciles n'étaient pas moins bien traitées
par la fortune sur les bords du Gange , qu'au milieu de la brillante civilisation
grecque.
Pendant l'absence de Mctréya, il survient un violent orage que Tcharou-
datta décrit ainsi : a Un orage violent se prépare; l'obscurité croissante réjouit
le paon et désole le cvgne, qui n'a pas encore pensé à fuir dans sa retraite. Ce^
ombres épaisses resserrent le cœiu- affligé de celle qui s'intéresse au voyageur
absent. Dans les airs , le sombre nuage s'avance avec pompe , ceint de l éclair
doré qui rappelle le brillant vêtement du Dieu Késava ; au-dessus de lui , s'é-
lève une longue file de cigognes, blanche comme la conque marine. Du sein
de l'obscure nuée, descendent rapidement des gouttes argentées, qui, brillant
à travers le sillon lumineux que forme l'éclair, rayonnent et étincellent, pa-
reilles à une frange magnifique qui se détache de la robe du ciel. Chassé par
le vent, le nuage, dans sa fuite, prend mille formes diverses. L'œil croit y re-
connaître la grue qui voyage, ou le cvgne qui s'élance; il y distingue des
dauphins, des monstres de la mer, d'énormes dragons, des créneaux et des
tours. »
Cependant Vasantaséna a trouvé dans le changement des bijoux qui lui ont
été rapportés, une occasion de revoir celui qu'elle aime. Après le départ de
Mélréya, et malgré l'aspect menaçant du ciel, elle sort avec sa suivante : «C'est
égal, dit-elle, que les nuages fondent par torrens, que le tonnerre gronde,
que les traiis enflammés du ciel viennent assaillir la terre; l'amante intrépide
que son cœur inspire marche avec assurance et ne redoute point les fureurs de
la tempête. »
L'entrevue de Tcharoudatta et de Vasantaséna est décrite par Soudraka
avec une grâce charmante; bientôt les deux amans s'avouent leur amour mu-
tuel, et le jeune Brahmane s'écrie en pressant son amie sur son cœur : « Que
la pluie tombe des cieux abaissés sur nous, que l'éclair lance au loin ses mille
flammes ; ils m'ont traité en ami ; ils m'ont donné celle pour qui je soupirais
eu vain I Vois, mon amour, l'arc d'Indra (l'arc-cn-ciel) se dessine dans le
ciel, et s'alonge comme un homme qui étend ses bras fatigués. Le ciel s'en-
tr'ouvrc et laisse écliapper comme drs langues de feu.... les nuages qui le
couvrent s'abaissent; tout nou» invite au repos... Rentrons; les gouttes d'eau
tombent avec un bruit agréable sur la ft.'uille du palmier; elles sont aussi
douces, aussi harmonieuses pour l'oreille que les accens d'une belle voix ou
les accords du luth mélodieux. »
614
Vasantaséna n'a point quitté le toit du jeune brahmane. Le lendemain
matin, elle rencontre dans les appartemens intérieurs le jeune fils de Tcharou-
datta : l'enfant pleure, parce qu'il a vu un char d'or au fils d'un riche voisin,
et que lui n'en a qu'un de terre j Vasantaséna le console, l'accable de caresses j
puis lui donne ses bijoux pour qu'il achète un chariot d'or. Tel est l'incident
qui explique le titre de la pièce. Cette petite scène domestique est ravissante de
naturel et de grâce, Soudraka excelle à jeter de l'intérêt et du charme sur les
circonstances les moins importantes; et aucun poète dramatique, que je sache,
n'a su aussi bien que lui ennoblir les incidens les plus communs de la vie, tout
en ne s'écartant jamais de la ligne du vrai.
Cependant Tcharoudatta avait lait préparer une litière qui devait conduire
son amante dans un jardin public situé hors de l'enceinte de la ville, et où il
était convenu qu'il se rendrait lui-même. Soudraka amène ici diverses scènes
populaires, dans la peinture desquelles le poète royal semble surtout se com-
plaire, et qu'il traite avec son talent habituel. Or, il arrive que Vasantaséna
monte dans la voiture du frère du roi, que son cocher avait arrêtée fortuitement
devant la porte de derrière de la maison de Tcharoudatta, tandis que, dans la
litière qui lui était destinée, s'élance et se cache un homme que les gens du
roi poursuivent. Cet homme est un pasteur, nommé Aryaka, que le roi d'Oud-
jaïn avait fait arrêter et emprisonner pour échapper aux suites d'une prophétie
qui annonçait que ce pasteur le détrônerait. Aryaka est parvenu à briser ses
chaînes, et, grâce à la voiture de Tcharoudatta, il sort de la ville et échappe
ainsi à ses pei-sécuteurs.
La malheureuse Vasantaséna se trouve bientôt, sans qu'elle s'en doute, en la
puissance du prince libertin, aux poursuites duquel elle avait eu jusqu'alors
tant de peine à se soustraire j mais c'est en vain que celui-ci la presse de céder
à son amour, et qu'il se jette à ses pieds, Vasantaséna repousse avec mépris ses
offres et ses prières. Alors, un projet abominable naît dans l'esprit du prince :
la courtisane mourra, et Tcharoudatta sera accusé de ce meurtre. Il propose
l'exécution de ce forfait à un ami qui l'accompagne : « Qu'avez-vous à craindre?
luidit'il j dans ces lieux écartés qui vous verra? » Son compagnon lui répond,: —
Toute la nature, les royaumes de l'espace qui nous environne, les génies de ces
bosquets, la lune, le soleil, les vents, la voûte du ciel, le sol de la terre qui
nous soutient, le monarque terrible de l'enfer, et ma conscience : voilà tous
les témoins du bien et du mal que font les hommes, et ces témoins me verront.»
Malgré ces belles paroles, le crime s'exécute, et Vasantaséna meurt étranglée
par la ceinture du prince en bénissant le nom de son amant. Tcharoudatta,
accusé par le beau'frère du roi, est amené devant le tribunal, que le poète
décrit ainsi :
« Le tribunal ressemble à une mer... les conseillers sont abîmés dans leurs
pensées; les avocats querelleurs ressemblent aux vagues agitées; ces procureurs,
515
ce sont les serpens ruses qui couvrent d'écume la surface des eaux; les espions
sont ces poissons à écailles caches au milieu des herbes marinesj et ces vils dé»
nonciatcurs ressemblent à ces coui lis, volant au-dessus des flots, et qui se ba-
lancent dans les airs au moment où ils vont saisir leur proie. Ce banc, où l'on
devrait voir la justice, est danfjereux, rude, et souvent brisé par les tempêtes
de l'oppression. »
]Mal-;ré la haute réputation de sagesse et de probité que s'est acquis dans
Ondjaïn le nom du jeune Brahmane, mille circonstances semblent venir étayer
l'accusation de son calomniateur. Les juges baissent la tète, et Tcharoudatta
est déclaré criminel. D'après les lois de Manou, il ne peut, en qualité de
Brahmane, ni être mis à mort, ni encourir la confiscation de ses biens; sa seule
peine doit être le bannissement. Mais le roi Palaka, digne en tous points de
son infâme boau-frcre , ordonne que Tcharoudatta soit conduit au son du tam-
bour, au cimetière du siad où se font les exécutions, et que là il soit empalé.
En apprenant celte cruelle sentence , le brahmane s'écrie ; « Monarque injuste
et inconsidéré! c'est ainsi que des conseillers cruels poussent un prince impru-
dent à des actions dont il doit éprouver un repentir amer. Ainsi bien des inno-
cens tombent victimes de l'iniquité de ministres perfides, qui répandent le dés-
honneur sur leur souverain, et finissent par l'entraîner avec eux dans l'abîme. »
Dès ce moment la pièce s'élève aux plus hautes inspirations tragiques. Sou-
draka a su jeter l'intérêt le plus profond et le plus pathétique sur ces der-
nières et terribles scènes de son drame. Tcharoudatta, calme et résigné, s'a-
vance vers le lieu du supplice; une foule immense l'entoure ; et au milieu
d'elle, pas un homme qui ne détourne les regards , pas une femme qui ne
verse des larmes ; il semble que toute la ville soit condamnée avec lui. Ses
bourreaux eux-mêmes sont consternés, et il y a quelque chose de profondé-
ment touchant dans ces paroles qu'adresse l'un d'eux à la multitude : « Place,
messieurs : que regardez-vous? un brave homme dont la tête va bientôt tom-
ber, un arbre qui servit d'abri aux pauvres oiseaux, et qui va être coupé. »
jNIais bientôt une scène encore plus pathétique se déroule à nos yeux; Mé-
tréva paraît avec l'enfant de Tcharoudatta qui vient recevoir la dernière béné-
diction de son père :
mÉtrÉya.
Nous ne le verrons plus qu'une fois, mon enfant; votre bon père on va le
faire mourir.
i,'enfa>t.
Mon père, mon père !
TCHAnOXJDATTA
Viens ici, mon cher enfant. (11 Temlirasse et lui prend les mains.) Ces petites
ïnains suffiront à peine pour jeter les tristes et dernières gouttes d'eau sur
mon bûcher funéraire. ... elles seront faibles les libations que mon âme recevra
516
de ton amour, et alors une longue et pénible soif oie poursuivra dans le ciel...
quel affreux souvenir je vais te laisser de moi , ô mon fils! que pourras-tu dans
la suite dire de ton père?... ce cordon sacré, je te le donne, tandlsqu'i! est en-
core à moi. Le plus bel ornement du brahmane, mon enfant, ce n'est point
l'or ou les pierres précieuses, c'est ce cordon j qu'il soit ta parure quand je ne
serai plus.
LE PREMIER EXECUTEUR.
Allons , Tcharoudatta , marchons.
LE SECOND EXÉCUTEUR.
Plus de respect, mon maître; rappelle-toi que, la nuit comme le jour, dans
l'adversité comme dans la prospérité, le prix d'un homme est toujours le
même.... Venez, monsieurj les plaintes sont inutiles, la destinée suit son
cours....
l'enfant.
Où menez-vous mon père , vil tchandala ?
tcharoudatta.
Je vais à la mort , mon enfant. La fatale guirlande est attachée à mon cou ;
le pal, instrument du supplice, est sur mon épaule ; le dcse?poir pèse sur mon
cœur : comme une victime préparée pour le supplice, je vais au-devant de
mon destin...
l'enfant.
Pourquoi donc donner la mort à mon père?
LE PRF.MIER EXECUTEUR.
Le roi nous l'ordonne; c'est sa faute, et non la nôtre.
l'enfant.
Prenez-moi plutôt pour me tuer : laissez aller mon père.
LE PREMIER EXECUTEUR.
Mofl brave petit, puissiez-vous vivre long-temps !
TCHAROUDATTA ( l'cmbrassaul}.
Voilà la véritable opulence ! Cet amour sourit également au pauvre et au
riche. Le baume précieux du cœur n'est pas l'herbe odoriférante ou l'aromate
pavé à grands frais : non, c'est le soufHe de la nature; c'est le parfum sacré de
l'affection.
Arrivés à la place d'exécution, les bourreaux se disputent entre eux à qui ne
prêtera point, en cette circonstance, son terrible ministère.
Tcharoudatta pâlit en a[)crcevant plusieurs cadavres de suppliciés, et est
obligé de s'asseoir, a Quoi ! vous avez peur, Tcharoudatta? dit un des exécu-
teurs.
— J'ai peur de l'infamie, répond en se levant Tcharoudatta, mais non point
de la mort.
517
Vasantaséna n'est point morte; elle a été aperçue, cachée sous un monceau
de feuilles sèches, par un mendiant bouddhiste, qui l'a secourue et rappelée à
la vie. Ils se dirigeaient tous deux vers la demeure de Tcharoudatta, lorsqu'ils
entendent tout-à-coup la proclamation qui annonce que le jeune brahmane est
condamné à mort pour avoir assassiné Vasantaséna. Celle-ci, hors d'elle-même,
se jette à travers la foule, et, au moment où Tcharoudatta va subir l'ignomi-
nieux supplice du pal, son amie se précipite dans ses bras.
«Qui donc, s'écrie Tcharoudatta, pareil à la pluie qui sauve la moisson
desséchée , est venu m'arracher à la mort que je voyais déjà devant moi ?... Est-
ce bien Vasantaséua ?... ou quelque esprit qui lui ressemble, descendu des
cicux pour me secourir ? Suis-jc éveillé , ou mes sens ne sont-ils pas sous l'em-
pire de l'illusion? Ma chère Vasantaséna est-elle toujours vivante? ou vient-
elle des sphères célestes pour sauver la vie de celui qu'elle aimait P^ Quelque
déesse se présente-t-elle revêtue de ses trails enchanteurs ?»
Sur ces entrefaites, un giand événement politique s'accomplissait dans les
murs d'Oudjaïn; le monarque régnant perdait la vie : et bientôt une voix fit
entendre ces paroles, en approchant de la place de l'exécution :
«Cette main a tué le tyran; et notre vaillant chef, l'invincible Aryaka ,
monte en ce moment sur le trône de Palaka. Il a été sacré avec empressement,
et son premier ordre, auquel nous obéissons, est d'élever le vertueux Tcha-
roudatta au-dessus du malheur et de la crainte. Tout est fini... l'ennemi, dé-
pourvu de valeur et de prudence, est tombé... les citoyens voient ce change-
ment avec plaisir; et c'est ainsi qu'une noble audace vient d'arracher un
empire à ses anciens maîtres , et de conquérir une domination aussi absolue sur
la terre que celle qu'Indra se fait gloire de posséder dans le ciel. »
Ce dixième et dernier acte de la pièce se termine par la nomination de
Tcharoudatta au gouvernement d'Oudjayani. Il arrache aussi à la mort son
misérable ennemi, que le peuple voulait mettre en pièces : — Puisque Arvaka,
dit-il, est investi du pouvoir souverain , et me regarde comme son ami; puis-
que tous mes ennemis sont détruits , excepté un pauvre misérable, qui a reçu
la liberté pour apprendre à se repentir de ses fautes passées; puisque mon hon-
neur est rétabli, que tout ce qui m'est précieux m'est aujourd'hui rendu , je
n'ai plus rien à désirer; tous mes vœux sont comblés...
Nous ne nous étendrons point davantage sur le mérite de la pièce du
■prince Soiidraha. L'analyse que nous en avons offerte suffira, ce nous sem-
ble, pour la faire juger digne d'être placée au rang des chefs-d'œuvre dra-
matiques anciens et modernes. Cette composition indienne, où l'on rencontre
avec étonnement presque toutes les données des nouvelles théories dramatiques,
ne serait assurément point étudiée sans fruit par les écrivains de nos jours; enfin,
si une ordonnance parfaite dans le plan, si une savante combinaison d'incidens
pleins d'intérêt et de détails ingénieux, si un grand talent d'observation, si un
518
pinceau habile à saisir et à exprimer le langage si varié des passions humaines ,
constituent une œuvre dramatique remarquable j le MritcIiakaU mciite, à tous
égards, la popularité que nous accordons aux productions européennes les plus
vantées en ce genre.
Nous essayerons, dans un prochain article, d'étudier et d'approfondir le sys-
tème dramatique adopté par les Hindous, nous analyserons leurs combinaisons
scéniques, et chercherons à caractériser les différences et les points de compa-
raison qui existent entre les chefs-d'œuvre du théâtre sanscrit , et ceux des dif-
férens théâtres de l'Europe.
HENRY B. . . .
LITTÉRATURE ORIENTALE.
Aimer, chanter et combattre, voilà en trois mots toute la vie d'Ati-
tar, toute l'analyse de son poème.
Depuis plus de quinze siècles, si l'on en croit les traditions orientales,
le nom d'Aniarroteniit dans les récits et dans les chants des Arabes du
Désert dont ce héros est la personnification.
Il n'y a que peu d'années que ce roman extraordinaire est connu en
Europe. Les Anglais doivent à M. Térick Hamilton une traduction com-
plète de cet ouvrage; nous n'en possédons en France que quehjues
fragmens , qui font vivement désirer que les savans orientalistes de
notre pays enrichissent bientôt notre littérature d'une traduction com-
plète de ce délicieux poème. C'est comme essai sans doute que M. Car-
din deCardonne en a inséré plusieurs fragmcns dans le J\oia>caii journal
asiatique. Nous nous empressons d'offrir l'épisode suivant (i) à nos lec-
(i) NouYcau Journal Asiatique. Tome xni , nP 75.
519
leurs à qui le Voyage en Orient de !\I. de Lamartine n'a pu qu'inspirer
le plus haut intérêt pour le héros et pour son poème (1).
LE SABRE D'ANTAR.
Après les nombreuses et brillantes expéditions qui avaient ramené
parmi eux l'abondance et la paix , les guerriers de la tribu d'Abs s'é-
taient réunis, à l'invitation de leur roi Zéer, près de la source Zat el
Arsad, dans un riant vallon. Après un repas splendide, des esclaves
firent circuler des coupes remplies devin, tandis que des jeunes filles
dansaient sur la verdure au son du tambour de basque et des chants de
leurs mères.
Entouré des princes ses fils et des premiers seigneurs de la tribu, le
roi Zéer, qui préside avec une bonté patriarcale aux plaisirs de la jour-
née > invite Antar à faire entendre quelques chants de sa composition.
Un profond silence règne dans l'assemblée : Antar reste un instant
pensif, les yeux fixés vers la terre, relève la tète et chante ces vers d'un
ton grave et majestueux :
« Grand roi , vivez heureux , vivez exempt d'inquiétude : tout pro-
spère au gré de vos dé.sirs. Votre présence répand l'allégresse de l'Orient
à l'Occident; elle rend plus douce l'eau de cette source ; elle anime la
verdure de cette plaine , et fait mieux apprécier le parfum qu'exhalent
ces fleurs.
» Nous nous glorifions de vider nos coupes avec vous , vous le dispen-
sateur de la gloire. Que le sourire soit à jamais sur vos lèvres, et que
les coups de votre lance soient toujours inévitables!
;> Hélas ! (excusez un soupir arraché par l'image d'une jeune vierge
qui habite nos tentes ) ! mon cœur consumé d'amour n'a encore ressenti
que des chagrins. J'ai vu cette beauté , et j'ai perdu le repos. Mon seul
espoir est dans la bienveillance et la protection du puissant Zéer.
» Les faits de ce grand roi sont aussi éclatans qu'une lumière dans les
ténèbres. Il paraît, et tout rentre dans Tordre. Qu'il ne cesse d'être
glorieux dans ses entreprises! Que la mort précède toujours les pas de
ses invincibles guerriers ! »
(i) M. De Lamartine a inséré dans son Vo^'cige plusieurs fragmcns da roman d'An-
tar. Il donne aussi ( tome II, p. 264) desrensuigncmcns curieux sur cet ouvrage si cé-
lèbre en Orient. Nous nous abstenons de toutes réflexions après celles de l'illustre TOja*
gçuT ; il n'appartient qu'à un poète de juger un poème.
520
A peine Antar avait fini ces vers qu'un nuage de pousâièr*e obscurcit
l'horizon; il s'élève jusqu'au ciel, semblable à un voile; on aperçoit
au bas une frange noire de cavaliers , on entend les hennissemens des
chevaux, et bientôt on distingue cent guerriers dont les armures ren-
voient les rayons du soleil. A leur lèle est un jeune homme, vêtu de
riches étoffes dionie, et monté sur une superbe jument arabe.
Ces guerriers s'arrêtent en ordre à quelque distance de la source :
leur chef, l'air triste et abattu, s'avance vers le roi Zéer : « Appui des
malheureux , lui dit-il, toi qui m'accueillis généreusement lorsque j'é-
tais orphelin, qui daignas inspirer à mon jeune cœur l'amour de la
gloire et de la vertu ; mets le comble à tes bienfaits en m'accordant ta
puissante protection contre un méchant qui voudrait anéantir ma
tribu. »
A la voix de ce jeune homme, le prince Malik, fils de Zéer, a re-
connu son frère Assan , le fils de celle qui l'a nourri. Il s'élance vers lui,
le presse sur son cœur, lui demande la cause d'un chagrin qu'il vou-
drait déjà soulager. Antar, spectateur immobile de celte scène, était im-
patient d'en connaître la cause ; peut-être, ô lecteur ! partagez- vous son
impatience : nous allons , pour la satisfaire, reprendre le récit de plus
haut.
Dans une de ses expéditions, le roi Zéer avait autrefois enlevé sept
femmes de la tribu de Mazen, et les avait conduites chez lui avec le pe-
tit Hassan dont le père avait été tué dans le combat. Hassan était encore
à la mamelle quand il arriva à la tribu d'Abs avec Sébié sa mère. Té-
matour, épouse du roi Zéer, venait de donner le jour au prince Malik.
Sébié fut chargée d'allaiter ce jeune prince : Malik et Assan grandirent
ensemble, et leurs âmes, assorties par un doux rapport de caractère,
s'attachèrent fortement l'une à l'autre. Le prince IMalik, doué d'une
rare beauté, se faisait remarquer par les égards et le respect qu'il té-
moignait aux femmes. 11 était chéri dans sa tribu à cause de sa bonté
naturelle et de son éloquence prodigieuse.
Cependant la mère d'Hassan conservait dans son cœur le désir de re-
voir sa famille et la tribu de Mazcn. Le souvenir d'une sœur chérie,
qui vivait dans celte tribu, la tourmentait. Tématour la surprit un
jour baignée de larmes, elle renlcndit s'écrier en sanglotant: « INon,
je ne reverrai jamais le pays qui m'a donné le jour. Je serai éternelle-
ment séparée d'une sœur que j'uimais tant et de tout ce qui m'attachait
à la vie. »
521
Tématour, touchée de ses justes regrets , sollicita de son époux l'af-
franchissement de Sébié; elle l'obtint facilement , et accompagna cette
faveur de riches présens qui assuraient à Sébié une heureuse existence.
Assan , qui était déjà grand et avait contracté toutes les habitudes des
enfans d'Abs, eut beaucoup de peine à se séparer de ses frères d'armes.
Cependant il suivit sa mère, arriva avec elle à la tribu de Mazen, et
parvint, par ses heureuses qualités, à se faire aimer des Mazénides ; il
fit même remarquer son adresse et son courage dans plusieurs ex-
péditions.
Sébié était au comble de la joie auprès d'une sœur chérie^ épouse
d'un riche seigneur nommé Nudjoum le Mazénide. Cette sœur avait une
fille charmante qui portail avec justice le beau nom de Nahoumé (1).
Les deux sœurs vivaient ensemble et se plaisaient u cultiver les heu-
reuses dispositions de la jeune Nahoumé.
Hassan ne put voir sa cousine sans en devenir épris. La douce habi-
tude de vivre avec elle augmentait chaque jour sa passion, sans qu'il
osât la déclarer, lorsqu'un certain Aouf, cavalier riche et puissant de la
tribu de Terdjem, se présente chez Nudjoum. On lui fait une brillante
réception , on égorge des agneaux et un chameau , on lui offre un repas
magnifique.
A la fin du repas , Aouf, enhardi par les fumées du vin , se lève et de-
mande à Nudjoum sa fille Nahoumé. Nudjoum hésite à répondre. Has-
san troublé croit déjà se voir enlever sa chère Nahoumé; il ne se pos-
sède plus ; il se lève aussi et dit : « Par mon rang, par ma naissance et
par ma parenté, je dois avoir de préférence la main de ma cousine; je
ne souffrirai pas que Nahoumé s'éloigne de sa tribu pour aller vivre
chez des étrangers. »
Aouf le Terdjémide, les yeux étincelans de colère et de jalousie, s'é-
crie : « Malheureux jeune homme, tu oses te comparer à un soigneur
arabe , avoir des prétentions aussi élevées que moi ; tu as l'audace de
m'interrompre, toi, misérable orphelin ! — Jesuis, répond Hassan, plus
noble que toi par mon père et ma mère : rends grâces à Dieu de ce que
tu es sous celle lente, sans cela mon cimeterre se trouverait plus voisin
de ton conque la salive ne l'est de ta langue. Si tu es fier de tes riches-
ses, je te dirai que tous les biens des Arabes seront à moi quand je le
voudrai. Si lu te prévaus de Ion adresse à manier un coursier ou à te
(i) Nahoumé en arabe sigolGe belle et gracieute.
2 35
522
servir de la lance et du cimeterre , tu n'as qu'à venir te mesurer avec
moi. n
Aouf, au comble de la fureur, saisit ses armes, s'élance sur son che-
val et sort hors des tentes. Hassan le suit de près; il arrive suivi de
toute la tribu, qui veut être témoin de ce combat. Hassan fond sur son
advei^aire, pare un coup de lance que celui-ci voulait lui porter; il
s'approdhe d'Aouf, et d'un bras Vigoureux le saisissant à la poitrine
par la cotte de maille , il l'enlève et le renverse aux pieds de son cheval.
Hassan allait trancher la tète à son rival; mais Nudjoum s'j oppose eh
"disant qu'il avait reçu l'hospitalité chez lui. Hassan se borne à lui cou-
per les cheveux sur le front , et à lui lier les mains derrière le dos. 111e
laisse dans cet état retourner vers sa tribu.
La nouvelle de cet exploit se répandit parmi les Arabes, et personne
n'osa plus désormais se présenter pour demander la main de Nahoumë.
Hassan , qui s'était vu contraint par cet événement de déclarer son
amour, attendait, dans une inquiétude inexprimable , la décision de
Nudjoum à son égard. Sa jeunesse, son peu de fortune, tout lui faisait
craindre un refus. Plongé dans des réflexions pleines d'amertume , il se
livrait au désespoir, lorsqu'une esclave qui lui était dévouée vint le tirer
de son incertitude, en lui rapportant qu'elle avait entendu Nudjoum
dire à son épouse qu'il verrait avec plaisir son neveu , dont il estimait
la bravoure et la générosité, devenir son gendre s'il était plus riche.
Ce rapport fait renaîire l'espoir dans le cœur d'Hassan ; il va trouver
son oncle, couvicni avec lui de la dot qu'il doit lui donner pour obtenir
la main de sa bien-aimée , et lui déclare qu'il est résolu d'aller, avec de
braves compagnons d'armes, pour conquérir avec la lance la dot de
Nahoumé.
Avant de quitter la tribu, Hassan fait dire à son amante qu'il l'attend
hors du camp; bientôt il la voit accourir avec la légèreté et les grâces
d'une timide gazelle. Hassan l'informe de son projet, et lui fait les plus
touchans adieux. Nahoumé, effrayée à la nouvelle des dangers qu'Hais-
san va braver pour l'amour d'elle, verse un torrent de larujes et s'é-
crie : «Cher amant , que le ciel veille sur toi!» Ses sanglots l'empê-
chent d'en dire davantage. Hassan l'embrasse sur le front, et coûtât
rejoindre ses frères d'armes. Ils marchèrent vers le pays d'Anadan,
traversèrent le Neldjem et le Guilan, et leur voyage fut de longue
durée.
Pendant i'abi>encc d Hassan, un guerrier nommé Assaf, parcourant
523
ùiî jour', aWc é[VieVquè5 uns de ses cavaliers , les terres qui le séparaient
des autres tribus, s écarta des siens, et vint seul reconnaître le campe-
ment deà Maiénides. Tandis qu'il admirait ses gras pâturages, il voit
auprès d'un lac un essaim de jeunes filles, parmi lesquelles était la
belle Nahoumé. Elle folâtrait en liberté avec ses compagnes. Nahoumé
sortait du lac avec plus d'éclat et de majesté que l'astre des nuits dans
toute sa plénitude. Elle souriait , et montrait une rangée de perles sous
dts lèvres de corail. A cet aspect , Assaf reste immobile : il éprouve un
sentiment qui lui était jusqu'alors inconnu. Les jeunes filles l'aperce-
vanl remarquent que ses yeux sont fixés sur ^Nahoumé ; elles lui font un
rempart , la cachent au milieu d'elles en criant à Assaf : «Avez-vous
perdu tout sentiment de pudeur, de venir ainsi porter vos regards in-
discrets sur des femmes? Ce n'est pas là, certes, l'action d'un brave
ni d'un galant homme. »
Ces reproches forcent Assaf de s'éloigner j mais il se retire lentement
et le cœur plein de Tirnage de Nahoumé. Assaf, seigneur dt la tribu
de Kahtan, se faisait remarquer par une taille gigantesque et une voix
de tonnerre , il avait sous ses ordres une armée nombreuse qui appau-
TTÎssait en peu de temps la terre où elle était campée , et le forçait
d'aller chercher d'autres pâturages , dont les habitans fuyaient au bruit
redoutable de son approche.
Assaf, de retour chez lui, envoie une vieille femme de sa tribu pour
fâcher de découvrir quelle est la jeune personne qu'il venait de ren-
contrer; il lui recommande surtout de chercher à savoir si elle était
libre ou non. L'adroite messagère a bientôt appris le nom delNahoumé
fille de Nudjoum. Elle sait qu'elle n'est j)a3 mariée , et revient sur-le-
cîïamp en informer son maître.
Assaf aussitôt charge un de ses parens d'aller à la tribu de Mazen , et
de dire à Nudjoum qu' Assaf , ayant vu sa fille , demande qu'il la lui en-
voie avec un cortège d'une nouvelle mariée; qu'il est prêt à lui donner.
la dot que Nudjoum voudra fixer, le priant d'être persuadé que, dès
qu'il aurait l'honneur dètre son allié, il n'aurait plus d'ennemis à
craindre; il ajoutait à ces paroles pleines d'orgueil , que si l'on ne con-
sentait pas à lui envoyer Nahoumé de bon gré, il saurait s'en rendre
maître, et qu'alors il la traiterait en esclave , et qu'il anéantirait les tri-
bus de Mazen et de Témides, sans piiié pour les cnfans à la mamelle,
les veuves ni les orphelins.
Nudjoum répondit à l'envoyé d'Assaf que sa fille était promise à son
ib.
524
neveu , qu'il ne pouvait plus disposer d'elle ; qu'il espérait qu'Assaf
ne concevrait point d'inimitié à cause de ce refus inévitable ; que, cepen-
dant, s'il faisait des démarches hostiles, et s'il voulait user de violence,
on saurait se défendre et protéger les femmes et les enfans. Celte
réponse ne fit qu'irriter la passion d'Assaf, qui jura de s'emparer
de Nahoumé et de la traiter en esclave.
Hassan revint sur ces entrefaites avec un butin considérable de trou-
peaux , de chameaux et do choses rares et curieuses. Il paya à son oncle
la dot convenue, et mit à part cinq cents brebis destinées pour les
noces. En apprenant les menaces d'Assaf, Hassan s'écrie : « H ne faut
pas attendre qu'il vienne nous attaquer. J'irai implorer le secours du
puissant roi Zécr , qui daigna me faire élever à sa cour; je reviendrai
avec les invincibles guerriers d'Abs et d'Adnan , et je repousserai loin
de nos terres cet insolent voisin.»
Ces paroles tranquillisèrent l'esprit de Nudjoum, qui consentit aux
fêtes qu Hassan voulait donner à ses amis pour célébrer son heureux
retour, en même temps que son hymen. Pendant sept jours , les Mazé-
nides se livrèrent au plaisir de la table. De tous côtés, on n'entendait
que des chants d'allégresse; on ne voyait que des groupes de danseurs.
Le huitième jour , Nahoumé, parée de magnifiques vètemens , allait
être unie à son cousin , lorsque des voyageurs troublèrent la cérémonie
en annonçant qu'Assaf avait rassemblé des forces considérables, et
qu'il se préparait à venir attaquer la tribu de Mazen. Ces voyageurs
ajoutaient que Ihn Hassan et Ibn Messad étaient déjà arrivés au rendez-
vous avec les tribus d'Assed et de .lani, et que Aouf le Terdjémide s'éf,
tait joint à eux, brûlant de venger son affront. \
A ces nouvelles, les vieillards de la tribu de Mazen s'assemblent
chez Nudjoum , lui représentent qu'ils n'ont pas de forces à opposer à
tant d'ennemis, qu'ils ne pourraient même se flatter de résister seuls à
Assaf ; que la prudence devait l'engager à donner sa fdle à ce redou-
table guerrier, jjluiôt que d'exposer à une ruine inévitable ses parens ,
ses amis et sa tribu tout entière. Nudjoum consterné ne peut se résou-
dre à sacrifier sa fille. Hassan , à force de prières et de larmes , obtient
un délai de dix jours pour songer aux jnoyens de repousser l'ennemi.
Hassan part aussitôt avec cent cavaliers; il se dirige en toute hâte
vers le roi Zéer , le rencontre près de la source Zat-el-Arsad , brillant
de majesté au milieu de ses invincibles guerriers. Tel on voit briller au
525
sommet de la voûte céleste l'astre argenté des nuits, environné d'une
multitude d'étoiles.
Le roi Zéer rassure avec bonté le jeune Hassan , lui promet le secours
qu'il demande, et désigne le prince Malik pour aller en personne déli-
vrer la tribu de Mazen de l'oppression d'Assaf , et lui donne mille de
ses plus braves cavaliers pour marcher sous ses ordres.
Antar, plein d'une ardeur belliqueuse, s'écrie : « Cet Assaf ne mé-
rite point que mon prince aille s'exposer à tant de fatigues : moi seul
accompagnerai ce jeune homme et le débarrasserai de son ennemi, fût-
ce même le grand Cosroës, roi de Perse. »
Le roi Zéer sourit à la bravoure d' Antar; il le savait capable d'exé-
cuter les entreprises les plus hardies; il le donne pour lieutenant au
prince, ensuite il fait distribuer des rafraîchissemens à Hassan et à ses
compagnons , et les in-vite à profiter de la nuit pour prendre quelque
repos.
Hassan ne pouvait goûter les douceurs du sommeil ; il attendait Tau-
rore avec une extrême impatience ; dès qu'elle paraît, tous les guerriers
sont à cheval. Le prince Malik s'arrache avec peine des bras de ses
frères. Antar embrasse son père Chiddad, et pousse un profond soupir
en pensant qu'il va être séparé pour quelque temps de sa bien-aimée
Abla.
Les guerriers d'Abs, couverts de cuirasses brillantes, sont montés sur
des coursiers d'excellente race arabe ; ils sont armés de cimeterres et de
lances. Le prince Malik s'avance à la tête de la colonne, sur une su-
perbe jument que son père lui avait donnée ; il a des ctriers d'or massif,
et un casque d'un poli éblouissant. Antar est près de lui sur son fidèle
Abjar, qui a les formes et la démarche d'un lion. L'infatigable piéton
Chéiboub , un carquois sur l'épaule , marche à la hauteur de l'étrier de
son frère Antar. Pendant la route , le prince Malik cherche à distraire
son ami des tristes pensées qui l'accablent; mais voyant qu'il ne peut
faire oublier h Hassan sa tribu entourée d'ennemis, et sa chère rsahoumé
menacée d'esclavage , il s'adresse à Antar et le prie d'improviser quel-
que chant guerrier. Antar, plein d'une ardeur belliqueuse, s'écrie avec
enthousiasme :
« Que j'aime à voir briller l'acier tranchant et le fer aigu des lances!
Je suis impatient de braver la mort : le héros ne la craint pas, il la
donne à ses ennemis.
» Les armées se mêlent avec fracas; les coursiers se dressent devant
526
les lances ; un nuage épais de poussière répand sur le champ de bataille
un voile sombre précurseur des orages; les glaives sillonnent d'éclairs
le ciel obscur , et le fer de la lance étincelle comme la comète mena-
çante. Honneur et gloire à celui qui affronte le danger!
» Qu'un guerrier s'élance au milieu des combattans ; que sa lance
renverse tout devant lui ; que son cimeterre dégoutte de sang ; qu'au
milieu du péril il soit calme et impassible. Voilà mon frère d'armes,
nous marcherons ensemble , serrés l'un contre l'autre , et la faible lance
de Kahtan viendra se briser sur noire poitrine.
» Le lâche traîne une misérable vie dans la honte et le mépris : aucun
ami ne donnera une larme à son trépas. La beauté ne pleure que le
guerrier qui se distingue dans les combats. Si je dois périr, il en est
une qui dira: «Il était estimé des hommes; c'était un lion terrible
qui protégea mon honneur et les tentes de ma famille. » Ainsi ciiantait
Antar. — « Noble cavalier, lui dit Hassan , si vous égalez les plus illustres
guerriers en valeur, vous les surpassez en éloquence. » Tous ses com-
pagnons d'armes applaudissent à Antar , et le prient de recommencer
.. , . 'lo":
son chant qu'ils répètent avec lui.
Les enfans d'Abs et de ^lazen marchaient depuis deux jours; Antar,
qui s'était séparé des siens pour suivre seul la crête des montagnes ,
aperçoit au fond d'un vallon deux cavaliers qui se battaient à outrance ;
il presse les flancs du fidèle Abjar, vole à eux en leur criant de sus-
pendre leur fureur. A sa voix , les combattans se séparçnt ; l!un cl'eu^
vient au-devant de lui en versant des larmes. Antar le rassure et lui de-
mande la cause de son différend.
c Seigneur, dit l'inconnu, nous sommes deux frères; mon adver-
saire est mon aîné. Notre aïeul , seigneur puissant, se nommait Amara,
filsd'Aris ; il avait de nombreux troupeaux , parmi lesquels op remar:
quait une jeune chamelle , légère à la course comme 1 oiseau du désert.
Lnjour, ne voyant pas cette chamelle revenir avec ses troupeaux, il
la demande au berger. Celui-ci répond qu'elle s'était écartée , qu'il
l'avait long-temps poursuivie sans pouvoir l'approcher; qu'ayant ra-
massé une pierre 7ioirc et luisante , il la lui avait lancée , l'avait atteinte
et lui avait percé le flanc ; que la chamelle était tombée morte sur le
coup. Notre aïieul eut du regret de la perte de cet animal ; il monte à
cheval et se fait conduire par le berger à l'endroit où il l'avait laissée j
il trouve la pierre noire teinte de. sang. Comme il avait de grandes
connaissances dans la nature des choses , il reconnut que cette pierre
.V27
était un morceau de foudre ; il l'euiportc et fait forger un cimeterre par
le plus célèbre armurier de son temps. Quand cette arme fut achevée ,
cet liomme unique dans son art vint la présenter à mon aïeul en di-
sant : « Voici un arme précieuse , il ne manque plus qu'un bras digne
de la manier. » Mon aïeul, irrité de l'insolence de l'armurier, prit le
cimeterre de ses mains et fit tomber sa tète d'un coup plus prompt que
l'éclair.
» Dami (c'est le nom que reçut le cimeterre) eut un fourreau en or
massif, et la poignée fut enrichie de pierres précieuses. Mon aïeul dé-
posa le redoutable Dami dans son trésor. Quinze ans après il mourut.
Mon père lui succéda et hérita de ce cimeterre ainsi que de ses autres
armes. Quand il sentit sa fin approcher, il me fit appeler près de lui et
me dit avec bonté : « Je sens qu'il me reste peu de jours à vivre ; ton
frère aîné est un ambitieux, un homme injuste. Il s'emparera de tout
mon bien quand je ne serai plus. Prends cette arme , me dit-il eu me
présentant Dami, ce sera ta fortune. Si tu la portes au grand Cosroës,
roi de Perse, ou à tout autre monarque, ils te combleront de richesses.»
» Je reçus ce présent avec reconnaissance , et vins de nuit l'enterrer
ici. Peu de temps après mon père mourut : nous lui rendîmes les der-
niers devoirs. Mon frère s'établit à sa place , sans me faire participer à
la moindre des choses. En rassemblant ses armes, il ne trouva pas Dami
et m'accusa de l'avoir dérobé. Je le niai d'abord ; mais il me tourmenta
si cruellement , que je fus contraint de le mener dans l'endroit où je
l'avais enterré ; je le cherchai long-temps sans succès; l'ayant caché
pendant l'obscurité de la nuit, il me fut impossible de le retrouver.
Mon frère prétendit que je voulais l'abuser ; et malgré mes sermens, il
fondit sur moi le sabre à la main. Il a fallu défendre ma vie , lorsque
votre heureuse arrivée mit fin à notre détestable combat. C'est à vous ,
seigneur , à juger entre nous. »
Antar se retourne vers l'autre guerrier, lui demande pourquoi il
tyrannise son frère ; pourquoi il ne veut pas l'admettre à participer aux
richesses laissées par leur père. Celui-ci, indigné d'entendre un étranger
lui adresser une semblable question, ne pense à lui répondre qu'à coups
de cimeterre.
Antar a vu son mouvement ; il le prévient, et, d'un coup de lance
aussi inévitable que l'arrêt du destin , il le frappe au milieu de la poi-
trine : on voit le fer de sa lance ressortir brillant entre ses épaules. Il
tçmbe en vomissant des flots de sang et expire. Le jeune Arabe vient
528
baiser la main d'Antar, et retourne à sa tribu en rendant grâce à son
libérateur.
Quand il l'eut perdu de vue , Antar , satisfait d'avoir fait triompber
l'inconnu, eut l'idée de se reposer un instant dans ce vallon. Il veut,
suivant l'usage des Arabes, planter sa lance en terre avant de descendre
de cbeval. Trois fois il cbcrche à la faire entrer , et trois fois cette lance,
qui perce les cuirasses les plus dures , ne peut pénétrer dans le sable.
Surpris de ce prodige , Antar s'élance en bas de son coursier , impatient
d'en connaître la cause; il se baisse, et découvre un énorme cimeterre
garni en or et en pierres précieuses. Antar , transporté de joie , admire
les décrets de la divine providence qui fait tomber en son pouvoir le
fameux Dami. Il vole auprès de ses compagnons d'armes, et présente
au prince Malik celle arnie digne d'un monarque ; il lui raconte com-
ment elle est tombée en sou pouvoir. Malik , après l'avoir admirée , la
rend à Antar en lui disant : « Il est juste que la meilleure arme du
monde écboie au plus brave guerrier de son temps. » Tous ses compa-
gnons d'armes s'emprL'ssent de féliciter Antar , et ils conlinuent leur
route pleins d'espoir dans cet heureux piésage.
Arrivés dans une vaste plaine qu'ombrageaient des platanes dont la
hauteur fatiguait les regards , les enfans d'Abs se proposaient de s'y
arrêter auprès d'un ruisseau limpide , quand ils aperçurent au loin cinq
cents cavaliers couverts d'armures. Ils se dirigeaient vers eux. Les
Absiens, le col tendu , l'œil fixe, s'arrêtent, cherchant à reconnaître
si ce sont des ennemis. Cependant la colonne s'avance majestueusement,
et dès qu'elle fut à portée, soudain un cri de guerre partit des deux
côtés.
Gaïdak , fils de Sumbussi , chef de ces cavaliers, était charmé de ren-
contrer Antar et les Absiens ; il s'écriait : « Enfin je vais venger mon
père ! enfin je vais laver ma honte I »
Gaïdak, dès ses plus tendres années, avait été rendu orphelin par
Antar. Quand il fut parvenu à l'âge des hommes, il montra tant de
grandeur et de courage , que son nom devint célèbre parmi les Arabes ,
et qu'on le jugea digne 'd'être le chef de sa tribu comme l'avait élé son
père; on lui déféra le commandement. Gaïdak ne s'en servit que pour
rehausser la gloire et faire le bonheur des familles qui l'entouraient.
Un certain Cadaa , jaloux de l'élévation de Gaïdak , lui rappelait sans
cesse que son père pvait péri de la main d'Antar, et, dans la vue de le
voir succomber , le provoquait à aller défier ce héros. Gaïdak s'était
529
mis en route dans ce noble dessein ; mais il reçut une invitation d'Assaf ,
et fut obligé de revenir sur ses pas-
Cependant la nuit s'approchait; on se contenta de part et d autre
d'allumer des feux et de placer des gardes. Dès que l'aurore paraît , les
deux armées sont rangées en bataille. Antar s'élance sur l'ennemi en
poussant un cri qui retentit dans les montagnes. Des tourbillons de
poussière s'élèvent de dessous son cheval ; il renverse tout ce qui se
trouve sur son passage.
Gaïdak, vovant qu'Antar met le désordre parmi les siens, veut arrêter
ce torrent; il court à lui. Antar le voit, et d'un coup du redoutable
Dami il fait voler sa tète , qui va rouler au loin dans la poussière.
Les cavaliers de Gaïdak , voyant leur chef mort, cherchent leur salut
dans la fuite. Les vaillans Absiens s'emparent des chevaux et des bà-*
gages ennemis, et continuent leur route.
Il restait peu de chemin à faire pour arriver à la tribu de Mazen.
Hassan, impatient de savoir ce qui s'est passé depuis son absence , de-
mande au prince Malik la permission de le précéder pour annoncer au.x
Mazcnides l'heureuse arrivée des guerriers d'Abs. Malik y consent en
l'assurant qu'il ne tarderait pas à le suivre.
Hassan précipite sa course , arrive à sa tribu , et trouve la terre cou-
verte de morts. Assaf s'est rendu maître du camp après un carnage
horrible, et se dirige du côté de la montagne d'Aban, derrière laquelle
les femmes et les enfans s'étaient réfugiés. Hassan l'entend dire à ses
frères d'armes : ? Mes amis , faites des esclaves , pillez et prenez tout ce
que vous voudrez ; je ne veux rien pour moi ; je vous abandonne tout ,
si ce n'est Nahoumé , fille de Nudjoum. »
Hassan, anéanti à la vue de la position de sa tribu, s'élance au milieu
des ennemis; ses cavaliers le suivent le cœur plein de rage. Les guer-
riers d'Assaf font volte face, et la mort triomphe de tous côtés.
Assaf, voyant un jeune guerrier qui se dirige vers lui , s'écrie : « Re-
tourne d'où tu viens ; ne cours pas au-devant de la mort î — Si
j'étais venu plus tôt, répond Hassan, tu n'aurais pas ruiné mon pays.
Mais j'amène avec moi'^es guerriers d'Abs , d'Adnan, de Fusera et de
Tibian; ils te feront repentir de ta violence ; je suis l'époux de celte
femme que tu voudrais enlever; je vais te châtier de ton audace. »
Assaf pousse un cri terrible : « Malheureux! les Absiens et tout ce
qu'éclaire le soleil ne sauraient m'intiraider! » En disant cela , il fond
53Q
coqan;ie u^ ^ioi^ fijriei\x s^r Hassao , recommandant que personne n'ap-
proche : lui seul veut assouvir sa rage.
J^Ç5 deu^ héro§ s'attaquent , possédés d'une égale fureur. Après un
long et opiniâtre combat , Hassan sent ses forces diminuer, veut fuir;
Assaf le presse vivement ; il alUit lui porter un coup mortel , lorsque
les Absiens arrivent avec la rapidité du faucon.
Le prince Malik avait aussi accéléré sa marche : arrivé peu de temps
après Hassan, il avait reconnu la désastreuse position des enfans de
Mazen, et volait à leur secours.
Antar lâche la bride du bouillant Abjar , qui fait jaillir des étincelles
de ses quatre pieds , et du premier choc il sépare les deux corabattans.
La vue de ces guerriers ramène l'espoir dans le cœur des Mazénides;
-ils retournent au combat en admirant la valeur d'Antar, qui moisson-
nait l'élite des guerriers ennemis.
Lç prince Malik s'était dirigé vers Messad el-Kelbi , cavalier d'une
grandç valeur et d'une haute noblesse , dont les parens et les nombreux
amis accoururent à la défense. Le prince Malik éprouvait une vive
résistance : déjà trois de ses guerriers avaient été tués à ces côtés; il
allait être cerné. Antar entend sa voix, s'ouvre un passage jusqu'à lui ,
attaque Messad el-Kelbi. Une lutte terrible s'engage entre ces deux
guerriers égaux en force et en adresse. Cependant Antar porte un coup
du redoutable Dami à la jument de son adversaire qui s'abat, et aurait
écrasé sç>b maître sans l'épaisse cuirasse qu'il portait. Messad el-Jvelbi
se sauye à pied daiis le dçsert , trop heureux d'avoir échappé à une
mort certaine.
Antar, après avoir dégagé son prince , voit le combat continuer par-
tout ^yeç le mépie acharnement ; la présence d'Assaf retient seule les
eijnçinis, et leur fait braver la mort ; il s'élance sur lui et le percç au
côté droit d'un coup de lance; Assaf tombe noyé dans son sang; ses
apiis veijl.çnt venger sa mort; ils fondent comme un torrent sur Antar.
Gelui-ci les reçoit 4e pied ferme ; Chéiboub çst derrière lui, perçant de
ses flèche^ ceux qui cherchent à le tourner. Cependant le nombre
augmentant, Antar sort de la mêlée avec l'iBipctuosilé du vent du
^ord.
Les enfans. d'Abs et de Mazen redoublent de courage; ils mettent en
(uite leuc§ ennemis, qui , n'ayant plus de chef, se dispersent de tous
les côtés et abandonnent le champ de bataille. Les Ma/.étiides rentrent
dans leurs foyers en chantant les louanges du prince 3Ialik et de lin-
53 i
trépide Antar. Le lendemain ils firent des réjouissances plus grandes
que pour les noces d'Hassan.
Les Absicns , après quatre jours de repos et de fêtes, se mirent en
route , aceompagnps par les principaux seigneurs des ^azéi^jdes. Quand
ils lurent près d'arriver à la tribu , Antar s'écria :
« Dans quelle douce ivresse me plonge le vent du matin en m'ap-
portant l'air embaumé qu'on respire à Alem Faadi !
» En vain les Absiens sont injustes et perfides envers moi, l'amour
m'impose la loi de les protéger aux dépens de mes jours. Sans la jeune
vierge qui habite sous leurs lenies, j'irais vivre dans une tribu éloi-
gnée ; mais je suis asservi à jamais par ses grâces enchanteresses et par
le charme de ses yeux , capables d'enflammer un mort dans sa tombe.
» Le soleil, au bout de sa carrière, lui dit : Éclaire le monde en
mon absence , et la lune pâlit en voyant l'éclat de sa beauté.
» Le peuplier et le cyprès mollement balancés par les vents, n'ont
pas la souplesse de ses mouvemens; ces arbres, dont le front pilier se,
perd dans les nuées, voient avec envie celte taille élancée et celte
démarche majestueuse.
.) La modeste Abla laisse tomber son voile , et nous dérobe les roses
de ses joues. ÎNous ne pouvons plus voir ces longs cils noirs qui font de
si proluiides blessures; mais ce voile léger décèle les contours arrondis
de ses membres délicats, et ne peut empêcher de venir jusqu'à nous
le souffle enivrant qu'exhale sa bouche parfumée.
» Oh! fille de Malik! puis-je espérer qu'un jour le ciel exaucera mes
vœux? Puis-je espérer que les plaies de mon cœur déchiré par le cha-
grin de noire séparation, se cicatriseront ?
M Étes-vous encore dans le Nedj ? la lerre de Cherbé sera-t-elle té-
moin de notre union ? En baisant celte lerre que vous foulez aux pieds,
je cherche à calmer le feu qui me consume.
» Je suis Antar l'Absien , proiccieurde ma tribu; je cesserai d'exis-
ter , mais mon nom ira à la postérité. »
532
CONTES POPULAIRES DE l' ALLEMAGNE.
SiQcntcô ic Mbt}al)L
QUATRIÈME LÉGENDE.
Bien que le protégé du gnome eût observé un profond silence sur la
-véritable origine de son bonheur, et qu'il eût plus d'une fois recom-
mande la discrétion à sa femme, celle-ci ne put cependant s'empêcher
de confier son secret à quelques unes de ses amies les plus intimes. Celte
nouvelle cessa donc bientôt d'être un mystère dans le pays, et devint le
sujet des conversations de toutes les familles. Le barbier du village, ravi
d'avoir un motif d'exercer son éloquence, ébruita la chose dans tous
les environs. L'on pense que bien des gens eurent aussitôt l'envie d'es-
sayer du moyen qui avait réussi au-delà de toute espérance à l'honnête
Veit. Conséquemment, les petits aubergistes dont les affaires n'allaient
pas à souhait, les joueurs, les vagabonds et les paresseux, ouvrirent
grandement les oreilles et se rendirent en foule dans les montagnes. Ils
implorèrent le génie des monts Sudètes, le fatiguèrent de leurs cris, et
ne mirent une fin à leurs demandes indiscrètes que lorsque la patience
du gnome fut épuisée. Il s'amusa d'abord de leur folie, et sourit à leurs
prières et à leurs invocations. De temps en temps il faisait apparaître à
leurs yeux un feu follet, qu'ils s'empressaient tous de poursuivre avec
ardeur. D'autres fois même, quand ils n'étaient pas conduits dans quel-
que marais fangeux, ils réussissaient à couvrir de leurs bonnets la
petite flamme bleuâtre (ju'ils désiraient atteindre. Presque toujours ils
voyaient leur attente faussée, mais souvent aussi ils finissaient par
trouver un pot plein d'or, qu'ils emportaient joyeusement avec eux.
Selon la coutume de Silésle , ils enfermaient le trésor découvert pendant
jieuf jours entiers; mais après ce temps, lorsqu'ils voulaient le consi-
633
dérer de plus près , ils avaient le de'sappointement de se convaincte
que leurs ducats étaient changes en morceaux de verre ou en feuilles
de chêne desséchées. Ces avides gens, loin de perdre courage et de se
tenir pour battus, n'hésitèrent pas à renouveler leurs importunités. Ils
eurent mênie la hardiesse , pour forcer le maître des montagnes à leur
apparaître, de faire retentir hautement sur le Riesengebirge le sobri-
quet si désagréable au prince des gnomes. Naturellement, l'esprit en eut
de l'humeur, et il balaya à l'aide d'un coup de vent ou d'une grêle
épouvantable les pétitionnaires entêtés qu'il n'avait pu éloigner par la
douceur. 11 résulta de cette sévère punition , ce qui arrive toujours
lorsqu'un plus puissant a fait, à tort ou à bon d-roit, sentir son pouvoir
et sa force: chacun rentra dans le devoir après avoir épuisé sa valeur,
et le nom de Rûbezahl cessa d'être prononcé tout haut par qui quç ce
fût, dans les cantons même les plus éloignés de la Riesenkoppe. La
route qui traversait les montagnes devint chaque jour moins fréquen-
tée, par suite de l'effroi qu'éprouvaient les voyageurs à s'approcher de
trop près de la résidence du génie, et même il se passait des mois en-
tiers sans qu'aucune âme vivante se hasardât sur les pics des Géans.
Riibezalh n'était pas de ces êtres qui s'inquiètent de l'opinion qu'on a
de leur conduite. Il lui eût été bien indifférent que les hommes n'ap-
parussent plus sur son territoire, s'il n'avait pas aimé à observer ces
marionnettes ridicules.
C'est pourquoi un jour que le gnome se chauffait aux rayons du so-
leil , étendu près de buissons d'églantiers qui dessinaient le contour de
son jardin , il résolut à la première occasion de témoigner sa popularité
d'une manière éclatante. Le hasard ne tarda guère à favoriser ses pro-
jets : une petite femme apparut peu d'instans après à ses regards. La
simplicité de son costume et la préoccupation naïve qui la distinguaient
excitèrent l'attention de Riibezahl. Elle avait au sein un marmot de
quelques mois; un autre enfant était placé sur ses épaules, comme dans
une espèce de sac , et elle conduisait par la main une petite tîlle d'en-
ron quatre à cinq ans. La féconde villageoise était encore précédée d'un
jeune garçon un peu plus avancé en âge , lequel portait une corbeille
vide et un râteau. Amenée sur les montagnes par l'intention de ramas-
ser quelques feuillages verts pour ses chèvres, la petite troupe s'avan-
çait gaiement.
« Une mère, pensa Riibezahl en lui-même, est pourtant une bonne
créature ! Celle-ci traîne quatre enfans après elle , ne murmure en au-
534
cune façon sur son sort, et loin de là , elle vient ici chercher un nou-
veau fardeau. C'est pourtant payer un peu cher les plaisirs de l amour ! v
Cette réflexion philanlropique éveilla dans l'âme du gnome une douce
mélancolie , et il résolut aussitôt d'entamer la conversation avec la
paysanne. Cependant il se rendit d'abord invisible, afin d'observer à
son aise ce qui se passerait. La bonne femme s'arrêta tout auprès de
lui; elle déposa sur l'herbe ses deux plus jeunes enfans, et commença à
cueillir des plantes et des rameaux chargés de feuilles, après aVoir
bien recommandé à ses deux aînés de jouer avec leurs petits frères.
Malgré leur obéissance, la jeune marmaille ne tarda pas à s'ennuyer
tout de bon et à faire un affreux tintamarre. La villageoise quitta soudain
son ouvrage, courut apaiser les pleureurs, les prit sur ses bras, puis
en les caressant et en leur chantant quelques airs monotones, elle
réussit enfin à les assoupir tous deux. Le silence ne dura pas loug-lemps.
Les mouches qui voltigaient autour des dormeurs les éveillèrent aussitôt,
et ceux-ci recommencèrent de plus belle à faire entendre leurs vagisse-
mens. Loin de perdre patience, leur mère entra dans le bois, cueillit des
mûres et des fraises pour le plus grand de ses enfans, puis revint
allaiter le plus jeune. La douceur de cette femme excita l'admiration
de Rubezahl. Cependant, le petit garçon. qui venait de recevoir les fruil$
sauvages, loin de se calmer, devint bleu de fureur, et jeta avec dépit les
mûres et les fraises de coté. La paysanne, à la fin, n'y put tenir davan-
tage, et pour effrayer l'enfant qui refusait de ie taire, elle s'écria: « Eh!
Rubezahl, viens ici, je te prie, et croque-moi ce méchant ! » A. ces mots,
l'esprit apparut sous la figure connue du noir charbonnier. Il s'avança
et dit : « Me voici, que veux-tu de moi?» La pauvre femme, ù cette vue,
éprouva une cruelle peur; mais comme elle avait un caractère résolu,
elle se remit promptement, et répondit avec un sourire : «Merci de ta
peine, bon génie! Je ne voulais en t'appelant que faire taire mon petit
bonhomme, et tu vois, il est maintenant tranquille !
„ Oh, oh I reprit le maître des montagnes, ne sais-tu pas que per-
sonne ne m'a jamais donné , sans encourir ma disgrâce, le sot nom que
tu as prononcé? Tu m'as sommé de paraître pour manger ce gaillard-
là , tu vas me le livrer, car il y a lung-iemps que mu dent n'a broyé un
morceau si délicat 1 » A ces mots, il avança sa sale main pour saisir le
marmot au visage barbouillé. Mais soudain, telle (ju une louve en furie
à laquelle on veut arracher ses petits, ou telle encore que le cygne
qui avec courage défend sa couvée contre la voracité de la martre, la
Îi35
villageoise se jeta au-devant de Riibezahl, le saisit hardiment par !a
barbe, et lui cria d'une voix forte en balançant vigoureusement son
poing : « Arrière, monstre, ou il faudra que tu m'étrangles avant de
dévorer ce pauvre innocent. »
Riibezalil, qui ne s'attendait pas à une si noble résistance, recula de
deux pas en souriant, puis prononça les paroles suivantes :
n Ne t'emporte pas ainsi comme une folle ! Tu vois bien que ce n'est
qu'une plaisanterie. Je ne suis pas, comme tu te l'imagines, un vorace
Croque-Mitaine, et je ne veux faire aucun mal à tes enfansi
■» — C'est autre chose, répondit la paysanne en poussant un profond
soupir; mais c'est une cruaulé que de plaisanter ainsi avec une mère.
» — Tranquillise-toi , bonne femme ! cette ctuautë n'ira pas plus loin,
fet pour te prouver les favorables intentions que j'ai à ton égard, confie-
moi ce lutin-là. Il me plaît, et je veux l'élever avec le plus grand soin.
J'en ferai plus tard un grand seigneur et lui donnerai des richesses im-
taenses , avec lesquelles il pourra par la suite rendre heureuse toute sa
famille. Si tu veux même, pour prix de l'effroi que je n'avais nulle-
ment envie de te causer, je vais te payer à l'instant cent beaux ducats
qui seront un petit à-compte sur ce que je te destine encore par la suite.
» — Ah! n'est-ce pas? ce drôle-là vous coïiviendrait! Vous n'êtes, tu-
dieu , pas dégoûté! Regardez comme il est gentil et l'aimable figure
qu'il fait en nous regardant. Je le sais tout aussi bien que votre seigneu-
rie : on n'en saurait trouver de plus éveillé et de plus joli dans l'uni-
vers ! Mais aussi pour tous les trésors du monde, je ne vous le vendrais
pas , soyez-en sûr ! »
« — Quelle sottise est la tienne! reprit Rûbezahl. N'as-tu pas, outre
ce fils, trois autres enfans, qui réclament encore ta peine et tes soins?*
Considère que de tourmens ils te causent nuit et jour, et combien il est
pour toi pénible de les nourrir i ...
» — C'est un fait certain ; mais aussi en revanche je suis mère , et la
joie qu'ils me causent paie largement mes inquiétudes et mes veilles.
Vous ne vous doutez pas, vous, quel plaisir une mère éprouve à voir
folâtrer sa petite famille autour d'elle!
» — Beau plaisir, par ma foi ! que d'avoir près de soi un enfer pareil
toutle long de la journée ! Non seulement il faut adoucir ces démons-là
à force de cajoleries , mais encore, après leur avoir donné tout ce qu'ils
désirent, on doit supporter de plus leurs grogneries et leur ftiéchancefé.
» — Ah! que vous connaissez peu le bonheur qu'ils me procurent J
536
Un seul de leurs regards , un seul de leurs sourires, allège mon travail,
quelque pénible qu'il soit , et me fait oublier mes fatigues et ma pau-
vreté. Aussi je désirerais avoir cent bras, et je les emploierais bien
volontiers à porter ces bons petits et à travailler pour eux !
» — Comment ! est-ce que ton mari n'aurait pas aussi des mains à
remuer de son côté?
» — Oh sans doute , seigneur ! et je puis bien vous assurer qu'il ne les
laisse pas oisives dans ses poches ; je m'en aperçois souvent !
» — Serait-il possible, dit le génie en courroux, que ton époux eût
l'audace de te battre? Il aurait le courage de frapper une femme telle
que toi!... Mais il n'échappera pas à ma justice, et je veux lui rompre
les reins aussitôt que je le rencontrerai !
«—N'en faites rien, de grâce, repartit en souriant la bonne villa-
geoise , car TOUS auriez sans cela fort affaire si vous vouliez assommer
tous les mauvais maris qui s'attaquent à leurs femmes. Leshommes, voyez-
vous, sont une engeance maudite; aussi l'on dit cheznous avec raison, que
tout n'est pas fleur dans le ménage. Mais puisque j'ai fait une fois la sot-
tise de prendre un maître, il faut bien me soumettre à ses volontés.
D'ailleurs ne vous inquiétez guère de ce qui se passe dans ma cabane ,
car je ne suis pas aussi douce que vous le pensez, et je rends bien en
paroles à mon époux les coups qu'il me donne.
» — Il me semble d'après cela, ma chère, que tu ne te repens pas
beaucoup d'avoir épousé ce vaurien ?
» — Peut-être plus que vous ne pensez! Mais, voyez vous , Steffen
était un beau garçon. Il avait un peu de bien, et moi j'étais une pauvre
fille qui ne possédais pas un heller(l) au monde. Un jour il vint me
trouver, me pria de lui accorder ma main, et me donna pour arrhes de
sa parole un bel écu au sauvage (II). L'affaire fut conclue d'emblée.
Plus tard, il m'a repris l'écu, et le sauvage seul m'est resté.
» — Quel métier fait-il , ce coquin d'homme?
» — C'est un marchand de verreries qui se donne bien du mal. Il va
constamment en Bohème acheter sa marchandise , puis la rapporte sur
son dos dans nos contrées, où il en fait un petit trafic assez lucratif. Ce-
pendant, quand, par malheur, quelque pièce vient à se briser en route,
nous nous en apercevons dès son arrivée, car les enfans et moi nous de-
vons payer la casse. Heureusement que les coups ne tuent point quand
ils vieiment d'une main qui nous est chère.
» — Comment peux-tu aimer un mari qui te maltraite de la sorte i*
537
,) — Et pourquoi ne l'aimerais-je pas? n'tisl-il pas le père de mes en-
faus? Quand ceux-ci seront élevés , ils nous récompenseront de ce que
nous avons fait pour eux.
w — L'espérance n'est pas grand'chose, repartit Riibe/ahl. Tu ferais
mieux d'accepter l'offre que je t'ai faite tout>à l'heure; elle te serait
plus profitable et moins chanceuse. »
La villai^eoise ne daigna pas repondre à celte nouvelle proposition.
Elle remplit de feuillages succulens sa corbeille, sur laquelle elle atta-
cha encore lepetitdiableà la voix perçante. Le génie se détourna comme
s'il voulait s'éloigner. Cependant la charge était lourde et la bonne
femme était un peu embarrassée pour la placer elle-même sur ses
épaules. Elle rappela donc le gnome et le pria poliment de l'aider. Ru-
bezahl se prêta volontiers à son désir, et la paysanne, en le remerciant,
lui demanda ingénuement s'il ne voulait pas faire cadeau à son enfant
d'un petit gros (Hl), pour s'acheter un pain blanc.
« — Je ne fais cadeau de rien , ditRubezahl feignant un air gronde nr.
» — Comme vous voudrez ,» reprit la bonne femmeavec indifférence;
et elle descendis, la montagne avec sa petite famille en fredomnant une
gaie chansonnette.
Le gnome la suivit des yeux avec plaisir, et jura qu'elle el son bru-
tal époux se souviendraient bientôt de lui.
Plus la villageoise avançait et plus sa corbeille lui paraissait devenir
pesante. A chaque instant elle était obligée de se reposer. L'idée lui
vint bientôt que Rûbezahl lui devait avoir joué quelque tour.
S'imaginant que le génie avait sans doute mêlé quelques pierres au
feuillage qu'elle avait ramassé, elleprofitadu premier tronc d'arbrequi
s'offrit pour se décharger. Elle regarda dans la corbeille, et n'y trouva
que ce qu'elle y avait entassé elle-même. Alors elle en ôta la moitié, et
remplit son tablier autant qu'elle put. Cependant le poids lui pnrut
encore trop considérable, et elle fut forcée, à son grand élonnemi^nt,
de le diminuer de nouveau. Rien souvent, en allant à l'herbe, elle .ivait
rapporté à la maison d'énormes bottes, et jamais elle n'avait senti une
lassitude pareille. Dès son arrivée chez elle , elle oublia néanmoins sa
fatigue pour vaquer aux soins du ménage. Elle distribua à la chè vre et
aux chevreaux la nourriture fraîche qui leur était destinée. F^nsuite
elle donna à souper à ses enfans, les coucha tous, puis elle-même,
après sa prière du soir, se mit au lit, où le sommeil s'empara toMt aussi-
tôt d'elle. — Dès l'aurore , la digne mère fut éveillée par les cris de son
2. 36
538
nourrisson. Elle lui tendit la mamelle, l'apaisa, et après l'avoir remis
dans son bercean , elle se rendit à 1 étable pour y traire les chèvres.
Mais quel fut son eliroi , lorsqu'elle aperçut ses animaux domestiques,
les uns morts, et les autres s'agitant dans d'affreuses convulsions!
A celte vue, la paysanne altérée ne put retenir ses pleurs et s'écria
douloureusement :
f Malheureuse que je suis! que l'erai-je maintenant, et que dira mon
homme quand il reviendra? Ces chevreaux que je complais vendre pour
acheter des habits d'hiver et une provision de ponnnes de terre, ils sont
morls aujourd'hui, et celle perle est irréparable. Comment aurais-je pu
penser que la protection du ciel m'abandonnerait à ce point ! » Mais à
peifle ces paroles lui furent-elles échappées, qu'elle se repentit de les
avoir prononcées. Klle songea que ses enfans, sou mari et elle-même
étaient tous en boiine santé, et celte idée lui fit aussitôt réprouver son ex-
clamation irréfléchie. « Le plus jeune de mes enfans n'a-t-il pas mon
propre lait, dont la source, Dieu merci! n'est pas encore tarie? Et
quant aux autres , il y a de l'eau pour eux dans la fontaine. Si Steffen
me fait une querelle, cène sera jamais qu'un mauvais quart d'heure
à passer. Au fond, mon infortune n'est pas si grande, que je doive me
planidre du la Providence! Voici bientôt le temps des moissons; je pour-
rai faire agir ma faucille, et cet hiver j'en serai quitte pour filer un peu
plus avant ilans la nuit. De celte manière, il me sera facile de m'ache-
ter une nouvelle chèvre et d'en avoir bientôt des petits aussi beaux
que- ceux que j'ai perdus. »
i.n raisonnant de celle manière, elle se consola peu à peu et sécha
ses 1 armes pour n'en pi us verser. En levant les yeux , elle découvrit à
quffl ques pas devant elle une petite feuille qui reluisait comnie de l'or.
AiMS itôt ei!e la ramass;i, et lui trouvant une certaine pesanteur, elle
cour ut chez la juive sa voisine à laquelle elle montra avec joie sa trou-
vailli î. Celle-ci se convainquit que le métal était de bon aloi , et lui of-
frit ci 1 échange deux grosses couronnes (IV). La pauvre femme ne s'é-
tait ja mais vu autant d'argent à la fois. î'.lle passa aussitôt chez le bou-
langer , acheta quelques jràleaux pour ses enfans, et prit chez le boucher
un bca u gigot de mouton , qu'elle comj)lait préparer pour le retour de
son ma. ri , car elle raiteudait le soir même. Elle distribua les pâtisse-
ries aux enfans, (jui, ravis d'avoir un tel déjeuner, resièrent sages et
perniirei Tt ù leur mère de retourner à l'étable. L'intention de la villa-
geoise et. ïit de cacher autant que possible à Slcffcn le malheur qui lui
530
était arrivé, et qu'elle altriijuait h un sort jeté par quelque envieux
berger sur son bétail. En examinant de plus près les cadavres raidis de
SCS chèvres , elle aperçut dans leurs gueules quelques pièces d'or (jui
lui firent soudain deviner l'auteur du désastre. Elle ne put alors s'em-
pêcher de remercier vivement Rûbezahl, et combla le génie de béné-
dictions. Aussitôt clic alla prendre un couteau, ouvrit les chèvres
n1ortes,et trouva dans leurs estomacs une quantité de ducats qui pou-
vaient s'élever à deux mille environ.
11 serait difficile de dépeindre le ravissement que la villageoise
éprouva à cet aspect. Elle ne connaissait plus de bornes à sa richesse,
dont elle ne pouvait en effet comprendre l'étendue. Néanmoins, après
s'en être emparée, son trésor lui fit éprouver de vives inquiétudes. Elle
craignait les voleurs, les voisins, tout le monde. Elle hésitait si elle ren-
fermerait son or dans l'armoire de la chaumière , ou bien si elle l'enter-
rerait dans quelque coin de sa cave. Premièrement l'idée lui vint de
remettre cette somme à Steffen, mais elle réfléchit prudemment que
son mari , après s'être emparé du magot, la laisserait néanmoins peut-
être, elle clsesenfans, dans la môme misère où ils avaient si long-temps
langui. Cet homme était en effet l'esclave d'une telle passion pour l'é-
conomie, que celle-ci pouvait hardiment passer pour une avarice bien
Caractérisée; et il était à prévoir que cette circonstance ne ferait qu'ac-
croître encore son vice capital. Dans son indécision et son embarras,
elle mit dans un sac l'or qu'elle avait trouvé, et se rendit aussitôt chez
le pasteur du village , qui avait une réputation acquise d'honneur et de
bonté. Il protégerait surtout les épouses que leurs maris maltraitaient , et
reçut avec une extrême bienveillance la femme de Steffen. Celle-ci lui
raconta naïvement de quelle manière Rûbezahl lui avait envové ses
précieux dons, et pria , en celle occurrence, le prêtre de lui donner un
bon conseil. Elle témoigna le désir de voir son argent en sûreté, et
d'empêcher l'avare Steffen de mettre la main dessus.
Le curé avait, outre une probité à toute épreuve , un bon sens
et une pénétration que l'âge et l'expérience donnent presque toujours.
Sentant les justes raisons que la bonne femme faisait valoir, il la dissuada
Itti-mcme de confier son argent à son ladre époux.
« Ecoutez, ma bonne amie, dit le prêtre; si vous n'avez pas
crainte de déposer vos ducats entre mes mains, je vous les garde-
rai fidèlement, et je vous remettrai une lettre, écrite en langue ita-
lienne, que nous feindrons être de iotte frère, depuis tant d'années
36.
540
absent de son pays. Je raconterai clans cette lettre supposée que
ce parent, après avoir pris du service à A'enise, s'est rendu aux Indes
orientales, et qu'il y est mort en vous léguant toute sa fortune, sous la
condition expresse que le curé de kirchspiel (V) surveillerait comme
tuteur l'emploi de voire capital. Parce moyen vous jouirez sans crainte
des revenus de votre argent, et votre mari ne pourra s'emparer d'un
bien qui est acquis à vous seule, et que vous devez conserver intact à
vos enfans. »
La femme de Sleffcn accepta cette proposition avec reconnaissance.
Le pasteur du village, qui avait offert ses bons services à la paysanne,
différait, dans sa manière d'obliger les femmes, de la méthode de Hube-
zalil. Le premier croyait que, parce qu'il honorait la Vierge et les
saintes, il devait étendae son bras protecteur sur le sexe faible. Toute-
ibis cette conduite, bien que fort chrétienne du reste, avait souvent
excité la médisance et la calomnie. Le maître des montagnes, lui qui se
souciait fort peu des mauvaises langues, haïssait au contraire toute la
race féminine, depuis qu'il avait été si indignement trompé par la jeune
princesse silésienne. C'est pourquoi, si le génie se décidait parfois à se
relâcher de son système, par considération pour quelque malheureuse
sur le sort de laquelle il daignait s'appitoyer, il ne faisait alors que
suivre l'impulsion capricieuse de son cœur. La villageoise, par le dé-
vouement qu elle témoignait à ses devoirs, avait complètement réussi
à capter la bienveillance du souverain des gnomesj mais, en revanche,
le puissant monarque avait conçu l'idée défaire sentir àSleffenla cruauté
de sa conduite. Porté sur les ailes du vent, qui était forcé de se soumet-
tre à ses ordres, Rïibezahl parcourut avec rapidité les vallées et les
montagnes de Silésie,et fit une minutieuse recherche sur toutes les
routes qui coupent en divers sens le royaume de Bohème, dans l'espoir
de rencontrer le colporteur qu'il voulait punir d'une façon exem-
plaire. Par bonheur, aucun autre marchand forain, qui fît également
le commerce de cristaux, ne tomba dans les griffes du génie, car, dans
la clialeur de sa justice, il eut bien pu frapper quelque innocent.
Ce fut dans ces circonstances que Sleffen parut lui-même courbé
sous sa fragile charge , qui rendait à chacun de ses pas un son
clair et argentin. Le regard perçant du gnome l'avait déjà reconnu.
J'our mettre avec plus de succès son ]Aan à exécution, Uiibezahl se
j-elira invisible dans un petit antre près duquel Steffen devait passer.
Dtgà le marchand fatigué avait atteint le sommet de la moutagric, et le
541
chemin qui conduisait a son village s'inclinait en une pente rapide. Les
efforts inouïs qu'il avait dû faire pour arriver jusque là robligcront
à s'arrêter pour essuyer les gouttes de sueur qui ruisselaient abondantes
de son front. Il remarqua à côté de la route un pin qui avait été scié à
quelques pieds hors de terre, et dont le tronc était uni comme le dessus
d'une table. Il s'en approcha, y plaça avec précaution le coffre qui
renfermait sa marchandise, puis s'assit à l'ombre qu'il projetait sur une
mousse soyeuse et fraîche. Le voyage qu'il venait de faire avait été des
plus heureux, et il s'occupa avec amour de calculer les profits qui lui
en reviendraient.
« Les affaires ne vont pas trop mal, murmura Sleffen à demi-voix,
et je finirai, avec un peu de bonheur, par amasser un jolie fortune.
Toutefois, il faut l'avouer, le métier n'est pas doux, et l'on a bien
de la peine jusqu'à l'instant où on peut se la faire payer par les
pratiques. En examinant bien, peut-être ne me serait-il pas impos-
sible de m'éviter cette grande fatigue que je ressens aujourd'hui, et
d'augmenter mon gain tout à la fois. Pour cela, je n'ai qu'à res-
treindre un peu la dépense exorbitante que ma femme fait pendant
mon absence; toujours il faut que je lui donne de l'argent; c'est
tantôt pour acheter des habits, tantôt pour faire bouillir la marmite.
Je veux mettre mon ménage sur un autre pied : l'économie n'est-
elle pas la reine des vertus domestiques? En épargnant un peu plus
qu'on ne le fait chez moi, j'aurai bientôt le petit nombre d'écus
que coûte un âne vigoureux au marché de Schmiedeberg (VI).
Une fois la bête acquise, elle recevra sur son dos la charge que
j'ai moi-même assez long-temps soutenue, et je pourrai voyager plus
commodément. Lorsque la fatigue me gagnera, le patient animal
ne se refusera pas à me porter moi-même un petit bout de chemin.
Je n'en doute pas, la chose réussira, et j'aurai bientôt gagné de
quoi me procurer un petit cheval ; car, sans me déprécier, un àne
peut toujours porter au moins trois fois autant que moi. Mon com-
merce, dès lors tous les jours plus florissant, me permettra d'acquérir
un joli champ, puis un jardin potager ; du rapport que j'en tirerai,
il me sera facile d'avoir pour Use une vache noire, qui, jointe à
nos chèvres, commencera à former un petit troupeau. Mais je ne
m'arrêterai pas en aussi beau chemin; je chargerai , sans m'aban-
donncr à la paresse, trois ânes de toutes sortes de cristaux, et
les conduisant moi-même à la foire de Liegnitz (Vil), je ne man'
542
querai pas de réaliser sur-le-champ une somme considérable , avec
laquelle j'achèterai une métairie entourée de terres bien cultivées ;
les revenus honnêtes que j'en obtiendrai me permettront de vivre
oisif et sans souci au sein de ma famille, et je ne me refuserai plus
alors à donner une robe de plus h ma femme, pourvu qu'elle mette
de la modestie dans ses désirs ! »
Ainsi raisonnait le brave homme, tout en roulant dans son cerveau
mille châteaux en Espagne, lorsqu'un vent impétueux s'éleva tout-
à-coup et précipita par terre la boîte de verrerie; elles furent toutes,
sans exception, brisées en mille pièces. Ce malheur fut un vrai
coup de foudre pour Steffen, qui resta anéanti de chagrin et de
surprise. Dès qu'il fut un peu revenu à lui, il poussa des cris de
désespoir et s'arracha la barbe à pleines mains. Il se fût même mis à
pleurer s'il n'eut été retenu, dit-on, par un rire immodéré qui éclata
soudain au-dessus de sa tête. Il leva aussitôt les yeux, mais il n'aperçut
personne, et, en se convainquant que le tronc d'arbre avait totalement
disparu, il devina facilement quelle main l'avait frappé.
« Ah, traître de Rubezahl ! indigne génie! que t'ai-jc fait pour
m'arracher en une seconde le fruit de mes peines? que t'ai-je fait pour
détruire toutes mes espérances? Hélas! me voici ruiné pour jamais. »
Alors il vomit contre le roi des gnomes toutes les injures qui lui
vinrent à la bouche, et s'écria : « Arrive ici, séducteur perfide, sot
amoureux, qui comptais des carottes pendant que ta maitres-e fuyait
en se moquant de toi ! Viens ici, vilain sorcier! je brave ta colère ri-
dicule ! arrive, et mets le comble à ta perverse conduite en m'étranglant
sans pitié! Oui, je te méprise, je te liais, je te maudis! »
jMais llubezahl rit de ses extravagances, et n'apparut point à Sleffon,
qui écuroait de rage. Il se contenta de lui appliquer mille soufflets et
mille coups, qui, quoique invisibles, n'en étaient pas moins donnés de
main de maître, et firent par conséquent bientôt évanouir le courage
héroïque du colporteur.
Lorsque la correction, qui ne fut pas légère, eut été terminée, le
pauvre Steffen resta comme mort sur le gazon, il demeura plus d'une
heure en cet état sans pouvoir remuer aucun membre. Touiefois, il
cessa de songer à la bastcnuiade qu'il avait reçue pour réfléchir au
moyen le plus efficace de réparer la perle qu'il avait faite ; son avarice,
en effet, était encore bien plus malade que ses joues meurtries; plutôt
que de retourner chez lui les mains vides, il rassembla soigneuscjuent
543
les morceaux de verre, qu'il résolut d'échanger en Bohème contre
quelques ol)iets entiers; de plus, eu descendant la niontasçne, il se
creusa la lèle, et Ht mille spéculations pour relever son commerce
abattu; les chèvres de sa lemme lui revinrent à l'esprit; il pensa qu'il
était préférable de s'en défiiire, plutôt que d'attaquer les écus qu'il avait
cachés dans un coin de sa maison. Mais, en réfléchissant à la dilTiculté
qu'il éprouverait à obtenir le consentement d Use (qui étentlait sa ten-
dresse maternelle juscju'à ses anim&ux domestiques), il attendit la nuit,
caché dans un buisson, afin d'exécuter plus librement le mauvais coup
qu'il méditait. En elTet, vers minuit il quitta sa retraite, pénétra dans
le village, escalada sa propre porte, et se glissa avec la plus grande pré-
caution dans la petite étable dont la porte était entrouverte; plusieurs
fois il fut au moment d'abandonner son projet; mais l'idée qu'il avait
de se défaire avantageusement de ses chèvres, à Schmiedeberg, puis de
faire passer le vol sur le compte d'un autre, le soutint, et l'engagea à ne
pas changer dç résolution.
o J'en serai quitte, dit-il, à mon retour, pour bien gronder et
gourmander ma femme sur sa négligence, qui me justifiera du reste.
Si elle s'avise de vouloir raisonner outre mesure , je lui rendrai quel-
ques uns de ces soufflets que j'ai reçusce matin. »
A ces mots, il parcourt à tâtons son étable, mais en vain il ycherchales
chèvres. Sa première pensée fut , en ne les trouvant pas , qu'un voleur
plus exercé que lui l'avait sans doute prévenu; car un malheur n'arrive
jamais sans l'autre. Voyant sa dernière espérance évanouie, il se laissa
tomber sur la litière qui jonchait le sol, et se livra à tous les excès d une
tristesse immodérée. Laissons-le se désoler autant qu'il voudra.
En sortant de chez le curé, la prévoyante lise s'était occupée de pré'
parer un bon repas pour lèter le retour de son mari, et , en cette occa-
sion , elle avait même prié le prêtre de venir leur tenir compagnie.
Celui-ci , en promettant de se rendre à l'invitation , s'était engagé à ap-
porter avec lui une petite cruche d'un vin vieux, que l'on boirait en an-
nonçant à Steffen la nouvelle de l'héritage inespéré. ]1 était en effet néces-
saire de prendrequelques précautions oratoires, pour empêcher que l'a-
vare époux ne fut pas trop contrarié des conditions que le ])arent d'ilse
était censé avoir mises à sa succession. Le soir, la bonne fenime regarda
souvent par la fenêtre pour voir si son époux revenait. Dans son impa-
tience, elle sortit même de §a chaumièie suivie de ses enfans , et gagna
la grand'route sur laquelle elle attacha long-temps les yeux. ÎNcan,
544
moins , la nuit arriva, et la villai^eoise fut forcée de regagner sa cabane,
en se livrant aux plus vives inquiétudes. Le curé offrit quelques paroles
de consolation à l'affligée , et se retira en remettant au lendemain
la partie projetée. Les alarmes de la bonne Use lui auraient presque
fait oublier de donner à mangera ses marmots, et le sommeil s'écarta
long-temps de son chevet. Cène fut guère que vers le matin qu'un
assoupissement agité s'empara d'elle. Le pauvre Steffen ne se trouvait
pas moins tourmenté dans l'étable. Il était si abattu et si honteux, qu'il
n'osait pas s'avouer de retour, ni se présenter. Enfin , il se décida pour-
tant à frapper à sa porte, et dit d'une voix triste et faible : « C est moi,
chère amie; lève-toi, et ouvre à ton époux. »
Aussitôt que la femme entendit le son de cette voix si connue, elle
sauta hors du lit, courut ouvrir, et embrassa son mari avec une joie vé-
ritable. Celui-ci ne répondit qu'avec froideur à ses caresses, déposa si-
lencieusement les restes de sa marchandise brisée , et se jeta sur un banc
avec humeur. Dès qu'Use remarqua le désespoir qui se peignait sur
les traits de Steffen , les larmes lui vinrent aux yeux malgré elle.
« Qu'as-tu donc , mon ami? quelle chose t'afflige ? »
Le pauvre homme avait le cœur trop plein pour pouvoir cacher à sa
moitié la raison de son abattement. Il lui fit donc le récit de ses maux.
Use, en apprenant le tour que Riibezahl avait joué à Steffen, devina
soudain la généreuse intention du génie, et ne put s'empêcher de sou-
rire. Dans tout autre moment, le brutal villageois eût fait sentir à sa
femme l'inconvenance de ses manières; mais il préféra s'informer de ce
qu'étaient devenues ses chèvres. La paysanne, à cette question, s'aper-
çut que Steffen avait déjà espionné l'intérieur de la maison.
< Que peuvent t'importer ces pauvres bêtes? dit Use d'un air se-
rein; et comment me demandes-tu de leurs nouvelles, avant de savoir
si les enfan j et moi nous nous portons bien? Oublie, mon ami , ces ani"
maux, et surtout ne songe pas au mal que le maître des montagnes t'a
causé. Peut-être que nous trouverons bientôt de quoi remplacer nos
pertes ! Lui ou un autre réparera ce malheur.
« — Oui; compte là-dessus, bonne bête que lu es, et tu attendras long-
temps.
« — Eh bien î quand même je me tromj)crais, (juand même la ver-
rerie serait à jamais perdue , quand même toutes les chèvres du monde
auraient péri , il faudrait pourtant encore se consoler. Nous avons
545
quatre enfans en bonne santé, quatre bras vigoureux pour les nourrir,
c'est là noire richesse, et Dieu aura pitié de nous !
« — Que dis-tu? nos chèvres seraient mortes ? et tu peux encore m'ap-
prendre cette nouvelle avec indifiérence ! 11 ne nous reste plus à cette
heure d'autre ressource que de jeter nos enfans à la rivière; car tout
est dit , et je n'ai plus de quoi leur acheter du pain.
« — Mais moi , reprit la Icmme en souriant, j'espère ne pas les laisser
périr de l'ai m et de misère.»
A ces mots, le curé du villat;e, qu'elle avait fait avertir par l'un de ses
enfans, se présenta. 11 avait entendu une partie de la conversation, et
entra en se disant porteur d'une bonne nouvelle.
« 11 n'y a plus de bonne nouvelle pour moi , s'écria Steffen ; mes
beaux verres de Bohème sont en morceaux, mes chèvres sont perdues !..
Je n'ai plus rien à espérera l'avenir. »
Le prèire, voyant que Steffen était violemment affecté, saisit cette
occasion de lui parler un peu vertement.
€ Que m'importent vos chèvres et vos verres de Bohême! vous n'êtes
qu'un mauvais sujet , et encore un plus mauvais chrétien. Jamais
on ne vous voit à l'église. Le ciel bénira-t-il votre vie , quand vous ne
l'employez qu'à donner le mauvais exemple dans la paroisse ! Vous êtes
avare , brutal, surtout envers votre femme, et vous pouvez bien croire
que pour un païen comme vous , je ne me serais certes pas dérangé. C'est
pour votre épouse , dont je vous engage à honorer et imiter davantage
les vertus, que je viens ici. Une lettre m'est parvenue, et je veux la lui
communiquer de tout mon cœur; car c'est pour elle qu'est l'heureux
message, et non pour vous.»
Alors, le prêtre traduisit à haute voix la lettre italienne, qu'il pré-
lendit avoir reçue la veille , cl qui annonçait les dernières dispositions
du frère d'Usé. Il appuya principalement sur la volonté du testateur,
qui nommait pour son exécuteur testamentaire le curé de Kirchspiel.
Steffen , en apprenant que la succession était déjà liquidée, et que le
pasleur avait les fonds entre les mains , restait muet d'ctonnement , et
n'était capable d'articuler aucune parole intelligible. Le seul mouve-
ment qu'il avait fait jusqu'alors, avait été de s'incliner machinalement
chaque fois que le chapelain mit avec respect la main à son chapeau, en
prononçant le nom de la grande république de Venise. Enfin , le col-
porteur recouvra la voix, et il se jeta au cou de sa femme, à laquelle il
fit pour la seconde fois unç véritable déclaration d'amour, lise la reçut
546
ayec le même plaisir que la première, bien que celle-ci fût dictëe par
un autre motif. Sleffen consentit 5 tout ce que le curé exipjea de lui, et
devint, à dater de celte époque, le mari le plus tendre et le plus doux,
le père le plus aimant , et enfin l'homme le plus laborieux , le plus rai-
sonnable et le plus sage du canton.
L'honnête ecclésiastique transforma peu à peu en monnaie courante
les pièces d'or qu Use lui avait remises. 11 en acheta une belle fcrnie,
dans laquelle le ménage dont Rubezahl avait fait le bonheur vécut
long-temps et sans chagrin. Le reste du capital fut placé par le prêtre,
et il veilla aussi soigneusement aux intérêts de la villageoise qu'à ceux
de son église. Pour prix de sa peine , il ne voulut jamais rien recevoir ,
et il fallut toute l'éloquence d'Usé pour lui faire accepter une chasuble ,
qu'elle avait fait richement broder à son intention.
On raconte que la bonne mère atteignit un âge très avancé, et que
ses enfans , qu'elle avait toute sa vie entourés de son amour, la récom-
pensèrent dignement par la suite. Le petit favori de Rubezahl grandit
avec le temps. Il devint un homme distingué, et servit avec honneur
pendant la guerre de Trente Ans, sous les ordres du célèbre Wallens-
tein (VIII). On prétend qu'il parvint aux premiers grades militaires,
épousa une riche châtelaine, et justifia ainsi la prédiction que le
génie des montagnes avait faite à sa mère, tandis que celle-ci ramassait
en haillons quelques feuilles vertes pour sa chèvre.
Le Comte de Corberon.
NOTES.
(I) Heller (lat. obolus, franc, obole) la plus petite monnaie de l'Allemagne.
Sa valeur réelle est un demi pfennig. Le pfennig est le quart d'un krcutzer,
et soixante kreulzcr font un florin, qui équivaut à 2 fr. IC c; \c liellcr
vaut donc à peu près entre 8 et 9 dixièmes de centime.
(II) li^ildmannsthaler en allemand. Cette pièce de monnaie a sans doute
reçu »on nom à cause des sauvages qui soutiennent l'écu de Prusse et que l'on
voit iur le revers.
547
X* mot ///a/<?r tire son orifî'mc «le J oachinisthal , villo de Bohêmo (3,700
liabil. ), et célèbre par ses minci d'argent et de cobalt. — Elle est le cheF-lieu
d'un district dont relèvent d'autres petites cites llonssaules pur leurs exploita-
tions métalliques, surtout d'élain et de plomb. — Les pièces frappées à Joa-
chiinslhal s'appelèrent Joachiuislhalcr, et par abréviation llialcr.
0.1-
(III) Gros (allem. Grosche) petite monnaie allemande. Elle vaut epviron
deux sous et demi de Fiance.
(IV) Couronne, monnaie d'Allemagne et de plusieurs autres pays. En An-
gleterre crown; en Hollande, en Danemarck et dans le canton de Berpe on
donae ce nom à des écus, qui toutefois sont de valeurs différentes.
(V) /urc/i5/?ie/ , village situé au pied des monts Sudètes , tout près de la
froulière de Bohême.
(VI) Schmiedeberg , voy. la note de la deuxième Légende de Rùbezahl^
page 44.
(Vîl) Liegnùz, capitale de la principauté de Liegnitz (Prusse) au confluent
du Sch^varzwassers, du Katzbachs et delà rapide Neisse, est à quatre-vingt-
sept milles et demi allemands de Berlin. Elle est entourée de murs, a quatre
ptiitcs , 740 maisons et 8700 habitans. Elle possède un ancien châteai^, deux
églises catholiques et deux temples luthériens (parmi ces derniers Saint-
Pierre et Saint-Paul), une riche bibliothèque et l'église collégiale de Saint-
Jean, où se trouvent la riche chapelle mortuaire des anciens princes
de Liegnitz et de Brieg. Elle a trois hôpitaux, une maison d'orphelins et un
lazareth. Cette cité, le siège du gouvernement de Liegnitz, i-enferme une école
instituée pour la noblesse par l'empereur Joseph l" en 1708. — Le commerce
y est actif. On y compte de nombreuses fabriques de bas de coton, de fil et de
soie végétale, d'cmi)ois, de bleu de Prusse, de tabac , de drap, etc.j des blan-
chisseries pour les cotons et les toiles, des brasseries , des marchés de fil , de
laine, de grains et de bestiaux.
C'est entre Liegnitz et Parchwitz, que Frédéric-le-Grand remporta une vic-
toire , le i5 août 17G0, sur les Autrichiens commandes par le général Laudon.
/'''ojez Geographisch- Statistisches Zcitungs- Post- und Comptoir-Lexikon
' vomBoctor Christ. Got'f. Dan. Steîn, etc., etc. Leipzig, 1819, chezHin-
richs , page 794 — 795. • ii^-^^-^-
(VIII) Albrecht Wenzelcomtéde Wallenstein (ou pluscorrectementWald-
stein ) naquit à Prague en 1583. Il montra dès l'enfance un caractère résolu,
548
violent, intraitable. Il se destina fort jeune à la carrière des armes , après avoir
abjure pour le catholicisme la religion évangélique. Les hautes sciences ne
purent jamais l'attacher, et il s'adonna seulement à l'astrologie (à laquelle il
fut initié à Padoue), et qui seule pouvait flatter ses plans chimériques et désor-
donnés. Après avoir épousé une veuve déjà avancée en âge, et qui mourut peu
après, il devint possesseur de grands biens en Moravie. Il monti-a une rare
intrépidité et se distingua dans la guerre de peu de durée que Ferdinand de
Styrie porta contre Venise. 11 convola en secondes noces avec la fille du comte
de Harrach, et amena au secours de Ferdinand mille cuirassiers, avec lesquels
les Bohémiens furent repoussés... Il sauva de nouveau ce prince, alors que
Bcthlen Gabor vint porter le siège devant Vienne... Enfin quand la guerre de
trente ans éclata, Wallenstein , élevé à la dignité de duc de Friedland, arma
vingt mille hommes, avec lesquels il tira l'empereur Ferdinand d'une posi-
tion critique. Il apparut dans la Saxe méridionale, ordonna et disposa tout
selon son bon plaisir et sa volonté absolue, battit le comte Matisfeld et le pour-
suivit en vainqueur en Silésie , où il perdit lui-même presque toute son armée
parla famine, le froid et les maladies épidémiques, qui se répandirent dans
ses rangs. Toutefois, au printemps de 1627 il réunit sous ses drapeaux quarante
mille hommes, s'empara de tous les endroits fortifiés de la Silésie, et marcha
sur Berlin, où il força l'électeur de Prusse à la paix... Il repoussa les Danois
jusqu'à Holslein, dont il devint maître, et reçut pour récompense de ses exploits
le duché de Mecklonburg et la principauté de Sagan... Peu après il se fit nom-
mer grand-amiral de la Baltique, etc.. jusqu'à ce que la paix enfin conclue
avec le Danemarck, mit un terme à ses conquêtes... Toute l'Allemagne éleva
la voix contre Wallenstein et l'accusa unanimement de violences horribles et
inouïes... on le démit du commandement... Mais lorsque Gustave-Adolphe,
en 1630, pénétra victorieux dans la Geimanie, l'empereur, dans une situation
désespérée, fut obligé de s'adresser à Wallenstein , lequel se laissa piicr et
supplier long-temps , et ne se décida que sous les conditions les plus honteuses
pour le souverain, à reprendre son épée avec le titre de généralissime éternel
des armées autrichiennes. Bientôt Wallenstein apparut sur le champ de ba-
taille avec quarante mille soldats, et il chassa les Saxons de Bohême... etc..
Il en vint ( le 6 novembre 1632) au combat de Liitzen , où "Wallenstein fut à la
vérité rais en déroute, mais où la mort de Gustave-Adolphe lui donna cepen-
dant de grands avantages.
Agissant ensuite en dessous main et tramant des intrigues cachées, il montra
de l'inaclion , bien que Bcrnhard de Wcimar remportât de grandes victoires...
1/cmpereur alors reconnut un traître dans Wallenstein, et le déclara hautement
pour tel.
En se rendant en toute hâte vers Egcr pour se réunir aux Suédois, le
COmiQ venait un soir de livo dans les astres ftvcc sou astrologue Scnij il éUit
549
au moment de se coucher, quand, sur l'ordre du ( olonel Butller, il fut frappé
du coup de la mort par des assassins. Il tomba sans pousser un seul cri , eu
1634 , dans la cinquantième année de son âge.
L'un des héros les phis célèbres de la guerre de Treritc-Aiis, ce général était
d'un entêtement excessif et d'une sévérité terrible. Sou long et pâle visage et
ses yeux élincclaus, dans lesquels on lisait une sauvage et sombre fermeté,
faisait sur tout le monde une impression si extraordinaire, que personne ne
pouvait se soustraire ni résister à sa magnétique influence, etc. , etc.
/"cyez , Conversations - Lexikon, Leipzig _, chez Gerhard Fleischer, 1834
page 932.
Si
ElâTOM-
.1. r\
NUMISMATIQUE DE LA PENSÉE.
Les passions sont plus impérieuses que les besoins : ceux-ci n'agissent que par
accès, ils ne sont que les moyens de la vie, dont les passions sont le sujet; tout
anuonce dans l'homme un cire immatériel, gêne, plus encore que servi par ses
organes. Les animaux . laissés à leur liberté, se repaissent et sommeillent: ils ne
prennent part à la vie que dans le cercle étroit de leurs besoins : étrangers à
tout le reste, c'est comme meubles qu'ils semblent placés dans la nature. Mais
l'esprit humain, par sa propre énergie, se répand dans tout l'univers. A peine
les besoins le rappellent-ils en lui-même; son élasticité comprimée repousse les
obstacles, ou les traîne dans le tourbillon des passions. Curiosité du passé, in-
quiétude de l'avenir, nécessité pressante de communiquer ses idées et ses senti-
mens, d'unir et d'allier son esprit à d'autres esprits, d'appuyer son cœur sur un
autre cœur; tels sont les caractères qui signalent l'humanité : on les retrouve
chez les sauvages, et ils séparent les plus stupides d'entre eux des animaux même
les plus intelligens.
Ces qualités ne sont pas le produit de la civilisation ; peut-être même on peut
dire que la société éteint la grande vivacité de l'imagination et de la sensibilité,
par les entraves qu'elle donne aux foi mes, les objets qu'elle multiplie à l'intérêt
personnel, les combinaisons qu'elle prodigue devant le jugement. L'homme so-
cial se replie sur lui-même pour prendre un essor calculé , quand riiomme sau-
vage divague au gré de ses impressions instantanées.
Dans le cours de ses chasses, un petit nombre d'observations naturelles et lo •
cales forment l'horizon de ses pensées, et jalonnent dans sa mémoire l'espace de
ses réflexions, Linnédiatcment lié à la nature , il trouve en elle la source de
ses peines, de ses plaisirs, et les objets de son imagination et de ses seutimens.
Pour être peu nombreux, ils n'en sont que plus vifs. Le sauvage rassasié, s'as-
sied sur le bord d'un fleuve; il fume et il rêve : la nature l'entraîne à une
sorte do méditation contemplative, (jui serait un lra\;iil pf)iir riioninic civilisé.
Celui-ci, pressé par les stimulans de l'uitérêl, aussi IVécjuens que les oscillations
de fa pendule, n'a pas le loisir de former ces grandes pensées qui se présentent
551
d'elles-mèraes à l'homme sauvage. Chez l'un, ce sont des impressions nées de sa
situation ; chez l'autre ce seraient des généralités, des abstractions, un travail
lent et pénible de l'esprit. Pour une âme simple et libre , tout est sentiment:
la fumée se dissipe, l'eau du fleuve s'écoule, le soleil baisse, et les idées de mou-
vement, de durée, de fluidité, de toutes choses et de soi-même, se gravent pro-
fondément dans le cœur du sauvage. Il flotte entre le passé et le futur , il s'in-
quiète de l'histoire ancienne, il cherche confusément un point de vue dans l'a-
venir.
C'est l'origine de la tradition. Elle fut autrefois la science universelle du
inonde ; elle est devenue la bibliothèque vivante des nations qui n'ont point de
monumcns écrits. On la trouve ainsi établie chez les insulaires nouvellement
connus de l'Océan pacifique, et parmi les peuples qui habitent les bords du
Sénégal, ou le pied des Cordilières. Vous voyez assis sous un palmier , un pa-
triarche indien racontant avec autorité l'origine céleste de sa tribu, les belles
actions de guerre des ancêtres et ses hauts faits personnels. Un cercle nombreux
d'auditeurs, assis sur leui-s talons, reçoit avec respect cette doctrine des âges •
rétouiiement et l'atteutiou se marquent par leur silence. L'imagination sup-
plée à ce qui peut manquer aux détails: elle dessine les faits à la mémoire qui les
conserve. L'ancienneté des époques donne crédit à ces histoires; et quelque
obscur et fabuleux que soit le récit des origines , la multitude des répétitions
l'a consacré, et lui a imprimé un caractère d'authenticité qui demeure après
même que la nation est sortie de la barbarie, et qu'elle a reçu dans son sein les
sciences et les arts.
Chez tous les peuples, cette forme grossière a précédé l'invention des signes
figures : et chez tous aussi, c'est peut-être l'époque historique qui a produit les
morceaux do poésie les plus chauds d'imagination et de sensibilité , quoique
absolument dépourvus d'art et de méthode. Un goût sévère trouverait sans
doute bien à y reprendre dans l'arrangement des faits, les égards dus à la vé-
rité, et les délicatesses de la morale : mais le fracas pittoresque des images , la
chaleur des sentimens, le mouvement et le désordre des pensées, cette sorte de
pindarisme qui a le ton de l'inspiration, indiquent dans ces poésies un tour d'es-
prit neuf et original.
C'est ce qu'on peut observer dans les poésies Erses , dans les fragmens de la
mythologie des Sc-ndinavos, et dans ce qui nous reste du petit nombre de
poètes antérieurs au temps d'IIoraère.
A l'aide de leur imagination ou de leur mémoire, et souvent de l'une et
de l'autre, les sauvages composent leurs chants de guerre. Pour leurs chansons
d'amour, jls ne consultent que la nature et la vivacité de leurs impressions.
552
Ils y puisent des teintes si vives et si animées, que , malgré riirégularité du
dessin , nos poètes de ville ne paraîtraient auprès de ceux-ci que dos émail-
leurs (1).
La curiosité ne tarda pas à chercher des méthodes pour fixer les tradi-
tions anciennes, et en perfectionner les suites. Celte instruction orale était
en elle-même trop incomplète et trop altéiablc. Les efforts de l'esprit hu-
main sur cet objet, comme sur tous les autres, furent lents, graduels; les
essais se perfectionnèrent en se multipliant j le succès fut celui des généra-
tions ; la gloire appartient à l'espèce , rien à l'individu. Aussi celui qui
semble avoir assuré la mémoire de toutes choses , est resté lui-même sans
mémoire. Les Égyptiens l'appelèrent Thaut, ou Hermès; les Grecs, Mer-
cure; tous en firent un dieu: c'était convenir qu'aucun homme n'avait droit
à cette invention, si ancienne d'ailleurs, qu'elle semble avoir précédé le
délupc.
Il n'est pas inutile d'observer ici la différence essentielle qui se trouve
entre l'exercice de l'intelligence et celui de la sensibilité. Chaque individu
croit en lumière à mesure qu'il avance en âge : ses idées d'autrui, et l'é-
tude, qui n'est que la communication des idées antérieures ou hors dépor-
tée, ajoutent tous les jours à ses acquisitions; ce sont des matériaux étran-
gers qu'il va chercher comme l'abeille, et qu'il rapporte à la sensibilité
pour en composer son miel. Mais rien n'est en propre à l'esprit ; il reflète
comme les glaces les objets qui lui sont piésentés ; il les combine et les mul-
tiplie comme par un jeu de miroirs; tout est de la nature , il n'y a de
l'homme que le sentiment qu'il éprouve; et les images s'évanouiraient sans
laisser de traces , si la sensibilité n'en arrêtait les empreintes. C'est par le
nombre et l'espèce de ces empreintes , que l'homme est , et vaut quelque
chose; les reflets sont fugitifs; l'esprit n'est rien ; le cœur est tout l'homme.
La sensibilité est le type invariable et inaltérable de l'individu; elle est l'àme,
elle est l'homme : commune au savant et à l'ignorant , elle n'est pas également
exercée dans tous; mais elle reste toujours semblable à elle-même dans chacun.
(j) Le baron de La Ilontan , dans son Voyage au Canada , rapporte une chanson de
sauvage , qu'où ne serait pas surpris de trouver dans Auaciéoii ; le poêle l'adresse à une
couleuvre, et débute ainsi : « Arréle-toi , couleuvre, arrC-le-loi , je veux prendre sur tes
formes souples et ondulantes, et sur les couleurs diaprées, le riche modèle d'un cordon
que je destine à ma maîtresse, etc., etc. «Celle pièce, qui est de trois couplets, a toute la
mollesse, l'abandon , le naturel duo cœur simple , qui sent sans effort cl s'exprime sans
recherche.
653
11 en est de môme des hommes pris en général. T. es lumières se sont accrues ,
les arts se sont multipliés, les sciences se sont étendues : c'est un vaste magasin
où tous les esprits viennent puiser des secours, et déposer leurs travaux : chacun
en emprunte plus qu'il n'y ajoute ; ce n'est que la multitude de ces contributions
partielles qui fait richesse et trésor. Le plus grand esprit est comme le fer de la
lance, qui n'atteint à longueur que quand il est monté. Jupiter seul fit sortir de
son cerveau la sagesse tout armée; c'est le privilège du père des dieux : c'est
une fable. Otcz à l'esprit le plus étendu tout ce qui n'est pas lui; il lui restera
peu de chose. Sans l'Iliade, il n'y aurait point eu d'Enéide , sans le génie de Ba-
con, celui de Newton n'eût pas existé. Il entre bien des élémens dans une pen-
sée; le sentiment est simple; c'est un mouvement : l'esprit est fils de l'esprit,
mais le coeur est né de lui-même ; il a eu soi la plénitude de son existence. La
masse générale des idées a changé de forme en se développant ; les passions et
lessentimeus sont seuls restés, tels aujourd'hui que du temps d'Homère: c'est le
fonds inaltérable de l'humanité. Il semble que l'esprit humain soit une vaste
commune , et le cœur seul une propriété.
Ceci nous conduit à une remarque bien importante sur la différente nature
de l'homme et des animaux. Parmi ceux-ci, chaque individu possède Tesprit
de toute son espèce : il a, sans études, toute la sagesse de son temps , toute celle
des âges; ou plutôt l'esprit général de chaque espèce semble une loi de la nature
qui, dans chaque variété de circonstances, s'applique uniformément au but pro-
posé. Dans les situations ordinaires, tous les procédés sont pareils; dérangez l'or-
dre commun des circonstances, les mêmes inventions viendront repousser les
obstacles, les mêmes difficultés feront naître la même industrie (1). On dirait
que les animaux sont possédés de la nature comme d'un génie familier, qui, ne
laissant rien de libre à l'individu, pense, agit, prévoit pour lui. C'est cet
esprit prophétique qui, en ourdissant le tombeau du ver, prépare une issue
à la résurrection du papillon; la même sûreté , la même finesse , la même
portée de vue se remarquent dans chaque particulier; mais elle ne foit honneur
à aucun , parce qu'elle est commune à tous.
Il n'en est pas ainsi de l'homme: dans les animaux, la nature semble avoir
compté les espèces comme individus; ici, chaque individu est en quelque sorte
une espèce à part. Chacun a son foyer de sentimens et de pensées , son caractère
propre, ses relations directes et particulières avec l'ordre éternel des choses.
L'homme est un être important aux yeux de la nature; elle a déposé dans le
(i) C'est ce que MM. Réaumur et Charles Bonnet ont souvent observé, ^oj'e* rHisloire
des Insectes du premier, et le Traité d'Insectologie du second.
2. 37
554
cœur de chacun un exemplaire de sa loi. Il n'y a point d'idées innées, dira-t-on :
non, car les idées sont des images; mais le sentiment est inné , comme la respi-
ration; car c'est le mouvement^ c'est la vie de i'ùme : elle est nce tendre et
morale (i).
Comme être sensible, l'homme est un tout indépendant et complet; il a sa ré-
volution sur lui-même, et son centre d'attraction camme être intelligent , il est
toujours susceptible de développemens et de perfection , il tient à un système
général dont nous ne connaissons pas l'étendue ; mais dans la nature tout est
calculs , combinaisons, mouvemens composés et proportion. Ce qui est complet
en soi-même entre cependant comme partie intégrante dans un plan général , que
nous ne pouvons que soupçonner, parce que la partie ne peut embrasser le tout.
L'intelligence de l'homme suffit à l'homme; mais la masse des lumières ne
réside que dans l'espèce humaine. C'est l'esprit humain qui est grand; l'esprit
de l'homme est bien peu de chose. La sagesse ordonnatrice, qui a produit ce
colosse, connaît seule les vues de sa formation et les lois de son développement.
Elle sait pourquoi elle a placé chacun dans son temps et dans son lieu; clic
connaît seule dans quelle proportion elle a voulu que chaque intelligence par-
ticulière fût une parcelle de l'esprit humain; et quand l'orgue. 1 de l'homme en-
treprend de nier ou de résoudre ces sublimes obscurités, il ressemble à cette
mouche du spectateur d'Addisson , qui tentait d'expliquer à sa compagne dans
quel temps et par quel artifice une société de mouches avait pu élever un aussi
prodigieux monument que la cathédrale de Saint-Paul.
C'est à Ihistoirc qu'il appartient de rapprocher et de décrire tous les efforts de
la pensée pour se fixer au dehors: les hiéroglyphes égyptiens, les monogrammes
chinois furent des essais , des tentatives, et les degrés par où toutes les nations
passèrent avant que d'atteindre le terme (i). Le véritable art fut celui qui , lais-
sant la multitude des figures destinées à peindre les objets, trouva le secret d'ap-
précier eu signes visibles les sons mêmes, de produire le nom, au lieu de la chose ;
en un mot , de peindre la parole , et , comme l'a dit Brébceuf .
» . . . . par l'heureux contour de figures tracées,
» Donner de la couleur, et du corps aux pensées. »
Les matériaux' mêmes de l'écriture ne fuient pas de moindres sujets de re-
(i) î^ous croyons que l'idée de Dieu , et celle des grands principes de la morale, sont
inoécs. ( ^ole du directeur. )
(a) Ua savant anglais a débrouillé avec beaucoup de sagacité tout ce chaos dan» l'ou-
vrage qui a pOur litre : Inquiry in ihc art of wriling.
555
cliprchrs et de preuves. On y employa la pierre, le bois, les métaux; ensuite
les ccorccs préparées , les tablettes enduites de cire, le vélin , la feuille de pa-
pyrus , et enfin le linge broyé et réduit en pâte. Tout cela fut autant d'éche-
lons que la sagacité humaine dut parcourir, avant que d'arriver à la perfection.
Ce dernier point d'invention, qui complète celle de l'écriture, ne date que du
quinzième siècle j et cependant l'écriture cUc-mcme est un art anté dilu-
vien (i). Comptez les générations, mesurez les pas de chacune; que de-
viendra, dans ses clcmens , cet esprit humain , si grand dans ses résultats !
Il n'y a point d'art dont l'histoire ne nous conduise à la même conclusion :
qucHc distance du radeau d'Ulysse à un vaisseau de cent dix canons I Et
celui qui coupa les premiers troncs d'arbres pour soutenir le toit d'une ca-
bane de feuillage , pouvait-il se douter qu'il rassemblait les premiers prin-
cipes de la colonnade du Louvre ?
Ainsi, dans les mains de l'industrie, la matière la plus commune est devenue ,
malgic «a fragilité, l'asile le plus assuré du génie, le monument le plus invio-
lable de la gloire des grands hommes. L'avarice a fondu les bronzes, la fureur a
brisé les marbres , la barbarie stupide a chauffé ses bains avec la plus riche col-
lection de la science humaine; de frêles copies, indestructibles par leur mul'
tiplicité, survivront à la rage ou à l'ineptie des hommes et aux outrapes
du temps : l'esprit restera immatériel, immortel , comme son inspiration, et
réalisera ce qu'Horace avait ose se promettre à lui-même : « Les limites du temps
ne seront pas pour lui; il survivra aux pyramides de l'Egypte; et il ne con-
naîtra pas la loi du tombeau (a^ » Après les quatre premiers siècles qui suivirent
la destruction de l'empire romain , le bouleversement général de l'Europe et la
fonda-ion des monarchies modernes, un nouvel ordre de choses s'était établi
sous l'influence du génie de Charlemagne, et un léger crépuscule de civilisation
commençait à éclairer ces temps qu'on a appelés le moyen-âge (3) : il fallut un
(i) Voyez l'IIisloire universelle, par une société de gens de lettres.
(a) Esegi monucuentum aère perennius ,
Regaliqac situ pyramidum dlius ;
Quod non imber cdax, nou aquiio impolens
Possit diruere, aut innumerabilis
Annorum écries, et fuga lemporum.
Non omnis njoriar; mullaque pars mci
Yilabit llLilinara IIorat. 11b. 3, od. 24.
(o) Depuis l'an 420 , que fut fondée la monarcliie française , jusqu'à l'an 800 , que
parut Charlemagne , on ne peut considérer l'Europe que comme un amas de débris que
des bordes de sauvages se disputaient avec furenr. Le monde poli'ique était rentré dans
le chaos ; l'époque de Charlemagne semble une nouvelle créalioa ; c'est le premier pa»
de riiisloire moderne. 37«
656
long temps pour fondre et incorporer ensemble les débris de l'ancienne civilisa-
tion avec les formes nouvelles où elle avait à se reproduire. La foi et les insti-
tutions monastiques , le point d'hoimcur, l'esprit chevaleresque , la galanterie
et le vasselage^ remplaçaient la religion des augures, l'amour delà patrie, l'hé-
roïsme, le crédit équivoque des femmes et Tcsclavage personnel. Les Codes de
Théodose et de Justinien, perdus alors et retrouvés depuis, firent place auxCa-
pitulaires, qui devinrent la loi générale.
Charlemagne aurait voulu recréer les sciences j il avait tenté de former une
petite académie dans son palais : mais son génie marchait loin devant son siècle.
Il fallait revenir aux élémens. L'art délire et d'écrire était presque généraleqi^ent
perdu; les progrès furent lents, et amenèrent les nations jusqu'à cette époque
qu'on a nomuiée le renouvellement des lettres et des arts , où la destruction de
l'empire d'Orient et la prise de Constantinople fii'ent refluer dans nos contrées
tout ce qu'il y avait d'hommes instruits dans le monde.
L'emploi de transci'ire les livres grecs et latins, seule littérature qu'il y eût
alors, fut l'occupatioa des moines. Leur règle, dans sa ferveur et sa simplicité,
les obligeait aux travaux des mainsj ils avaient ainsi défriché et rendu fécondes
les vastes et stériles concessions qui leur avaient été faites dans le désert (i). Ce
genre de travail , réduit à la culture ordinaire , leur laissait alors du loisir qu'ils
appliquèrent à uu autre genre d'utilité j ces nombreuses colonies agricoles de-
vinrent de grands ateliers littéraires. Tous les intervalles de leurs heures de
chœur étaient occupés à copier les livres, et ce fut un second service important
qu'ils rendirent au monde.
Libres des affaires et des embarras de la société, ils mettaient toute leur in-
dustrie, toute leur émulation à copier avec exactitude et précision , et à rehaus-
ser la beauté de leurs ouvrages par des miniatures et des ornemens divers qui
rendent encore aujourd'hui ces manuscrits si précieux. On y admire l'éclat de
la dorure , la fraîcheur et la vivacité des couleurs : ils pèchent seulement dans
la correction du dessin et la vérité delà perspective. Mais tel était alors l'état
de l'art; c'est la peinture dans son enfance.
Cependant quelque assiduité qu'ils missent au travail , le leur était nécessai-
rement lent ; la main ne peut, comme un métier, joindre la précision à la rapi-
dité; ainsi les livres restaient rares, toujours coûteux, et la science difficile à
acquérir. Les princes mêmes n'avaient que quelques uns de ces manuscrits; on
(i) Voyez les détails des grands et utiles travaux des premiers moines dans l'Europe
barbare, prouvés par titres et par chartes, dans l'Introduction de Robertson à l'Histoire
de Charlcs-Quint : ce judicieux historien, qu'on n'accusera pas de superstitign , a parlé
en pliilosoplic, sans passion et sans préjugés.
557
nr savait pas ce que c'était qu'une bibliothèque. Ainsi l'ignorance était forcée,
dans ces temps que nous méprisons si injustement aujourd'hui.
Mais à présent que l'esprit humain a parcouru sa pleine carrière et atteint le
terme opposé, il reste à un historien philosophe à comparer les époques, à peser
les vices et les vertus, à estimer ce que la société a gagné ou perdu en bonheur,
enfin à décider la question la plus importante : la masse des lumières a-t-clle
augmenté celle de la félicité et de la vertu publiques?
L'avidité aiguisa l'invention, et ce fut le premier pas de l'art. Comme les
mêmes ouvrages étaient souvent recopiés, un scribe imagina de tailler en bois
une page tout entière, dont les caractères , parfaitement semblables aux traits de
la main , devaient tromper l'œil (i). Par là il multipliait aisément les copies et
le gain. La place des miniatures et lettres-grises restait en blanc pour êtic en-
suite remplie au pinceau , et jouer le manuscrit. L'inventeur se garda si fidèle-
ment le secret, qu'on ignore encore son nom , et la ruse fut si heureuse , l'illu-
sion si complète, que, ne sachant à quoi attribuer la multiplication si rapide des
manuscrits , on publia qu'il entrait là-dedans de la magie , moyen commun en ce
temps d'expliquer ce qu'on ne comprenait pas.
Mais enfin, une observation attentive découvrit le mystère. En comparant
des copies sorties toutes d'une même main en si peu de temps, on remarqua dans
chaque lettre une ressemblance identique avec ses correspondantes, les mêmes
lignes, les mêmes intervalles , autant de mots dans chaque page; on comprit que
ce devait être les empreintes d'un moule commun. Alors il n'y eut plus de se-
cret; soupçonner la découverte c'était la faire, celle-ci devint une mine ouverte
à l'industrie. La nouvelle invention s'établit: elle étouffa le travail des copistes,
et l'imprimerie est restée une branche considérable de commerce.
Quelque influence que cet art naissant annonçât qu'il allait prendre sur la re-
ligion , la politique, les sciences et même le commerce , les contemporains n'en
furent pas plus attentifs à observer ces commenceniens. Son berceau est couvert
de nuages comme celui des arts anciens. Ce n'était encore ici que l'art d'estam-
per l'écriture; cela conduisait à l'impression, mais ce ne l'était pas. La véritable
origine de l'art, c'est l'invention des caractères fondus et mobiles, et on convient
assez généralement qu'elle appartient à Faust, de Mayence , qui en eut la pre-
mière idée vers l'an 1457 : et il est certain que le Spéculum Salulis , et quelques
autres livres antérieurs à cette époque, qu'on veut opposer à Faust, pour lu
envier sa découverte , ne sont que des ouvrages estampés. Il en est de même
de l'imprimerie des Chinois.
(i) M. le duc de La Vallièrc avait dans sa bibliotlicque les premières planches qui
avaient servi à l'édition de Cicéron.
558
La vérité des nations , aussi jalouse que celle des particuliers, est aussi injuste :
l'Allemagne, les Pays-Bas, se disputèrent avec toute la fureur de Vespiit de
parti l'honneur d'avoir donné naissance à l'auteur d'une idée qui, k vrai dire
cependant , préparée comme elle l'était, n'avait de vare et d'admirable que ^'i^^-
meusité de ses conséquences. Strasbourg réclamait pour un nommé Mcntzc! •
Harlem pour Coster : après bien des discussions et des recherches, lesuflVage de
l'Europe entière a prononcé en faveur de Gutteinberg , ^-aust et Schoeffer, bour-
geois de Mayencc, qui firent ensemble les premières réflexions et les prem.iers
essais sur la possibilité de décomposer la planche, et de se procurer descaraclèvcs
mobiles et solides. Ce futen li40; et la première édition, ainsi imprimée, p^-
yut dix sept ans après, en 1457.
Les détails sur les premiers procédés de l'art sont peu importans et suffisam-
ment connus; on trouvera, au reste, de quoi satisfaire la plus minutieuse curio-
sité dans les annales typographiques de Maittaire. Mais ce qui est digne de to^l,e
attention , ce sont les effets moraux et politiqu^es qu'a eus cet événement.
L'histoire des arts , considérés sous leur point de vue mécanique, intéresse
peu d'ordinaire leshommesqui aimentà exercer leur espritdans laphilosopliiç et
les élégances de la littérature classique : ils y trouvent une certaine ç^rossièrelé,
qui mêle le dégoût à l'admiration. Mais les annales de IN^ail^aire înériiçnt une
exception favorable. Les premiers imprimeurs étaient eux-mêmes des savons
distingués; plusieurs ont eu de la réputation comme auteurs, et auraient ho-
noré une chaire de philosophie. Ils entendaient parfaitepient le grec et le latin^
dont ils donnaient des éditions; ils y ont joint souvent des notes et des com-
mentaires justement admirés; et, dans ces ouvrages, l'exéçutiou est digne de la
beauté du texte et des annotations.
Les noms d'Aide Manuce, de Robert et Henri Etienne, de Turncbe, et plu-
sieurs autres, seront toujours en vénération aux vrais amateurs des sciences.
Une circonstance heureuse pour les lettres était venue favoriser les commcnce-
mens de l'art: il fut inventé vers cette époque , qu'oiji, a appelée la renaissance
des lettres , lorsque la prise de Constantinople par les Turcs fit refluer dans le
reste de l'Europe tout ce qu'il y avait alors de savans au monde. Ces émigrés
s'appliquèrent à relire les manuscrits , à rétablir la pureté des textes, souvent al-
térés , à comparer les leçons, et à choisir avec goût et critique dans les variantes.
Ce travail ingrat , et pourtant si utile , est un de ces bienfaits dont on jouit sans
l'apprécier. Cepepdant l'Italie se glorifie encore de ses Manuce_, l'Allemagne d,c
Froben , la France des deux Etienne , la Hollande de Plantin , et l'Angleterre
de Caxton.
Quel plaisir pour les amis des lettres de se représenter cet âge d'or de la
559
science, où c'était Erasme qui conigrait les feuilles imprimées par Aldus, où.
CCS savans réunis exposaient en public leurs ouvrages, comme les peintres de
l'antiquité, et proposaient un prix à qui pourrait y découvrir une faute j où,
enfin, le gouvernement d'une grande nation faisait des lois pénales contre la
fraude des contrefacteurs. Cet esprit savant qui dominait les presses a disparu;
la main d'œuvre est perfectionnée, le papier est plus beau, les caractères plus
élégans et mieux fondus ; mais la correction est souvent fautive : l'art est devenu
manufacture; souvent il fabrique des matières grossières, apportées par la sot-
tise, publiées par la cupidité : c'est un des points de vue essentiels sous lesquels
il convient de considérer l'état actuel de l'imprimerie.
Une ardeur générale avait saisi tous les esprits à cette époque; le goût des
sciences était la mode du temps. L'Italie brillait du génie des Mjdicis; le pape
Pie II répandait toutes ses faveurs sur les arts : François l", surnommé le père
des lettres, fondait ù Paris le Collège royal; Henri YIII n'était occupé que de
sa théologie. Mais deux pairs d'Angleterre , le comte de Tyfort et le c m te de
Rivers , mettant une noble ambition à faire ce que le gouvernement négligeait ,
accuedlircut les savans, et allumèrent dans Oxford le feu sacré qui y brûle en-
core. Le règne dos lettres se soutint avec diverses fortuiics.
Sous Henri II, le connétable de France, Anne de Montmorency, ne savait pas
lire (i); mais, sous Henri IV, le premier maréchal de Byron était instruit dans
le grec et le latin, comme un professeur du Collège royal , et Duplessis-Mornay,
qu'on appelait le pape des huguenots, disputait sur la Yulgate, et citait les pas-
sages eu grec.
Si, dès le principe, les gouvernemens , attcntifj aux conséquences incalcula-
bles qui devaient résulter d'un art dont l'effet est d'allumer toutes les passions et
toutes les pensées, l'avaient pris sous leur garde et leur protect^on, il en serait
résulté les plus grands avantages pour l'humanité. L'instruction manquait aus
(i) 3rantôme raconte que le connétable , qui ne savait pas lire, était homme actif çt
d'expédition : pour ne point perdre de temps , il employait fheure de ses prières à faire
l'inspection de son camp , où il maintenait lui-même la plus sévère disciplaie. Il se pro-
menait à cheval , récitant sou chapelet , qu il avait dans les mains , et s'interrompait sou-
vent pour dire : qu'on mène cet homme au prévôt! qu'on passe celui-ci par les piques!
Il était exact et sévère, et ne passait rien à personne; aussi on clis.'.it en proverbe dans
son armée : Dieu nous garde des patenôtres de M. le connétable. Brantôme dit de lui :
« C'étoit le seigneur de France le plus grand rabroueur. Quand il avoil Due signature à
donner, il Iraçoit un certain nombre de barres droites et de suite . jusqu'à ce que le se-
crétaire qui lai avoit présenté la plume, estimant à peu près la quantité, lui disoit :
Monseigneur, c'est assez. »
5G0
tons esprits : les hommes destinés aux affaires n'avaient pas les moyens de s'y
former; l'expérience et les leçons des anciens étaient perdues pour la généra-
tion vivante. Maintenant il n'y a plus de barrière entre nous et l'anliquiléj
nous pouvons fréquenter les écoles qui ont formé Xéuoplion et Scipion , aller
entendre Socrate sous son platane, dialoguer aussi avec Platon dans les jardins
d'Académus, et suivre Cicéron dans ses retraites à Tusculum.
Ces avantages, propres à l'imprimerie, seraient nés d'une administration
éclairée; mais comme l'art fut abandonné à lui-même, les abus et les désordres
en sortirent de toules pa-ts. Les élémens de la science devinrent communs sans
que la science cessât d'être rare, parce qu'elle n'est dans les livres que comme
le miel dans les fleurs, dont l'abeille seule sait l'extraire. Toutes les passions, tous
les intérêts, tous les amours-propres se trouvant armés à la fois d'un moyen sûr
et rapide de porter au loin leurs impressions , et de les répandre sans mesure ,
ils ne pouvaient manquer dès l'abord de causer une violente commotion dans le
monde; et c'est ce qui arriva. Dans un siècle où les opinions religieuses avaient
tant d'empire , ce devait être sur la religion que se porteraient les premieis ef-
forts : je ne dois examiner que les conséquences. Cent ans de guerres civil.es en
France, et la longue querelle des catholiques et des protestans d'Allemagne,
terminée par la paix de Westphalie; tels furent les fruits amers de cet arbre de
la science du bien et du mal. Le repos de l'Europe fut signé à Mtuister et à
Osnabruck; l'inquiétude de l'esprit humain ne fut point licenciée.
Quand l'imprimerie parut, les langues modernes n'étaient pas encore épurées
des jargons barbares, mêlés et confondus par le mélange même des peuples. La
littérature classique, tirée du chaos parles Grecs émigrés, et mise en lumière
par les nouvelles éditions, fut donc une espèce de sams'crit comme celui des
Indiens, sans lequel on ne pouvait pénétrer dans aucune partie des sciences. La
théologie, le droit, la médecine, tous les arts, toutes les sciences ne parlaient,
n'écrivaient qu'en latin. Le savoir alors était un attribut des professions {graves
et importantes : on ne le trouvait que dans le clergé, la magistrature et l'ordre
des médecins ; le peuple était renfermé dans ses travaux mécaniques; et comme
l'instruction était dispendieuse (1), une éducation lettrée exigeait une mesure
de fortune et d'état qui assurât l'emploi des lumières qu'on allait donner à l'en-
fant. La littérature était l'amusement des magistrats. Dans ce temps où l'on
vivait en famille, où les maisons n'étaient point ouvertes, où les spectacles
n'existaient point, des hommes savans et vertueux trouvaient dans l'étude le
repos du travail ; la grande histoire de Jacques-Auguste de Thou, et le livre
(i) Ce n'est que sous Louis XIV que runiversilc a élé dotée sur la ferme des postes, et
riuBlruclion gratuite ainsi établie.
561
de l'infortuné Barnabe Brisson (1), sur l'ancien empire des Perses, furent l'amu-
sement de leurs loisirs. Ces ouvrages sont écrits en latin.
La langue française se polissait par le travail des poètes ; mais elle ne montra
quelque élcgance et quelque pureté qu'entre les mains de Malherbe, qui vivait
sous îlcnri IV. La poésie, art d'agrément, qui demande plus d'imagination et
de talent que de savoir et de profondeur, et plus de génie que d'érudition, fut
seule cultivée dans la langue naturelle, et elle la forma. C'était le genre de lit-
térature des gens du monde, des princes, dc5 rois mêmes. Dans un siècle de dé-
votion, où le français n'était encore que ce mélange de divers idiomes, le roi
Robert faisait des hymnes en latin (2). On connaît les chansons que le comte
Thibault de Champagne faisait pour k reine Blanche de Castille, mère de saint
Louis. Il nous reste une chanson du roi Charles IX , devenue triviale par sa
perfection même (3); une autre, que Henri IV fit pour la belle Gabrielle D'Es-
trés, est également dans la bouche de tout le monde. Jean de Meung, auteur
du Roman de la Rose, était attaché au service du roi Philippe-le-Belj Clément
Marot, qui a si heureusement employé les débris du vieux langage, était pre-
mier valet de chambre de François I"; Malherbe avait été gentilhomme de la
chambre de Henri IV; Bertaud , évêque deSeez, était premier aumônier de
Catherine de Médicis; le marquis de Racan avait une charge à la cour de
Louis XIII.
Le genre de l'histoire, traité en grand, était resté dans la classe des sciences,
et sous le secret du latin : mais la partie la plus intéressante peut-être, comme
la plus sûre, pour les détails de la guerre, de la cour et des. affaires, pour le
costume des mœurs et du langage, se trouve dans les mémoires particuliers.
Depuis le sire de Joinville, sénéchal de Champagne, qui suivit le roi saint Louis
à la Terre-Sainte, et qui a dicté l'histoire de celte expédition, car il ne savait
(i) Président à mortier au parlement de Paris, qui fui pendu parla faction des Seize,
dans le temps de la Ligue, avec deux de ses confrères Larcheret Tardif;
Brisson, Larcher, Tardif, honorables viclimcs !
a dit Voli.'iirc dans la Ilenriadc.
(2) Le Bréviaire de Paris en a conservé un , qui doit sa naissance à une gaieté assez
plaisante de ce l)Ou prince.
La reine sa femme. Constance de Provence, se plaignait que le roi, ayant on talent
distingué , uc l'ciit jamais employé à la célébrer. Le roi fit un hymne commençant par
CCS mots : « 0 conslantia marlyrum , » et l'alla porter à la reine, que celle apparente ga-
lanterie enchanta d'abord.
(5) Ccst celte chanson qui commence ainsi :
« De mon berger volage
J' entends le flageolet, etc. »
562
pas écrire, jusqu'au cardinal de Retz, qui a tracé le tableau des troubles de la
minorité de Louis XIV, nous avons une suite à peu près complète d'historiens
qui, tels que Xénophon, César et Velleius Paterculus, ont été engagés eux-mê-
mes dans les scènes brillantes qu'ils rapportent.
La version de Plutarque par Amyot, précepteur du roi Charles IX, et grand-
aumonier de France, fut le premier livre de quelque importance qui parut en
français.
Dans le temps que nous veuons de parcourir^ l'iaiprimerie n'avait pas été fort
occupée, et les presses étaien peu nombreuses. Le talent sera toujours rare, et
l'esprit alors était une quahté ; il n'était pas encore devenu un état.
Quand le cardinal de Richelieu fondait la Soibonueet l'Académie française,
il ne se doutait pas qu'il mettait on équilibre la religion et la philosophie, comme
Jupiter avait mis dans ses balances d'or les destinées d'Hector et d'Ajax. Il pré-
para la gloire du grand siècle, et la catastrophe du siècle suivant.
Jamais prince n'est monté sur le trône et ne l'a occupé avec autant d'éclat
que Louis XIV. Tout, sous son sceptre, fut grand ou héroïtjue : tous les génies,
tous les talens groupés deirière lui, jetaient de vives lumières, qui, confondues
dans sa gloire , ne semblaient que des rayons de la majesté royale. Ce fut là
qu on vit le grand Condé pleurant aux vers du grand Corneille. Sans cultiver
les lettres par lui-même, le roi les protégea, et les encouragea par ce goût pour
le beau et le grand qui lui était naturel : ses bienfaits allèrent chercher le mé-
rite jusque dans les pays étrangers j sa graude âme semblait faite pour dominer
sur tout ce qui était éminent; un grand homme, de quelque nation qu'il fût,
était né son sujet. Les Académies se multiplièrent, les établisscmens de toute
espèce, les emplois, les pensions, affluèrent de toutes parts; sa puissance était le
moindre de ses moyens, nul prince ne posséda comme lui ce numéraire des
âmes qui paie ce qui n'a pas de prix : un de ses l'egai'ds, un mot de sa bouche,
faisait du dévouement un devoir et un bonheur.
La magnificence du roi fut plus féconde que la nature; le siècle des grands
hommes passa, et les fondations demeurèrent. Il fallut les remplir, n'importe
comment, et ce nouveau débouché vers la fortune allumant la cupidité sans
créer le talent, cela fit naître dans la société cette classe jusqu'alors inconnue,
qu'on appelle les gens de lettres, nation éternelle qui se reproduit sans généra-
tion , comme Philon le disait des Thérapeutes (i).
Tous ces établissemens avaieijt donné un grand essor à l'imprimerie j les
(ï) Gens aetcrna, in quâ nemo nascitur.
Pb1I.O JtOJEVS.
563
presses se multiplièrent au point que les imprimeurs eux-mêmes demandèrent
un règlement, et leur nombre fut fixé à soixante-dix dans Paris.
Tout avait changé de forme sous Louis XIV- la cour elle-même avait pris un
nouvel aspect, qui sernblerait devoir être peu important dans la matière que nous
traitons; mais tout se tient par un cnchaîncmentsecret, et quelque branche que
ce soit du progrès dos mœurs n'est indiffcretUc aux autres parties. Jusqu'alors
la maison du loi , colle de la reine, avaient été tenues sur un certain modèle
ancien de féodalité. Les princes et Ips seigneurs tenaient un grand état dans
Içurs domaines; ils paraissaient fréquemment devant le roi , mais sans assiduité^
c'ctaità la guerre qu'ils faisaient leur cour. La cour n'était formée que de ceux
qui y avaient des charf;es , ordinairement cadets de grandes maisons.
Ce fut une charge de geotilliommc de la chambie qui commença la fortune
du connétable de Luvnes ; et celle de premier aumônier de la reine-mère, qui
porta lecaidinal de Piicholieu au premier ministère. La dame d'honneur, la
dame d'atours et les filles d'honneur formaient le cortège de la reine.
Louis XIV s'entoura de tous les grands du royaume: les grandes charges
furent occupées par des maréchaux dq France et des paiis , et par leurs femmes
chez la reine (i). La noblesse remplit la cour comme les armées : tout le monde
voulait être sous les yeux du roi. Les filles d'honneur, supprimées par la jalousie
de madame de Montespan contre mademoiselle de Fontanges, distinguée du roi,
créée duchesse, et morte rapidement, avaient été remplacées par les dames du
palais de la reine, et les dames destinées à accompagner les princesses. La cour
(i) Avant celle époque, les dames qu'on appelle titrées n'occupaient point exclusive-
ment ces charges dites les honneurs; la maréchale d'Ancre fut dame d'honneur de la
reine .Marie de Médicis, bien avant que scn mari eût la dignité de maréchal de France.
Madame de Guerclicville, qui lavait précédée, n'était point titrée. Sa noiuinalion même
est un trait d histoire assez curieux.
Henri IV était amoureux de madame de Guercheville, et trouvant en elle une con-
s^taatç résistance , il s'imagina de l'aller surprendre dans son château, où elle s'était reti-
rée , assez ipin de la cour. Il dirigea une chasse de ce côté; et comme par hasard, et
trop écarté , il fit dire i madame de Guercheville qu'il lui demandait à souper. En effet,
il s'^ rendib sur le soir, et trouva tout préparé pour la réception d un hôte tel que lui.
Mais comme le roi se mettait à table, on entendit un carrosse dans la cour ; il demanda
ce que c'était; madame de Guercheville avait disparu, c'était elle qui s'en allait. Le roi Gt
courn* après le carrosse, et comme il se plaignait à elle, quand elle rentra, qu'elle voulût
ainsi le laisser seul chez elle : <• Sire , lui dit elle , où est votre majesté , elle doit être le
eeul maître. Eb! bien, madame, reprit Henri IV, puisque vous êtes si véritablement
dame d'honneur, vous serez celle delà relue. »
7f S«îl.
564
était nombreuse, spirituelle , polie , élégante et magnifique : Saint-Cerraain était
devenu trop étroit (i). Chaque appartement tenait un cercle brillant, tout le
monde voulut avoir de l'instruction , de l'esprit et du goût. La favorite était le
modèle, toute sa famille rendait célèbre ce qu'on appelait l'esprit des Mortc-
mart. Il fallait savoir, et on n'avait pas le temps d'apprendre.
La capitale se modela sur la cour, et les provinces sur la capitale. L'esprit et
la littérature étaient devenus la mode du temps , les femmes voulaient y prési-
der. L'hôtel de Rambouillet et l'hôtel de Carnavalet s'érigèrent en bureaux
d'esprit. C'était là que madame de Sévigné jugeait Phèdre, et décidait que la
réputation de Racine ne durerait pas. Molière pei'siffla ce ridicule et ne le cor-
rigea pas (2).
L'esprit donna des moyens de fortune , des jouissances de vanité , un accès
dans le monde; il est devenu une profession. Quelques siècles auparavant, savoir
lire était une science, et un criminel qui en faisait preuve échappait au sup-
plice. Cela s'appelait le privilège de clergie ; mais bientôt les études devinrent
communes. Les paysans mêmes surent lire (3) , les métayers , les artisans un peu
aisés firent étudier au moins un de leurs enfans , et regardèrent celui-là
comme placé.
Voilà donc une nation savante et éclairée; depuis l'avènement de Louis XIV,
elle a fait plus de progrès que dans les deux siècles qui avaient suivi le règne de
François P"". Toutes les circonstances se sont réunies pour favoriser et mener de
front le développement des lumières et celui des mœurs. Examinons les résultats,
et nous mettrons à son juste prix ce qu'on appelle connaissances humaines.
Nous avons des académies, des bibliothèques publiques, des observatoires ,
des universités, des jardins botaniques, des cabinets d'histoire naturelle, etc., etc.
Qu'importe au peuple? qu'importe à la plus grande partie de ce qu'on appelle
(1) Dans un voyage de Fontainebleau, où la cour était très nombreuse, chacun se
trouvait mal logé. Il y eut des plaintes de toutes parts. Le marquis de Cavois, grand-ma-
réchal-des-logis de la maison du roi , se trouvait au lever ; le roi lui fit des reproches du
mécontentement général ; et comme Cavois s'excusait sur le très grand nombre des cour-
tisans : — Mais comment se fait-il, ajouta le roi, que je ne puisse pas loger ici ? C'est la
maison de mes pères ; François l"' et Henri IV y logeaient bien ! — Bon! sire, reprit brus-
quement Cavois, votre majesté parle là de beaux rois!... Tout le monde restait étonné;
mais la flatterie pénétrante avait percé ses enveloppes ; le roi sourit , sans vouloir marquer
approbation ni blâme ; et chacun resta logé comme il l'était.
(2) Dans les deux comédies , les Femmes savantes et les Précieuses ridicules.
(3) M. de Manrcpas vit trop tard où tendait le mal , et il disait sur la fia de sa vie que.
s'il avait le temps, il voudrait abolir les écoles de village.
565
la bonne compagnie? L'élude n'est pas propre à tous les états, elle n'est pas
propre ù tous les esprits; elle exige une disposition organique qui est assez rare,
et un loisir qui ne serait commun que ciicz les gens du monde; mais les plaisirs,
les passions, les affaires les détournent et les entraînent. L'éducation classique
est courte et insuffisante; les jîlus instruits se bornent à la science de leur pro-
fession et peu de chose au-delà. De l'usage du monde, de la fréquentation du
spectacle , de la lecture courante des romans et des livres nouveaux , il se forme
un ensemble de manières aisées , agréables et élégantes ; un style écrit et parlé
facile, abondant, gracieux, que l'habitude de la bonne compagnie achève de
polir et de perfectionner. Voilà ce qu'on appelle dans le monde avoir de l'esprit
et tout le monde en a.
Si quelqu'un de ce monde aimable et frivole rencontre un académicien qui
lui raconte par hasard la nouvelle découverte d'Herschell, il viendra faire part
légèrement, dans un souper, de l'arrivée de la huitième planète, et Uranus
sera généralement accueilli sur la foi de l'Académie, comme un étranger de
qualité dont le nom et le rang sont attestés par le ministre de sa cour. On s'ac-
coutumera à croire qu'il y a huit planètes aussi aisément qu'on en adoptait sept:
on dira: ce n'est pas que j'y voie plus d'apparence, au contraire; mais il en
faut croire l'Académie. Ainsi Herschell n'éprouve pas plus de difficultés ou
d'examen que Copernic ou Newton. La bonne compagnie sait les noms- le
peuple ne sait rien : où est la science? A l'Académie: et sur toutes les branches
de connaissances il en est de même.
Les dispositions de la société laissent à peine aux plus appliqués le temps' de
suivre leur état ; il n'existe plus de profession grave et studieuse j tout le monde
court le plaisir _, personne n'a de loisir superflu pour les arts et les sciences. Tout
a été dépecé en dictionnaires, extraits, analyses, esprits, almanachs etc. Nour-
riture d'esprits enfans; il est aisé de faire sa provision de conversations et cette
facilité multiplie beaucoup l'espèce de ceux que madame Geoffrin appelait des
sots frottes d'esprit. Le beau monde ne sait juger que le style, parce qu'en effet
il ne possède que la pratique délicate du langage. Aussi la seule question qu'on
fasse sur un ouvrage nouveau , est celle-ci : Est-il bien écrit? Des sottises ou des
folies harmonieuses sont assurées de l'estime.
AuGuis, député.
{La suite au numéro prochaiu.)
S66
SAINT GERMAIN L'AUXERROIS.
Plus loin une al)b>yc antique, abaudounûc,
Toul-à-coup s'offre aux yeux.
Delillu.
De fout temps les ruines ont exercé sur Ihomme une mystérieuse influence ; de tout
temps elles ont su rémouvcîr. Me dira t on quel attrait magique cnliaîne ainsi éôu
âme vers le passé? Quel instinct puissant le ramène sans cosse, du sein des plaisirs
et des rêves de l'espérance, vers les lieux et les objets oii dès longtemps la vie a ccesé
de palpiter, où l'espoir a cessé de luire? Cet homme heureux, pour qui le monde A
époisé SCS jouissances les |)ius enviées, pour qui tous ]cs jours ont élé des jours de dé-
lices et de fêtes, vient ranimer près des tombeaux la langueur assoupie de son âme ,
vient demander à de muets débris les émoliuus profondes dont il a pcidu le secret, vient
puiser aux euseigucmcus de la mort , puisque le malheur lui a refusé ses dures mais
salutaires leçons.
C'est à l'infortuné surtout que les ruines sont chères ; près d'elles il se console de ses
maux, à la vue de maux plus grands encore; il ressent moins les douleurs de sa misère
et de son abandon, témoin da l'isolement moricl qui succède aux agitations do la vie ,
quand la malédiction plane sur les cités détruites.
L'infortuné, lui, trouve une espérance dans ces gages assurés dune fin inévitable,
dans ce commun abîme de destruction où s'engloutissent toutes les choses de la terre ,
dans celte poussière glacée à laquelle bientôt il mêlera ses froids débris.
Les ruines clonneut l'enfance, car l'enfance se refuse h comprendre la mort; elles
font rêver la jcancsse en mêlant à ses joies une goutte de leur amertume , une corde mé-
lancolique aux accens de sa harpe d'or. A tous les âgés elles ont le pouvoir d'évtiller
les pensers austères , et font vibrer dans l'imc un écho de douleur , d'amour et de
regret.
Oh ! qu'est-ce qu'un pays sans ruines ? s'écrient dans leur enthousiasme les pèlerins
de Piomc et d'Athènes. L'n pays s.ins ruines, hélas ! je n'en connais pas. Parloul le temps
a empreint ses traces, partout les ruines nous entourent. Découvrez au sein des mers
une contrée jeune et vierge, où nuls pas humains n'aient pénétré, vous y trouverez les
ruines de la nature, les volcans éteints , et leur cratère béant comblé de lave refroidie ;
567
voas y trouverez le jcnnc arbre étendant ses racines sur le tronc gisant de l'arbre moFt ;
dans les antres de ses montagnes, le squelette de l'ours et de la panthère , et sur ses
Terdoyans rivages, le cadavre échoué d'uuc baleine expirée de vieillesse.
Les ruines sont partout. No dites pas, voyageurs, que vous allez pour elles explorer
l'Europe et l'Asie ; avouez qu un désir inquiet , un besoin de connaître vous agite et
vous pousse hors des lieux ou vous éles. Un monument ruiné n'est pas le but de votre
pèlerinage, car de tels monumens se pressent autour de vous, même au sein de nos
grandes et florissantes cités; le sol que l'on y foule est emprciat de débris ; nos rues
spacieuses, nos places magnifiques cachent des tombes ignorées , et nos yeux tous les
jours s'arrêtent insoucieux sur des ruines plus louchantes que celles du Parlhénon et de
Pestum.
Vos pas se sont partes quelquefois vers le palais du Louvre , assis majestueusemeat
sur la rive droite de la Seine ; vous aveî. admiré ses quatre beaux portiques, regardant
les quatre points qui divisent l'horizon. L'un se mire dnns le fleuve en face du noir pa-
lais de Mnzaiin; un autre regarde ce château des Tuileries, refuge des rois depuis que
le Louvre leur fut devenu un lieu de malheur et d'épouvante; un troisième portique
s'ouvre au nord sur les rues de la grande et tumultueuse ville; et le dernier, à l'orient,
voit à ses pieds des tombes fraîches encore , et décorées des emblèmes du triomphe,
Et plus loin , au foud d'une place élroilc , g't un cadavre d'église, mutilé , nu , mé-
conniiissable , noirci par le temps , profané p''r les hommes. Vous avez pu croire que ce
monument, naguère encore, riche et sainte abbaye, maintenant chose informe et sans
noui , était devenue la proie des barbares , ou que des soldais, vainqueurs après un long
siège , avaient brisé ses arceaux et ses galeries pour se frayer un plus court chemin vers
le butin et les tremblantes victimes. Kon, regardez , et voyez pour dernier outrage cet
ignoble écrileau allaché à son front , et lisez ces mots dérisoires : Mairie du quatrième
arrondissement: C'esl-h-dirc qu'on lui ôte jusqu'à son nom. Voilà ce qu'est aujourd'hui
l'antique et belle église de Saint-Germaiu-l'Auxerrois !
Si vous voulez savoir par quelle suite d'évènemens et d'infortunes elle est tombée à ce
point de dégradation , il faut que vous écouliez sou histoire. L'histoire des monumens ,
c'est l'histoire es peuples.
559.
Et moi j'ai élevé une maison k son nom , afin qu'il pût y demeurer à jamais.
(Paralip. Ch. ii, t. a.)
Nisî Dominas œdificaverit domum^ in vanum laboraverunt qui œdiftcant eam.
{Ps. 126.}
Uae dcsUaée fatftlé a présidé à l'existence de cette basilique; son uom se trouve pla*
568
sletirs fois inscrit dans nos annales, et c'est aui pages les plus sanglantes et les plus dé-
sastreuses. ]\'avait-ellc pas reçu la btnédiclion du Seigneur? Élailce dons son courroux
qu'il visitait «on temple, ci le roi qui l'avait fondé eu expiation de crimes dont il était
loin de se repentir, lui avait-il imprimé dès sa naissance un sceau de réprobation et de
malheur?
Saint-Germain l'Auxerrois eut pour fondateur le cruel époux de Frédégonde, à une
époque où, trop souvent, dillnslres coupables ont cru fléchir le courroux céleste en éic-
■çant à Dieu de fastueux édïGces, au lieu du (emple souille de leur âme. Ces chrétiens
barbares se souvenaient encore que chez les Francs les fautes se rachetaient à prix d'or,
et croyaient tromper à la fois, par ces transactions honteuses , Dieu et leur conscience.
Peut-être aussi, dans l'accès passager dun repentir stérile, espéraient-ils obtenir leur
pardon à la prière des religieux quils dotaient, et des saints qu'ils faisaient patrons de ces
abbayes.
Ainsi le roi Childebert éleva dans les prairies solitaires qui s'étendaient au midi de
Lutèce , l'abbaye de Saint-V'incenl-Sainte-Croix, plus lard Saiat-Germain-dcs-Prés.
Ainsi Dagobert, las de honteux plaisirs et de folles prodigalités, fit construire pour
protéger ses cendres la basilique de Saint-Denis.
Ainsi se peuplèrent de monumensreligieuxlessoliludes de laFrance, tandis que les sei-
gneurs suspendaient, comme des nids d'aigles, leurs demeures féodales aux flancs arides
des rochers.
Sans doute la confusion des noms a fait aussi regarder Childebert comme le fonda-
deur de Saint-Germainl'Auxerrois ; il p raît certain que ce fut Chilpéric; et celte église
ne porta d'abord que le nom de Saiul-Germain-de-Paiis , auquel elle était d>diée.
Néanmoins, elle ne posséda jamais le corps du Saint , quoique l'iulenlion du roi eût
été de l'y faire transférer. Quand ce prince coupable se vit frapper j)ar la même maiu
qui avait conduit tous ses crimes, plus d'un projet sans doute demeura inachevé.
Ainsi s'éleva sous de noirs auspices le monument dont nous retraçons l'histoire. Là ,
sans doute, plus dune fois, le Néron de la France vint, au retour d'une chnsse dans les
bois qui bordaient la Seine, se reposera l'ombre des murailles saintes, chercher près
des autels une trêve à ses remords , et conjurer les fantômes d'une épouse , d'un fils et
d'un frère sans cesse attachés à ses pas. Là , sans doute, nouveau David , il vint humi-
lier son front , quand la mort menaçait les fils de Frédégondc . mais ce fut en vain qu'il
pria.
886.
Ah! que sera-ce après ma mort?
{Hist. de France. Cuarlemagne.)
Une multitude effrayée a cherché ua refuge dans les murs de Saint-Germain. Pes
5G9
femmes, des vieillards se pressent aux aulels cliargés d'offrandes. Tons les travani pai-
sibles, tous les pieux exercices sont interrompus ; tous les serfs des alentours, rassemlilci
au monastère, veillent en armes près des remparts. Les moines eux-mêmes, oubliant
;i rappioclie du danger, leur missiou de prière et de paix, ont rcvélu l'armure et défen-
dent leurs murailles. Il y va du salut commun; Dieu pardonnera cette infraction et pro-
tégera son temple. A voir ces hommes vaillans et robustes, à la fois gén<^raui et soldats,
qui reconnaîtrait les humbles religieux de la veille ? De rudes travaux journaliers les ont
aguerris aux fatigues de leurs fonctions nouvelles. L'empire que leur caractère et leurs
vertus leur ont acquis sur les hommes, les rendent plus que d'autres propres au com-
mandement. Aussi voyez-les diriger ces masses ignorantes et troublées! Une de leurs
mains a saisi une lourde massue ; l'autre bénit, implore et encourage. Leurs regards,
hier demi voilés , pleins de douceur et d'indulgence, élincellent aujourd hui de cou-
rage et de fierté. Leur parole ardente et forte entraîne les plus timides, et répand la
confiance avec l'ei-thousiasmc. Un jeune clerc est placé eu observation à l'une des ou*
verlures supérieures de l'édifice , et répond aux questions pressée.' de la foule.
Que Toit-il? rien d'abord ; puis des barques aussi nombreuses que les étoiles du ciel.
La Seine en est couverte; elles s'avancent rapides comme la flèche , et se dirigent vers
l'île de la Cité. Ce sont les Normands , ces guerriers féroces que le génie de Charlemagne
avait tenus éloignés des côtes de la France , et que la faiblesse de ses fils rendait à leur
audace.
D'abord on douta si ce n'était pas le roi Charles venant avec une armée au secours de
ses sujets ; mais le soleil, en éclairant les armes brillantes, les traits farouches et la sta-
ture gigantesque des pirates du Nord , ne laissa plus aucun doute sur l'imminence du
danger. Gorgés de sang et de pillage, ces barbares n'en sont que plus avides encore.
Déjà ils ont parcouru les rivages sinueux du fleuve , et laissé sur leurs pas la dél(>»station
et l'incendie ; mais c'est Paris qu'il faut à leur fureur. Paris se montre à leurs yeux un
cri sauvage séchappe de leur poitrine. La riche abbaye de Saint-Germain frappe leurs
regards. 0 bonheur! ô proie inespérée! Une abbaye avec ses trésors, avec son peuple
de fugitifs tremblans et sans défense ! C'est par là qu'il faut préluder au sié-^e de la ville
c'est là le premier exploit digne d'eux,
. Aux armes ! les Normands!» Tel est le cri qui se fait parlput entendre. La terreur est au
comble; partout le combat s'engage avec fureur. Tout le reste du jour et toute la nuit en-
core , les moines et les serfs opposèrent une vigoureuse ré>istance aux efforts des barbares.
Lorsque le dernier de ces religieux guerriers eut succombé après une lutte inégale et ter-
rible, au milieu des cris du désespoir, les paysans épouvantés, privés de leurs chefs, se
débandèrent. Seulement alors les Normands pénétrèrent au-delà des fossés comblés de
leurs morts. L'abbaye fut pillée, incendiée, avec les infortunés qu'elle renfermait. Le»
barbares se retranchèrent à leur tour dans ses murs démantelés, et poursuivirent leurs
sanglans triomphes. On sait comment Paris tomba en leur pouvoir ; comment lévêquc
Gosselin périt en défendant celle ville; et comment le roi Charles vint lâchement je-
ter l'or aux mains des vainqueurs avides , au lieu de leur opposer le fer.
2- 38
570
1000.
C'est daas le sciu de la solitude qu'il faut contempler un grand horame !
(MatiCharct. Gaule poétique.)
Plus d'un siècle s'est écoulé , et le pieux Robert fait reconstruire Tabbaye en ruines.
C'est alors qu'où la voit porter pour la première fois le nom de Saint-Germain l'^axer-
r»«», pour se distinguer de Saint-Germain-des-Prés, qui venait d'abandonner pour ce
nouveau patronage le nom de Saint-Vinceut-Saiute-Croix, qu'elle avait reçu à sa nais-
sance.
Dès lors commence pour Saint-Germain une longue période de prospérités et de
gloire. Plus de dangers à craindre pareils à ceux qu'elle a courus ; les Scandinaves ont
cessé de semer l'épouvante et la dévastation ; ces peuples, établis en France, ont à leur
tour subi l'influence d'un beau climat, et celle plus efficace encore des vertus d'un grand
homme. Rollon en a su faire un peuple de héros, et dès lors, à lexemple d un autre
barbare illustre, ils adorent ce qu'ils ont brûlé , ils brûlent ce qu'ils adoraient.
Saint-Germain, sortie de ses ruines , entourée comme une forteresse de fossés et de
palissades , se relève magnifique , imposante et prospère , et semble protéger de son om-
bre une multitude d'habitations groupées autour d'elle. Les moines, rendus à leur vie
ascétique , à leurs utiles travaux, à l'exercice des vertus claustrales , surveillent et entre-
tiennent le fou sacré des sciences, que l'ignorance menaçait d'éteindre. Une jeu-
nesse avide se presse aulour d'eux pour recueillir leurs parole»; et tandis que les
ieanesiÇentiisliomraes, à peine hors de l'enfance, vont préluder à l'éducation du cheva-
lier sous la bannière de quelque haut et puissant baron ; d'autres adolescens, formés
aux leçons de ces pères , s'élèvent a l'ombre du cloître pour enrichir la vigne du Seigneur,
ou pour former un jour de célèbres et savantes écoles. Au sein de ces asiles de paix,
germent les découvertes qui plus tard enrichiront le domaine du savoir, qui appelleront
le genre humain à de hautes destinées, feront éclore nos siècles de gloire et do lu-
mière.
Heureux si la science , en prodiguant à ces pieux solitaires ses trésors de délices, ea
allumant dans leur âme une passion ardente pour ses sublimes vérités, ne les entraîne
pas dans la profondeur de ses abîmes , n'égare pas leur faible raison humaine dans les
«k-tonrs de ses mystérieux dédales. Car c'est dans la solitude des cloîtres que plus
d'une erreur prit naissance. C'est là que plus d'une science maudite avait des adeptes
nombreux; ainsi la magie , qui cachait au jour ses ténébreux et coupables mystères ;
■iasi l'astrologie , fatalisme oriental , illusion douce à l'orgueil , en associant les destinées
de l'homme aux révolutions du ciel; l'alchimie enfin , rêve de tous les siècles, sur la-
quelle ont pâli tant de mortels ; sclcaces fallacieuses et impies , nées au foyer sacré da
571
▼rai savoir, mais détournées, par les posaions et ronlhousiasme, hors do« Toics de Dieu et
de la raison , vers un inonde de rêveries et de mensonge!
Oh ! gardez-vous, hommes saints qui mettez entre vous et le monde l'épaisseur de vos
murailles et les fossés de vos monastères , gardez-vous d'un attrait non moins funeste ,
d'une curiosité insatiable qui aboutit aux flammes d'un bûcher, alors que chez ces peu-
ples ignorans et crédules la science pure est déjà une dangereuse initiation.
Cellules muettes, gilerics sombres, vofites aériennes des abbayes , quels génies vous
avez vus naître alors que l'Eglise tenaii en main le sceptre du monde 1 Quelles pensées
ambitieuses vous avez vues grandir ! De quels combats navez-vous pas été témoins entre
la hninc et la clcmoncc , la Tcngeance et le pardon, les passion» mal éteintes do la terre
et la grâce souveraine d'en haut !
Voûtes séculaires, si vos échos s'éveillaient pour dire le passé! que de douleurs ré-
Tclées au monde , que d'élans pieux vers le ciel ! Que tous ces bruits divers formeraient
un concert lugubre ! Vagisscmens de Jiouveaunés sous l'oude baptismale I Joies ma-
lerucllos du premier jour, cris d'angoisse de l'espérance trompée! Sermens d'époux,
hymnes funèbres ! Rcvcs belliqueux du candidat qui veille sa nuit d'armes ! Adieux du
seigneur parlant pour la guerre sainte i larmes des siens, vœux ardens pour le succès
de la cause sacrée; beffroi du peuple en armes qui s'éveille à la liberté! Soupirs d'ef-
froi, sueurs glacées du criminel, que protège la maison de Dieu contre la justice des
hommes I
Et quels bruits plus affreux encore ! Râles des mourans que la contagion entasse aux
larges tombes ouverles ; faible et dernier soupir des malheureux que la famine a con-
sumés ! Plaintes amères de ces infortunés qu'une lèpre hideuse sépare à jamais des
autres hommes !
Vous souvient-il, ô sombres murs, d'avoir écouté toutes ces agonies ! Mais vous sou-
vîent-il encore d'avoir vu de belles fêtes et de glorieux jours ? d avoir retenti de chants
joyeux, d'avoir brillé d'un éclat sans pareil , pendant toute la durée de ce moyen âge, si
plein de foi , d'enthousiasme et de naïveté , si brillant aux yeux du poète et de l'artiste, si
barbare et si triste au froid regard du sévère historien ?
Parmi toutes les églises qui peuplèrent bientôt la rive droite de la Seine, Saint-Ger-
main conserva long-temps la suprématie; d'abord centre d'un bourg immense, elle se
trouva renfermée dans l'enceinte de Paris, quand l'aigle élargit son aire. Les clochers de
la grande paroisse dominaient la vaste rive qui s'étend entre Saint-Cloud , la Seine, lo
pont Notre-Dame , la rue et le chemin de Saint-Denis ; et c'est du consentement du cha-
pitre de Saint-Germain que s'établirent sucessivement les Saints-Innocens , Sainl-Eus-
tache , Sainl-Roch, Saint- Thomas et Saint-Mcolasdu-Louvre, les prêtres do l'Oratoire,
et une multitude dautrcs monumcns religieux.
Aussi le doyen de la grande paro'itse , seigneur suzerain d'un vaste domaine , se mon-
tra-t-il jaloux de ses prérogatives , et les maintint vigoureusement contre l'ambition des
subordonnés. Plus d'une fois encore il eut à défendre ses droits contre les évêqueset le»
38.
572
archidiacres de Paris. Mais pen à peu son pouvoir s'affaiblil en présence d'une 'autre
puissance rivale qui menace de l'engloulir.
1423.
Vive Henri de Lancastre , roi de France et d'Angleterre !
( Hist. de France. )
Le malheureux Charles VI vient d'expirer après s'être survécu vingt ans à lui-môme ;
la coupable Isabeau u'a pas attendu qu'il fermât les yeux pour livrer aux Anglais ce beau
royaume de France qu'elle devait à son fils, Charles VII dépouillé, presque fugitif,
se voit à peine entouré d'un petit nombre de sujets fidèles; tout le leslc a courbé la tête
sous le joug étranger et s'e«t so>ira'sà un monarque anglais , âgé de quelques mois, et
au duc de Bedford son oncle. El c'est pendant celte période honteuse et déplorable de
notre histoire que Saint-Germain-l'Auxerrois se mélo encore à nos fastes. C'est parles
Anglais qu'elle est reconstruite presque en entier. Oh! c'est du malheur! A eux elle doit
ce joli porche gothique qui précède lenlrée. A eux ce beau vaisseau si gracieux , si
plein d'élégance ; ces ogives , ces tourelles, ces broderies de pierre , ces rosaces à jour si
délicates. A eux toutes ces merveilles de l'archileclure sarrazine qui n'avait plus qu'à
peine un siècle d'avenir, et s'en allait expirer avec le moyen âge. A eux aussi une tour
légère qui s'élevait surmontée d'une flèche du travail le plus délicat , et renfermait dans
ses flancs une cloche dont l'exlslencc fut courte , et trop longue encore !
Le règne de i'Angleteire fut passager; tout cela nous demeura , mais tout cela ne fut,
point heureux ; car je vous l'ai dit , une destinée fatale présidait aux révolulions de cette
église. Or, savei-vous ce quedeviut celle tour qu'où ue voit plus , et cette cloche depuis
long-temps muette ? i,.
1572.
Et c'est à Saint-Germain-l'Auxerrois que sonna le tocsin.
{Ilist. de France.)
Une nuit , celle du 24 août iG-a , au milieu du silence qui semblait protéger le som-
meil de la grande cité , ou entendit séleverde Saiul-Gerniain-rAuxeirois un glas sinistre,
fini «branla soudain mille échos ; la cloche du palais du Loa\re ne larda p.is à répondre
à ce signal qu'elle attendait. Alors l'nris s'éveilla frémissant, et crut, aux lueurs sanglanlcs
qai parcouraient ses rues, aux clameurs qui retentissaient, que l'incendie dévorait se*
demeures, ou que l'ennemi sétail par surprise emparé' de ses murs. Paris fut long-
temps à comprendre par quelle trahison il se sentait frajiper ; et beaucoup moururent
573
dans ccUc ignorance, car coltc nuît fut la dernière ponr deux milliers de protestans;
car le lendemain la Seine roula devant léglise et le palais ses ondes rougics de sang et
ch;irg«:-es de cadavres ; car chaque maison laissa voir les traces dcgoûlanles des violences
et des mcuriri's de la nuit. El la rcine-mèrc courut joyeuse à Monlfaucon , suivie de ses
cnfans , pour repaître ses yeux du plus horrible des spectacles; le corps de l'amiral de Co-
lipny y pondait mort , défiguré , accablé d'outrages. Jamais Paris ne s'était vu si honleu-
«cment souillé, jamais tocsin n'y avait sonné pour de (elles lélcs!
Vous comprenez mauHcnant pourquoi disparut la tourelle avec la cloche qui avait
donné le signal. Vous comprenez aussi que la tache sanglante ne disparut pas avec la
tour , et qu'il fallait un jour d'expiation pour en laver la honlc.
Ce jour tardif est venu , mais la vengeance fut trop implacable ; mais on a trop puni
ce monument d'avoir été si prés du Louvre, et de s'élrc comme enchaîné à la cause de
DOS souverains.
Saint-Germain lAuxerrois, paroisse royale , fut enrichie par les monarques des plus
magnifiques présens; él les artistes, logés au Louvre, se plurent à l'embellir de pré-
cieux chefs-d'œuvre. Nul temple n'élalail une pompe plus digne de la majesté de Dieu.
^''Jl n'avait des solennités plus imposantes , une atlitude plus fière, un pouvoir plus digue
d'envie, nu pl-.is beau trésor d'auliquilés , de richesses et d'illustrations. Là se voyaient
des tableaux de Jouvencl, de Coypel , de Lebrun, de Bon-Boulogne, de Philippe de
Champagne.
Là reposaient sous des mounmcns funéraires des hommes célèbres dans loiu les genres.
Belliévre et d'AUgre. chanceliers de France; le maréchal Concini ; Mallierbe le poète, et
le savant Dacier auprès d'Anne Le/èvre , sa femme, non moins savante que lui; Cayl-us ,
l'anliquaire, dont la tombe était décorée d'une urne antique de porphyre; les peintres
Stella, Houasse, Santerrc et Coypel; Warin, peintre, graveur et sculpteur à la fois:
Mtllan, aussi graveur et peintre ; Samson le géographe ; les sculpteurs Sarrasin , DeS'
jardin et Coysevox; Lcveaii et Dorbay, architectes.
C'était donc à juste titre que Saiut-Germaia-l'Auxerrois pouvait s'enorgueillir.
1793.
Dieu ne Tcut plus qu'on Tienne à ses solcDDilés.
Temple, renverse-toi
(BACir^E, Athalie.)
Mais une heure fatale a sonné pour les grauds , pour les puissans de la terre , pour
ceux auxquels sont échus naissance, trésors et pouvoir en partage ; pour ceux qui se
confient au prestige de leur grandeur et de leur inviolabilité. Malheur alors aux têtes
qui dépassent le terrible niveau populaire ; malheur aux monumcns qui dressent leur
574
falle au-dessus de l'htimblc demeure du citoyen ! Malheur aux palais , malheur aux
églises 1 Dieu même abandonne ses temples ; ces mille bouches d'airain qui (élevaient
aux nues leurs concerts , se sont lues muclles el frùinissaules, dans ralteute du sort qui
leur est réservé. Plus de fleurs aux autels J plus dcncens voilant les voûtes, plus de cier-
ges brûlant autour de la victime sacrée , plus de chants harmonieux ; plus de prières
aut fêtes de l'hymen ; plus de prières à la tombe des morts; ils étaient tant!
Oh! réjouissez-vous, néanmoins, asiles pieux que le peuple a voués à la deslruelion ;
que T03 pierres s'ébranlent joyeuses , que vos clochers se cachent dans la poussière, que
Vos autels se renversent brisés! Plalôt la mort que la souilbu-e , et quelles profanations
doivent subir ceux qu'on laisse debout !
Saint-Gcrmain-rAuxerrois, pendant cette crise sanglante, fut convertie en un atelier
de salpêtre. Heureuse encore fut sa destination ; là se fabiiquait la poudre qui devait
servir à chasser l'étranger de la France. C'était toujours une religion , celle de la
patrie.
Pins tard, le besoin d'un culte et d'une adoration divine, tourmentant les âmes tendres
et rêveuses, il se forma des assemblées do ThéopkUanlropes, et Sainl-Germaiii l'Auxerrois
Tit prêcher tes nouveaux apôtres.
ËtiGn, Napoléon, en i8o5, la rendit au culte catholique, et clic eut eucore quelques
beanx jours.
1831.
Mes ennemis riant, ont dit dans leur colère,
Qu'il meure , et sa gloire avec lui!
(GlLBF.RT.)
Rappclleraijc l'événement qui semble avoir accompli ses destinées? Ce jour, où l'im-
prudence de quelques uns attira sur Saint-Germain-l'Auxerrois le flot populaire, toujours
avide de destruction ! Les trois journées s'étaient passées sans aucun acte de vandalisme,
on pouvait dire, ce n'est pas tout !
Depuis ce jour fatal (i3 février i83i) Saint-Germain l'Auxerrois est là gisant, aban-
donnée, objet de compassion et dépouvante.
Son malheur est d'avoir trop participé aux révolutions de la France ; d'avoir subi
parfois l'entraînement des passions poliliqiict, au lieu de leur opposer un frein ; d'a-
voir, trop éprise du passé , oublié que le christianisme est une religion vivace cl fé-
condante, faite poursuivre les peuples dans la voie des progrès, pour les y devancer
même , el non pas une religion morte avec ses dieux de pierre , comme celles des an-
tiques païens.
Va jour elle parut comprendre sa tâche , c'était lorsqu'aux trois journées elle ouvrit
èon ènccihic aux combatlans blessés; et le lendemain, lors((u"un de ses fils alla bénir
1*1 tombes que décoraient les trois couleurs.
5*881-6110 repentie de ce moavcmcut ? i'a-t-cllc cru injurieux à la famille exilée , qui
575
naguère, assidue à ses fi-tes, pouvait avoir dfs titres à sa gratitude et à son amour?
Hélas ! qu'on Ta durciuent arracliée à ce culte de la reconnaissance ! C'est une populace
furieuse, vociférant et blasphémant contre elle , qui lui criait dans son rude langage:
Tous les sacrifices sont dus à la chose publique , même les amours les plus légitimes et
les senlimens les plus chers 1
Et maintenant que va-t-elle devenir, l'infortunée? Qui pi'endra sa défense? qui sau-
vera sa dépouille du torrent des améliorations, dans ce siècle à machines , ou toute
poésie meurt? où les usines remplacent les poétiques débris, et font entendre le cric ,
le marteau , le bouillonnement de la vapeur, là où sonnait le beffroi , où chantait le
ménestrel , où priait l'oriibcline ; dans ce siècle où l'on vient d'abattre, à Toulouse, la
tour de Clémence Isaure? Oh ! ne les brisez pas tous, ces vieux édifices; laissez faire au
temps ; car si l'industrie nourrit le peuple , les souvenirs l'instruisent . et la poésie l'é-
lève et l'ennoblit.
Qu'importe l'alignement d'une rue , quand il s'agit d'un monument aussi précieux
pour les arts que pour la religion. Qui vous bâtira maintenant des églises gothiques?
Qui renouvellera ce type admirable qui chaque Jour s'efface? Si vous voulez abattre,
brisez'plulôt une de vos constructions modernes , comme vous en savez faire; le mal
sera du moins réparable ; mais respectez ces rares chefs-d'œuvre dont on a perdu le
secret.
Comment voulez-vous que le Louvre se passe de son abbaye, qu'il voit là à ses côtés ,
depuis des siècles? Le Louvre, vieux complice des fautes qui l'ont perdue, elle! Vous
n'y touchez pas au Louvre ; vous laimcz, vous le gardez le jour et la nuit ; vous êtes
fiers de ce beau palais ; est-ce donc parce qu'il fut la demeure des rois? Mais elle, c'est
la maison de Dieu ! C'est donc plutôt pour sa magnifique structure , ses élégantes et
gracieuses proportions , celte profusion d ornemens si riches et si délicats , pour ses
quatre façades différentes . pour ses vastes salles ornées partout de chefs-d'œuvre ,
pour le charme que vous cause l'harmonie de son ensemble ; enfin, pour 1 histoire de
la patrie que vous y lisez comme en ua livide ouvert ! A tous ces titres SainlGermaia-
l'Auxerrois n'est pas moins digne de vos respects.
Au lieu de la détruire, dégagez-la des masures ignobles qui l'entourent et lécrasenl !
Qu'elle s'élève seule au milieu dune place agrandie; désormais guérie de ses plaies, ré-
parée avec soin; surmontée de sa croix et rendue à son culte. Arrachez de son front cet
écriteau honteux qui la dépare. Ainsi relevée , est-il un œil qui ne préférât cet accident
majestueux à l'uniforme pureté des lignes les plus régulières? Une longue et belïc rue
est nécessaire ; rien de mieux; mais laissez au bout comme un noble but , comme une
espérance lointaine , mon église réparée et triomphante. Vous ne pourrez l'abattre •
Tons ne pourrez ordonner de sang froid sa démolition. Oh! qu'elle demeure pour ra-
conter Je passé, instruire l'avenir, et dire à tous le respect et l'amonr des Français
pour la mémoire de leurs ancêtres!
Mademoiselle Augustine GOMBAULT.
s^aïKai
LA CHIMIE
MISE A Ll PORTEE DE TOUT LE MONDE.
TROISIÈME ARTICLE (1).
Nous avons passé en revue clans les préccdens articles les considéra-
tions générales sur la science que nous Aoulons étudier, de manière à
bien déterminer son objet; puis les forces de la nature ou les proprié-
tés de la matière qu'elle met en présence pour en obtenir les résultats
qu'elle poursuit et pour parvenir aux découvertes qu'elle ambitionne
sans cesse.
Nous avons séparé les effets de cette puissance générale qui se mani-
feste sous divers aspects dans tous les corps, selon les circonstances où
ils se trouvent, de manière à bien nous représenter les phénomènes
qui résultent de ces circonstances, encore bien que le principe soit
unique; et c'est ainsi que nous avons distingué la force de cohésion
qui tient réunies les particules intégrantes de tout agrégé; la force d'affi-
nité en vertu de laquelle les corps en contact adhèrent et tendent à se con-
fondre quand ils ne se confondent pas réellement , et nous avons divisé
celle-ci en affinité d'agrégation pour les substances semblables, et en
affinitédecomposition pour les substances de nature différente; ce quia
donné lieu à distinguer les affinités électives, simples, doubles, réci-
proques, quiescenlcs, divallentes; enfin, nous avons été conduits à dé-
terminer les conditions nécessaires pour que ces phénomènes aient lieu.
Nous les avons énoncées sous le nom de lois, et nous avons fourni
quelcjucs exemples des résultats que l'on peut obtenir par ces diffé-
reiilcs combinaisons.
(i) Voirie premier numéro, février l855, p. Sa, cl le second, mars; p. 600.
577
Maintenant, il s'agit d'étudier les substances entre lesquelles les
phénomènes chimiques se produisent ; or , nous avons dit ( page 56 du
premier numéro) que Ion distingue des corps simples et des corps
composés; et, en effet, ces derniors n'existeraient pas sans les premiers.
Les phénomènes entre les composés sont indéterminés, puisque la
série de ces corps n'a de bornes que le possible , tandis que l'on peut
assigner facilement quelle est la puissance chimique sur les corps sim-
ples et sur leurs combinaisons deux à deux, trois à trois, quatre à
quatre; je ne pousse pas plus loin cette indication, parce que le pou-
voir combinant du chimiste ne s'étend guère au-delà ; du reste , s'il s'ef-
force de former des composés avec les corps simples que lui offre la
nature, il se propose bien souvent aussi de séparer les substances con-
stituantes d'un composé, pour en obtenir les élémens séparés, et
c'est ainsi que l'on est parvenu à mettre à nu et à bien connaître alors
beaucoup de substances que la nature ne nous présente que dans un
état de combinaison propre à les dissimuler à nos yeux. Or, cette der-
nière opération se nomme analyse (1) , tandis que la première, qui lui
est opposée, s'appelle synthèse (2).
Mais qu'est ce qu'un corps simple , chimiquement parlant?
Les anciens, et même les modernes jusqu'au dernier siècle , admet-
taient quatre élémens de tous les corps , savoir : le feu , l'air , l'eau et la
terre , et cette opinion formait la base de la physique et d'une partie
de la philosophie des temps antiques chez les peuples orientaux, chez
les Grecs , etc. , notamment en ce qui concerne Empédocle, Aristote,
Zenon , etc. ; car antérieurement , Thaïes et ses successeurs en Grèce ,
et Pythagore en Italie, trouvaient le principe de tout dans un seul
élément , soit le feu, soit l'eau. (Voyez les articles de philosophie.)
Lorsque la chimie pneumatique (3) vint révéler tant d'êtres restés si
long-temps inconnus , on fut bien étonné de trouver qu'aucun de ces
prétendus élémens ne possédait les qualités attachées à l'idée du mot ,
à l'idée de simple. En effet, pour qu'un corps soit réputé simple et
comme un élément des autres, il faut qu'il ne puisse être décomposé, et
(i) Du grec «vaÀujiî Jcrlvo de ava , à part, un à un. cl de Xvo> dissoudre. Séparation, oa
mise à part.
(2) Du grec auvOrTiç, composition, formé de auv, onscmMe, et de riQ/jui, placer, met-
tre. L'action de mcUrc ensemble, de comjjoser un tout de jmrlies séparées-
(5) Du grec Tivtvfia, air, vent. C'est la partie de la chimie nui Iraile des gai.
578
que sa substance ne puisse être séparée en parties de natures di fférentes ,
car ce sont alors cesparliesqui doivcntèlreconsidérées comme simples,
tant qu'elles-mêmes ne seront pas décomposées. Eh bien ! c'est à force
d'analyser, et d'analyser encore , que les chiiuisles modernes sont par-
venus u reconnaître cinquante-qualre corps simples dont nous allons
nous occuper , ce qui lait que la simplicité des corps se complique.
Toutefois , ces chimisles , beaucoup plus sévères que les anciens sur la
délivrance de brevets de substances simples, ne les attribuent qu'à
condition que les corps ne subiront aucune altération ou modifi-
cation tant qu'ils seront à nu, et leur classification n'est que provisoire;
car tel corps réputé simple, peut céder à des opérations ultérieures et
déceler sa composition, en même temps qu'il va peut-être révéler des
sublances nouvelles. C'est ce qui est arrivé pour l'eau , pour l'air, et il
y a peu de temps à l'égard des alcalis ( tels que ceux qu'on nomme vul-
gairement la soude, la potasse) , qui ont été reconnus comme ayant
pour base des métaux ignorés jusqu'alors.
Lorsque le cbimiste , après avoir séparé les élémensd'un corps, peut
reproduire le même corps en opérant une nouvelle combinaison de ses
parties constituantes, on appelle improprement cette double opération,
dont l'une est la contre-preuve de l'autre, une analyse complète. Je
dis improprement, car l'analyse est véritablement complète dès que
tous les élémens du corps sont mis à nu et séparés les uns des autres;
on devrait la nommer démonstration complète. Mallieureusement, il
est asse^ rare que le chimiste obtienne cette satisfaction. On sent, par
exemple, qu'il faut y renoncer pour tout ce qui a été organisé; ainsi
toutes les opérations sur les êtres ayant eu la vie animale ou végétale,
ne peuvent amener cet heureux résultat; et quant aux matières brutes,
soit des deux règnes de vie auxquels ils appartiennent, soit du règne mi-
néral, il en est assez peu qui se prêtent aux efforts que l'on tente pour
l'obtenir; mais quoique le nombre des corps qui subissent la double
épreuve soit assez petit, il est résulté des succès obtenus des consé-
quences si fécondes, que la scicuce s'est toujours élevée à des hau-
teurs inattendues; c'est ainsi que l'analyse et la synthèse de l'eau a
produit une révolution dans la théorie de la chimie et dans une partie
de la physique , car aujourd'hui on décompose ce prétendu élément
et on le reproduit, on peut dire, à l'instar de la nature, et c'est avec la
substance qui entre pour la plus grande partie dans sa composition, que
l'on éclaire les principaux quartiers de Paris, de Londres, et d'autres
57 â
grandes villes, en attendant que la ménagère se serve de ce corps Invi-
sible pour remplacer l'iiuile de sa lampe. Ainsi la chimie tire la
flamme du sein de la substance qui l'éteint ; nous verrons bien d'autres
miracles...
C'est un véritable paradoxe que d'avancer que l'eau n'est autre chose
qu'un corps brûlé. C'est pourtant un fait que nous démontrerons bien-
tôt.
Parmi les substances simples connues jusqu'à ce jour; quelques
unes ne sont pas métalliques, mais la plupart appariiennent à celte
catégorie; nous les distinguerons donc en deux classes.
P Substances simples Jio?i métalliques, qui sont :
1. L'oxigène, gaz dont le nom grec vient de ô?u; (oxus), acide, et
de ytcvofxa! (gelnomaï), naître, être produitjque l'on traduit activement
par générateur des acides.
2. L'hydrogène, venant de u5a)3 (hudor ), eau, et de ytwaw (gennao),
j'engendre, que l'on traduit aussi activement par générateur de l'eau.
Celte substance est aussi un gaz que l'on nomme vulgairement gaz in-
flammable.
3. Le bore, ainsi nommé parce qu'on l'a d'abord obtenu de la dé-
composition du borax, sorte de sel, ou plutôt de l'acide borique.
4- Le carbone, comme retiré du charbon.
5. Le phosphore du grec ywç ( phos ), lumière, et de yopoç (phoros),
qui porte, c'est-à-dire porte-lumière, à cause de la propriété singulière
qu'a cette substance de briller dans l'obscurité.
6. Le soufre, dont le nom latin est insignifiant, mais dont tout Iç
monde connaît la substance.
7. Le sélénium, dont le nom, comme celui de la pierre de chaux, dite
sélénile, est tiré de selèné, la lune (1).
8. Le brome, dont lenom, du grec,3;.w^!jio-(bromos), signifie puanteur.
9. Le chlore, gaz dont le nom grec ^^^oo; (chloros), vient; dç la
couleur verdàtre que signifie ce mot.
10. Le fluor, base hypothétique de l'acide fluorique.
1 L L'iode, gaz dont le nom dérivé de tw'î/;; ( iodés ) signifie violet.
(i) Celte pierre est le gjpse ou plâtre crist.'tllis.é, assez commun à Monlûiartre, etc.
On lui avnil puoiilcmciil domié ce nom .incienncmcnt, parce que ses lames brjllanlcs
peuvent réfléchir limage do la lune.
580
12. L'azote, gaz dont le nom d'a-rwi; ( azoè ) est pris activement pour
signifier qui prive de la vie, qui fait mourir.
13. Le silicium, substance ainsi nommée d'une sorte de terre que l'on
appelle sdice, et qui forme les cailloux, pierres à briquets, nommés
silex.
li. Lezirconium, qui tire son nom aussi d'une pierre nommée zir-
con ou zircone, et dont on l'a extrait, comme on a retiré le silicium de
la silice ou du silex ( 1 ).
2° Substances simples métalliques.
iô. L ytrium, dont le nom vient d'une sorte de terre nommée vtria,
qui elle-même tire son nom d'un lieu de la Suéde ou un chimiste l'a
découvert.
Itî. Le glucinium ou berillium , qui tire son nom dune terre dite
glucine ou douce, qui sert de base au béril ou aiguë marine, à l'érae-
raude, etc.
I 1. L'aluminium, dont le nom vient aussi d'une terre dite alumine,
qui sert de base à l'alun, et qui est proprement l'argile.
\S. Le magnésium, qui tire son nom de la terre dite magnésie, dont
on se sert en médecine,
19. Le calcium, ainsi nommé du mot latin qui sert de dénomina-
tion à la chaux, dont tout le monde connaît la nature et la causticité (2).
20. Le strontium, tiré aussi d'une sorte de terre caustiguc ou plutôt
alcali , nommée stronliane, d'une ville d'Ecosse, Sirontian, où elle fut
découverte.
21. Le barium, aussi d'une terre alcaline nommée baryte, plus caus-
tique encore que la strontiane, dont le nom vient de p»:;? ( baros ), qui
en grec signifie pesant (3).
22. Le lithium , qui provient de la lithine . alcali dont le nom vient
du grec '/.Sur.^, mot qui signifie pierre.
(i) On csl encore indécis sur le rang qne doivent occnper ces deux dernières substan-
ces. Toutefois plu>icnrs raisons semblent les exclure de la caU-goric des substances mc-
lalliques. M. TliénarJ est de cet avis, et nous croyons devoir l'adopter. [Voyez la 5* édi-
tion de son Cours, t. I", p. 3o6. ) il en fait même une section à part, quoique serrant
d'appendice aux corps simples nou métalliques.
(a) Du grec xote» brûler, propriété de brûler, de roogcr les chairs.
(o) >'ous Terrons que ces terres sont de Tcrilable» oxides, lorsque nous {aurons ce
que l'on entend par ce mot.
581
23. Le potassium, qui lire son nom de cet alcali que tout le monde,
et surtout les blanciiisseuses connaissent sous le nom de potasse.
2i. Le sodium, de la soude, alcali comme la potasse.
25. Le manganèse, ainsi nommé du latin magnes, aimant, parce que
son minerai ressemble assez à celui de l'aimant ( 1 ).
26. Le zinc, qui tire son nom arbitraire de l'allemand, et qui, uni
au cuivre, donne ce que l'on appelle le laiton ou cuivre jaune (qui n'est
qu'un produit de l'art).
27. Le fer, que chacun connaît.
28. L'étain, suffisamment connu aussi, dont le nom vient du latin
stannwn .
23. Le cadmium, découvert seulement en 1818, ressemblant beau-
coup à l'étain, et dont le nom vient de cadmie qui était imposé au
minerai où il fut trouvé.
30. L'arsenic, que l'on eût peut être dû nommer arsenium , pour le
distinguer du poison bien connu sous la désignation d'arsenic, et qui
est un oxide du métal.
31. Le molybdène, ainsi nommé du grec poXtÇos; (molybdos), qui si-
gnifie plomb, parce que son minerai a été long-temps confondu avec
ce que l'on appelle improprement plombagine ou mine de plomb, qui
est une substance ferrugineuse.
32. Le chrome, découvert seulement en 1793, par Vauquelin, qui
l'appela ainsi du grec j^juua (chroma) couleur, à cause de la propriété
qu'il a de colorer diverses substances minérales avec lesquelles il se
trouve .^2).
33. Le tungstène, découvert seulement en 1781 par Schièle, Suédois,
qui le nomma terre pesante en sa langue, et qui ressemble au fer.
34. Le columbium , du nom de Christophe Colomb, parce que ce
métal fut découvert en 1801, par M. Hachette, dans un minéral apporté
d'Amérique; on l'appelle aussi tantale, de ce que l'on pensait que,
comme Tantale au milieu des eaux, il reslait au milieu des acides sans
pouvoir s'en saturer.
35. L'antimoine, dont le nom a une origine bizarre, fondée sur ce
qu'un moine allemand, chimiste , ayant remarqué que des pourceaux
(i) Oa appelle miDcrais les substances métalliques mêlées de matières bétérogèues oa
élrangères, telles qu'on les lire de la mine.
(2; C'est lui qui colore le rubis spiucllc, le plomb rouge de Sibérie, etc.
582
après en avoir été purgés étaient devenus très gras, voulut faire profiter
ses confrères de cette propriété, mais tous moururent.
36. L'urane, qui tire son nom d'oupavo- (ouranos), en grec ciel, ou
de la planète Uranus, je ne sais pourquoi ; c'est Klaproth qui le décou-
vrit et le nomma en 1789.
37. Le tellure, consacré par Ivlaproili à la terre, du mot latin tellus ^
comme il avait consacré le précédent au ciel; le plus léger de tous les
métaux et ressemblant à l'étain par son aspect.
38. Le cérium ; il est le premier résultat des savans travaux de
M. Berzé'ius, chimiste allemand, qui le découvrit en 1804, en travail-
lant sur la cérite.
39. Le cobalt, métal d'un blanc d'argent, dont le nom vient de ko-
balt, qui veut dire malfaisant, à cause de la vapeur d'arsenic qui l'ac-
compagne ordinairement dans les mines.
40. Le titane; ce métal fut d'abord nommé menakanite, parce qu'il
fut extrait par Gregor d'un sable noir de I\Ienakan en Cornouailles.
Klaprolh, qui l'étudia beaucoup en 179o, le nomma titane, par suite de
son penchant pour les noms tirés de la fable ou de la cosmologie.
41. Le bismuth, je ne connais pas la signification de son nom :wis-
muth en allemand. C'est avec ce métal que l'on prépare le beau blanc
de fard dont l'usage n'est pas sans danger.
42. Le plomb, que tout le ini)nde connaît, et qui est si utile dans
son état métallique comme à létat d'oitide , ne iùt-ce que pour nous
fournir des couleurs brillantes et solides.
43. Le cuivre (toujours rouge quand il est sans alliage), qui offre
les mêmes avantages. Son nom vient de xjTrpo; ( kupros), Chypre, parce
qu'on le lira d'abord de cette île.
44. Le mercure, ce métal liquide consacré à IMercure à cause de sa
▼olatilité par l'action du feu, comme le cuivre l'était à Vénus, par suite
de la disposition des anciens, analogue à celle de Klaproth.
45. Le nikel ou nickel, qui tire son nom de celui d'une mine de
Suède d'où on le tira pour la première fois, susceptible du magnétisme
comme le fer.
46. L'osmium, dont je ne connais pas l'origine du nom.
47. L'argent , dont le nom grec «oy-j;.'.; (arguros) dérive de (av/o; ar-
gos)qui signifie blanc ; trop connu et trop désiré pour qu'il soit besoin
de le caractériser.
583
48. L'or, le plus ductile comme le plus tenace de tous les métaux,
qualité qu'il semble communiquer à ceux qui le possèdent.
49. Le platiue, qui tire son nom de platina diminutif àe plata^ qui
veut dire argent, c'est-à-dire petit argent. On l'a nommé aussi or blanc.
âO. Le palladium, consacré àPallas, appelé aussi nouvel argent,
découvert par ^Vollaston en 1803.
51. Le rhodium, découvert aussi parWollaston, ne se trouvant guère,
comme le palladium , qu'avec le minerai de platine, et dont je ne con-
nais pas l'étymologie.
52. L'iridium, qui ne se trouve aussi qu'avec le platine, découvert
par Descostils en 1803 ; son clymologie m'est également inconnue.
Nous avons compris le brome dans la première catégorie , et nous
pourrions comprendixî dans la seconde le thoricinium et le vanadium.
Ces corps sont encore trop peu connus pour que nous prenions d'autre
soin que celui de constater leur existence.
Les deux derniers complètent le nombre de cinquante-quatre que
nous avons annoncé.
Jlaintenaiit que nous avons fait connaissance avec ces substances
considérées jusqu'ici comme simples, il est important de nous ar-
rêter sur une propriété qui leur est commune à toutes, excepté
une, qui est l'oxigcne; et cette propriété est d'être combustible,
non pas toujours avec flamme, comme il arrive au bois, parmi les
corps composés, et comme le sont l'hydrogène ou gaz inflammable , le
soufre , le phosphore ; mais par leur combinaison plus ou moins
lente , ou plus ou moins rapide avec cet oxigène qui , seul, préside à
toutes les combustions, impossibles sans sa participation, et pourquoi
on eût du lui donner de préférence le nom de comburant.
Arrêtons-nous donc d'abord à examiner les propriétés de cet agent
général que l'on nomme oxigène, puis nous verrons quel est le phé-
nomène de la combustion, en quoi il consiste, quelles sont les circon-
stances qui accompagnent son accomplissement ; et lorsque nous au
rons appliqué les connaissances acquises à cet égard aux différens
corps simples que nous venons de passer en revue , nous aurons fait
déjà un grand pas dans le domaine de la chimie.
Propriétés de Voxigène.
Il est un phénomène singulier , surprenant , et qui pourtant n'est
584
pas rare en chimie, c'est de voir des corps liquides et solides formés
instantanément par le concours d'autres corps invisibles, impalpables;
il en est beaucoup de ce genre dont on ne soupçonnait pas même
l'existence pendant un grand nombre de siècles , dans le cours des-
quels la chimie était considérée tout au plus comme une science phar-
maceutique bonne pour les dispensateurs de remèdes, ou comme un
assemblage de recettes empiriques à l'usage des chercheurs de remèdes.
L'oxigène joue un grand rôle parmi ces êtres invisibles, car, sous
forme de gaz , il est présent partout ou du moins dans tous les lieux
où l'homme peut pénétrer. En clTet, il fait partie intégrante et consi-
dérable de l'air que nous respirons. Il entre aussi dans la composition
de l'eau, tout aussi nécessaire à notre existence; c'est en quittant et
reprenant à chaque instant cet état de combinaison dans l'air et dans
l'eau, qu'il participe presque à tous les autres phénomènes chimiques
de la nature, ainsi que nous le verrons successivement.
Mais avant d'aller plus loin il n'est pas inutile de dire qu'il y a
beaucoup de substances susceptibles d'être solides ou au moins liqui-
des, et qui ne se manifestent que sous forme de gaz, c'cst-à-clire d'une
sorte de vapeur invisible le plus souvent, quelquefois colorée, et que
l'on ne peut saisir qu'au moyen de procédés dont nous parlerons
bionlôt.
Nous avons déjà fait pressentir qu'un cîiangement de circonstance
dans la constitution ordinaire de notre globe modifierait subitement
l'éiat de beaucoup de corps. C'est ainsi que l'eau resterait toujours ou
Tapeur, ou solide, selon que la terre s'approcherait ou s'éloignerait du
soleil; il en serait de même du mercure, qui offrirait dans le second
cas un métal à peu près aussi malléable (I) que l'argent. Alors aussi
beaucoup de substances aériformes nous apparaîtraient liquides ou
solides} et si elles ne se présentent pas à nos regards sous cet aspect,
il faut en accuser le calorique qui les lient en dissolution, et pour le-
quel elles ont une affinité si âpre, que nous n'avons aucun moyen de les
arracher à la combinaison qui les unit à lui lorsqu'elles ne sont pas
engagées dans queUjues compositions.
L'oxigène qui se solidifie avec d'autres corps ne se présente jamais
(i) La malléaljjlilé est une propric'lé que possèdcnl ].jupj< iiis inél.uix Je s'étendre fa-
cileincnt sons le marteau, cuniiiie le plomb, l'or, l'argeut, etc., et cela à froid. Ce mot
tient de malleuj, marteau, et d'habiliSf propre à, dispos pour...
585
seul dans l'état actuel de notre puissance chimique , ni comme solide
ni comme liquide; et comme la même théorie s'applique à tous les
corps qui absorbent le calori({ue avec avidité, nous saurons désor-
mais, en parlant d'un gaz quelconque, que c'est une substance suscep-
tible d'être et liquide et solide, mais qui est tenue à l'état de vapeur
permanenle par l'effet de sa dissolution constante dans le calorique, et,
soit dit en passant, la vapeur ne diffère du gaz qu'en ce que la première
peut se résoudre en liquide, comme les nuages en pluie, ou devenir so-
lide, comme les exhalaisons de plusieurs métaux et d'autres substances
que nous signalerons en leur lieu.
L'oxigène est donc un gaz , et ce gaz est sans couleur, sans odeur
et sans saveur ; un peu plus pesant que l'air atmosphérique, car si l'on
prend la pesanteur spécifique de celui-ci pour unité (I),on trouve que
l'oxigène pèse 1,1026 (c'est-à-dire, un, plus 1026 ,-^^ \
Soumis à une pression puissante et subite, il s'échauffe et devient
lumineux; au reste, la propriété de dégager du calorique, dans ce cas,
appartient à tous les gaz ; mais il paraît que le dégagement de la lu-
mière est particulier à l'oxigène, au chlore et à l'air, et que le premier
la posséderait à un plus haut degré que l'air (2),
(i) On traitera en physique de la pesanteur spcciGque ; cependant il n'est pas în-
utile do dire ici que c'est la pesanteur d'une espèce de corps quelconque comparéeà
celle d'un autre corps que l'on prend pour type et pour unité avec le même volume.
C'est ordinairement l'eau qui seit de lerme de comparaison, el c'est par l'immersiofc
que l'on délermine la pesanteur comparative des corps folides que l'on peut y plonger
tans inconvénient. Pour les gaz, on compare à l'air atmosphérique.
(a) La physique nous enseignera toutes les propriétés du calorique ; il importe de sa-
Toir seulement ici que c'est un fluide invisible, élastique, impondérable, insaisissable,
d'une ténuité Cîtrènic, émanant des corps en jucandcsccnce, ou mis en mouvement
par leur influence ; dont la source peut être dans le sokil ; qui pénètre tous les corps,
s'y accumule en plus ou moins grande quantité selon les circonstances, cl les dilate en
proportion de cette quantité; que le corps le plus froid n'en est jamais entièrement dé-
pouillé, enlin qu'il se manifisle à la vue sous forme de lumière ou seulement au loucher
par la sensation qu'il fait éprouver; qu'il tend constamment à se mettre en équilibre
dans tous les corps; qu'il s'en dégage par la compression comme par le frollement, et
qu'il les décompose quand il s'y accumule en trop grande quantité.
Du reste, on dislingue le calorique spécifique, c'est-à-dire celui nécessaire à tel corps
pour se maintenir ou s élever à telle tempérai urc, comparativeuienl à tels autres; et le
caloritjue rayounant , c'esl-àdire celui qui s'échappe aclucllcmtnt des corps qui ont
one tcmpcraluru plus élevée que ceux enviroanaus.
2. 39
586
Nous verrons plus tard ( en parlant du diamant à l'art. Carbone )
que les corps transparens rérraclent la lumière avec d'autant plus de
puissance qu'ils sont plus combustibles, et l'oxigène est de tous les gaz
celui qui est le moins réfrangible (l). La raison s'en offrira tout à
l'heure.
Puisqu'il est un corps simple, il ne peut être décomposé; aussi le
calorique n'a d'autre action sur lui que de le dilater plus ou inoins.
Nous avons vu combien est grande son appétence pour lui, et cepen-
dant il l'abandonne volontiers pour se porter vers tous les corps sim-
ples qui en sont eux-mêmes pénétrés, et c'est en quoi consiste le phé-
nomène de la combustion qui se produit souvent sans être maniieste.
C'est pourquoi il est temps d'en faire connaître la théorie.
De la combustion.
Ainsi qu'il vient d'être dit, la combustion n'est autre chose que la
combinaison de l'oxigènc avec un corps simple ou avec les élémens
d'un corps composé qui se trouve détruit dans l'ignition, pour donner
lieu à des corps nouveaux ; car il ne faut pas croire qu'il s'anéantisse
rien dans la combustion ; rien ne se perd dans le grand laboratoire de
la nature; ses actes ne sont que des transmutations perpétuelles. Or,
la condition la plus favorable à la grande combinaison de l'oxigène est
l'élévation de la température, c'est-à-dire, une accumulation de calo-
rique plus ou moins considérable dans un corps. Alors l'oxigène qui
fait partie de l'air atmosphérique, se porte vers eux avec une sorte de
violence, et il se fuit le plus souvent un dégagement de calorique pro-
portionnel aux masses qui se combinent : c'est ainsi que nous voyons
se comporter le bois sur nos âtres, l'huile dans nos lampes, le gaz in'-
flamuiable dans nos réverbères, et tous les corps que l'on nomme vul-
gairement combustibles, comme le charbon, le phosphore, le sou-
fre, etc., mais on ignore assez généralement que parmi les corps les
(i) La réfraction est une déviation dos rayons Juniiiicux quand ils passent d'un corpâ
dans un autre. On donne à ces corps transparens, quels qu'ils soient, le nom de nu-
lieux. Cette déviation produit un brisement du rayon lumineux. Ce brisement csl d'att^
tant plus considérable, que le milieu est plus combustible.
Nous verrons en physique que ce phénornèuc est dû à l'affiuilé des corps pour la lu-
mière , d'où il suit que leur atlraclioa réuipro(iue est eu raison du degré de combus*
tibilité.
587
plus durs, beaucoup sont susceptibles de brûler aussi bien que les pré-
cédcns : c'est ainsi que le diamant brûle sans résidu; que les métaux
brûlent et donnent des produits fort précieux dans les arts, comme
nous le verrons en parlant des oxides.
Pour démontrer ce fait, singulier au premier abord, Toici une expé-
rierice décisive que l'on fait dans tous les cours de chimie. On dispose
un fil de fer en spirale ou tire-bouchon , de manière à ce qu'il entre
facilement dans un grand flacon de verre à large tubulure , et on le fixe
au bouchon qui doit fermer ce flacon. On emplit celui-ci de gaz oxigène
obtenu et introduit par les moyens que nous indiquerons plus tard ;
puis on place au bout inférieur du fil de fer un petit morceau d'amadou
que l'on allume et qu'on plonge dans le flacon. Dés qu'il se trouve dans
le gar oxigène, l'amadou lui communique son incandescence comme
s'il s'agissait d'un fil de lin , avec cette différence que le fer brûle avec
une toute autre intensité de chaleur, comme aussi avec rapidité et
avec un éclat tel que les yeux ont peine à en supporter la vue (i).
Le résidu de la combustion qui tombe au fond du vase est de l'oxide
de fer , c'est-à-dire du fer brûlé a un certain degré, c'est-à-dire combiné
avec une certaine quantité d'oxigène,et ceci nous mène à faire com-
prendre ce que l'on entend par les oxides et les acides.
Les corps simples ont une aptitude différente pour s'unir à l'oxio-ène,
ou l'oxigène pour s'unir avec eux, car l'action est réciproque , et leur
degré d'affinité varie aussi selon les circonstances qui président à la
c mbinaison. Lorsque ces circonstances sont telles que le corps a pu
absorber tout ce dont la limite de son affinité lui permet de s'emparer,
on dit qu'il y a saturation. Mais un corps peut être saturé de prime
abord sans passer par aucunes proportions intermédiaires , alors il n'y
a qu'un degré. Dans le cas contraire , le premier degré de combinaison
avec un corps combustible, donne lieu à un corps nouveau que l'on a
nommé oxide , et à ce nom l'on ajoute le nom du corps qui a reçu l'oxi-
gène. C'est ainsi que le résidu de l'expérience que nous venons de citer
doit s'appeler oxide de fer, comme on doit appeler oxide de cuivre ,
(i) Quand on fait cette expérience, il faut prendre deui soins accessoires; le pre-
mier, c'est de mettre environ deux doigts d'eau dans le flacon, afin d'empêcher sa rup-
ture par reffet de la rive chaleur des globules enflammes qui tombent au fond, et dont
rincandcsccnce est telle, qu'ils s'incrustent quelquefois dans le verre. Le second est de
ménager une petite rainure au bouchon pour favoriser le dégagement du gaz dilaté
par la chaleur, qui pourrait faire sauter le boucboo.
39.
588
oxide deploml», etc., la combinaison du cuivre ou du plomb avec
l'oxigène.
Souvent la combinaison ne peutoutre-passerce degré, et Ton pourrait
aussi bien l'appeler acide qu'oxide (i) ; mais certains corps, en se com-
binant avec l'oxigène au seul degré qui leur convienne, donnent un pro-
duit qui a des qualités toutes particulières, et ces qualités Sont 1° au
moins une aigreur styptique, quelquefois acre, brûlante et corrosive,
qui est bien propre à l'aire distinguer ce genre de composé. Le soufre
nous en fournit un exemple : lorsque par la combustion il se combine
avec l'oxigène , le produit donne l'un des deux acides , dont le plus
connu est cette liqueur violente si utile dans les arts, nommé acide
sulfurique, et autrefois huile de vitriol ; nous verrons pourquoi en son
lieu. Le vinaigre, qui est un acide à base composée, offre le modèle
des acides simplement aigres et stimulans. 2" La propriété de changer
en rouge , avec plus ou moins de puissance , la teinture bleue ({ue l'on
nomme tournesol. ^5° La propriété plus importante de s'unir aux
oxides et autres substances pour former des sels ; c'est pourquoi ces
substances se nomment bases saliQables.
Quelques substances prennent différens degrés d'oxidation , d'autres
différens degrés d'acidité, d'autres enûn passent successivement par
cl ivers degrés d'oxidation , puis d'acidité. Ces nuances ont nécessité des^
termes particuliers pour s'entendre à peu de frais, et il est important
de les bien connaître.
Quant aux oxides, ils sont au nombre de quatre, qui sont : protoxide,
deutoxide , tritoxide et peroxide.
Protoxide vient de -Kot^ixo- [protos), premier, et signifie oxide au
premier degré, ou bien à une proportion d'oxigène. Nous verrons tout
à l'heure pourquoi cette seconde version.
Deutoxide est une abréviation de deuteroxide , et ^surffo; (deuteros)
signifie second ; c'est donc l'oxideau second degré ou à deux proportions.
Tritoxide s'entend assez par ce qui précède.
(i) Ce nom d'oxidc ncsl pas Lcurcuscintnl choisi, car il vient du grec oïwç (oius), qui
•jgnific acide, et cependant il désigne les corps unis à une porlion d'oxigène trop faible
pour les porlcr à l'élald acide, et acide, f|ui virul du lalin aciJus,[iii[ du gr<.c axi; (akis),
eiguific aigre, piquant, accrhe, or les oxides n'ont pas ce caractère. .Mais l'usage est
établi, tl il sullil du bien comprendre la nuance cnire oxide et atidi; pour oublicrlély-
mologic de ces mois et se faire une juste idée de leur valeur.
589
Et peroxide indique le plus haut degré d'oxidation , d'où Ton voit
qu'elle ne s'opère que dans quatre proportions.
Ces proportions ont été appréciées avec justesse, et il est reconnu
qu'elles s'opèrent, soit en volumes, soit en poids, selon des nombres
simples, comme 1,1^,2,3,4; quek[uef'ois , mais rarement , dans les
rapports de deux à trois.
Nous reviendrons sur les idées qui doivent naître de cette observa-
tion précieuse , parce que les notions abstraites arrêtent facilement
ceux qui entrent dans le domaine d'une science; mais une fois bien
éclaircies , elles servent, au contraire , à aplanir la voie, et ce que nous
avons a dire à ce sujet trouvera son application à toutes les affinités
chimiques, à toutes les combinaisons qui en résultent.
Le même phénomène se manifeste à l'égard des substances que la
combustion fait passer à l'état d'acide; mais comme on n'a reconnu
jusqu'ici que deux degrés d'acidité, il n'a pas été difficile de trouver
des expressions pour rendre les deux proportions d'oxigénation qui
donne naissance aux dilTérens acides ; or, l'artifice du langage consiste
à donner à l'acide un nom tiré de celui de la substance même qui y
donne lieu, avec une terminaison en e»a:, quand il s'agit du premier
degré d'acidité, celui où l'oxigène est en proportion moins considé-
rable, et avec une désinence en ique quand il faut exprimer le second
degré, c'est-à-dire celui où l'oxigène entre en plus haute proportion.
Supposons donc qu'il s'agisse de désigner les acides auxquels donnent
lieu le phosphore ou le soufre ; on dirait l'acide phosphoreux ou phos-
phorique ; l'acide sulfureux ou sulfurique.
Il faut observer que quand un corps n'est susceptible de recevoir
qu'un degré d'acidification, on donne à l'acide qui en provient la ter-
minaison en irjue, puisque c'est, en effet , son plus haut degré d'oxi-
génation : c'est ainsi que le carbone donne l'acide carbonique et point
d'acide carboneux.
La découverte de l'oxigène , sous forme de gaz, a donné lieu à beau-
coup d'autres substances qui existent sous cette forme, c'est-à-dire
comme vapeurs permanentes à la pression de notre atmosphère et à la
température de notre globe, et c'est pourquoi on donne quelquefois à
la nouvelle chimie l'épithète de pneumatique; mais le rôle que joue
l'oxigène dans presque tous les phénomènes chimiques , l'influence que
ce gaz exerce sur notre existence , son passage continuel de l'état gazeux
à l'état liquide ou solide dans sa combinaison avec les autres corps ;
590
enfin, son utilité dans les arts, le mettent hors lig^ne pour l'intérêt qu'il
doit inspirer, et il ne sera pas hors de propos de comparer l'ancienne
chimie avec la chimie moderne , ne fût-ce que pour bien établir les
idées et faire sentir l'importance des services rendus à la science par
les Lavoisier , les Fourcroy, les Berlhollct , etc.
Nous ne remonterons pas à la vieille chimie , où tout était hasard,
tâtonnement , mystère, et souvent folie ; mais déjà Bccker , médecin et
chimiste allemand , qui vivait à la fin du dix-seplièaie siècle (i) , après
avoir beaucoup réfléchi sur les corps en ignition , avait imaginé que le
feu, c'est-à-dire la manifestation de la chaleur et de la lumière, devait
être du à un principe particulier qu'il appela terre inflammable. Plus
tard , Stahl a pensé que ce principe était le feu pur , ou plutôt la ma-
tière du feu qui se trouvait fixée dans les corps combustibles , et qui se
dégageait dans l'acte de l'ignition , c'est pourquoi il désigna ce principe
par le nom de phlogistique, c'est-à-dire principe inflammable , pour le
distinguer du feu libre et en action. Or, dans sa théorie, tout corps
qui brûlait perdait son phlogistique ; et quand on pouvait le lui rendre,
on reproduisait le corps. C'est ainsi que ce qu'on appelait la calcination
des métaux n'était autre chose que le métal privé de son phlogistique,
et en le lui rendant, on le revivifiait; aussi les métaux étaient-iU
censés formés de terres particulières et de phlogistique. Il faut convenir
que l'état dans lequel la nature nous en présente plusieurs était propre
à donner du crédit à cette opinion , notamment celui du fer , que 1 on
trouve rarement natif , c'est-à-dire à l'état de métal , mais presque tou-
jours sous forme de terre ou de pierrailles jaunâtres qui ne sont autre
chose que de l'oxide ou rouille de fer mélangé avec des substances hé-
térogènes.
Le soufre était formé d'acide sulfurique ou d'huile de vitriol, et do
phlogistique, etc. , etc.
Cependant les chimistes observèrent deux choses : la première, qu'au-
cune combustion ne pouvait avoir lieu sans la présence de l'air ; la
seconde, que les métaux dépblogistiqués, c'est-à-dire à l'état de chaux,
et pour nous maintenant à l'état d'oxides, étaient toujours plus lourds
que quand le prétendu phlogistique leur était rendu. Bientôt Prieslley,
Ingenhousz, Sennebier, et enfin le célèbre Lavoisier, trouvèrent moyen
(i) Becker est né à Spire en i64S et'mort ca Angleterre en iG85. Il occupa une
c]taire à Majcnce.
591
de constater la quantité d'air nécessaire à la calcination des métaux,
et de s'assurer que le métal réduit à l'état de chaux acquérait en poids
ceque l'air avait perdu ; puis ils reconnurent que l'air qui restait n'était
plus le même que l'air atmosphérique qui avait servi à l'expérience.
Enfin, ilsfinirentparimaijfinerque puisque le métal calciné absorbai tune
portion quelconque de l'air en augmentant de poids, cette même por-
tion devait s'en séparer dans l'opération contraire , et leurs recherches
les conduisirent à recueillir exactement cette portion, et à constater
non seulement que le résidu de l'air qui avait servi à favoriser la cal-
cination était fort diflérent de l'air lui-même; mais que la partie
absorbée pendant cette calcination avait des propriétés toutes diffé-
rentes de ce résidu.
Il résulta donc de la série d'expériences qui furent faites, deux choses :
!• que les métaux , loin d'être composés ^ étaient , au contraire , partie
constituante de ce qu'on appelait chaux métalliques, et que ces chaux ,
au lieu d'être des métaux déphlogistiqués , étaient des métaux combinés
avec une portion de l'air qui avait présidé à la calcination ; 2° que l'air
atmosphérique n'était pas un élément, mais un composé 1" d'une
partie qui favorisait la calcination , et 2" d'une autre qui ne lui était
point propre.
Les études et les efforts des chimistes se multiplièrent en partant de
ce point important, et après une longue lutte scientifique, il fut bien
établi et universellement reconnu que toute combustion vive ou
lente, avec ou sans dégagement de lumière ou de flamme, et même de
chaleur apparente, exigeait l'absorption de cette portion ou plutôt de
cette partie constituante de l'air qui produit la calcination des métaux :
que le résidu n'est plus propre à la combustion ; que celte même partie
est aussi la seule qui soit propice à la vie des animaux dans l'acte de la
respiration , ce pourquoi on l'avait d'abord appelée air vital, tandis
que le résidu les tue; que cette même partie constituante de l'air est
aussi partie constituante de l'eau, aussi bien que des acides ; et comme
on ne connaissait alors que ce principe qui pût donner lieu aux acides,
on lui donna enfm un nom qui dut exprimer cette idée, de là cette dé-
nomination d'oxigène, que nous avons dit signifier générateur des aci
des aussi bien que des oxides, c'est-à-dire de tous les produits que pré-
sentent des corps briàlés.
Nous verrons plus tard que l'on a reconnu un second principe acidi
592
fiant; mais il n'offre encore qu'une sorte d'exception qui ne détruit pas
la règle.
Il résulte de tout ce que nous venons de dire, que l'oxigène, en per-
dant son état de gaz, prend partù l'éiat liquide comme dans l'eau, ou à
lelat solide comme dans les oxides, selon les circonstances de la com-
binaison, et que l'oxidation est une véritable combustion plus ou moins
lente, qui ne produit que plus ou moins de chaleur et pas de lumière
dans l'ordre ordinaire du phénomène, mais que l'on peut l'activer jus-
qu'à la plus vive incandescence, comme nous l'avons vu dans la com-
bustion du fer dans l'oxigène pur.
Enfin, que la respiration des animaux est aussi une sorte de com-
bustion dont nous examinerons les résultats plus loin.
Il reste maintenant une question grande et curieuse à résoudre, c'est
celle qui a rapport à la production de cet être chaud et lumineux que
Von appelle flamme. Est-ce du corps combustible ou de l'oxigène que
provient le calorique qui se dégage sous forme de flamme ?
Dans la seconde édition de son Cours de chimie et posiérieurcment,
M. Thénard avait adopté l'opinion que c'était l'oxigène qui en était au
moins la principale source, et voici comment il raisonnait.
L'état de gaz est celui qui exige le plus de calorique latent(l); or, l'oxi-
gène qui agit dans l'acte de la combustion est toujours sous forme de gaz •
mais quand A vient à se combiner avec les corps combustibles, il se
solidifie en entrant dans la combinaison, et il ne peut le faire qu'en
abandonnant le calorique qui le tenait jusqu'alors, on peut dire, en
dissolution. De là la flamme qui se manifeste dans toute combustion
"vive, ce qui n'a pas lieu dans les combustions lentes, comme celle de
l'oxidation des métaux.
Cependant ce savant chimiste revient sur cette opinion dans sa cin-
quième édition (de 1827), et s'appuie sur la théorie ch^s proportions
chimiques de Berzélius et sur le mémoire de 3I.M. Dulong et Petit
[Aiin. de Ckim. et de P/iys., t. X, p. SpS ) pour considérer comme pro-
bable que la production de la flamme dans les corps en ignition est due
à la rencontre des fluides électro-positif et élei iro-négatif, qui se com-
binent aussi, lors de la combinaison des corps avec l'oxigène. Mais ceci
(i) C'est adiré caché, sans cffcl sur le (liirmonulro, parce que, cIniU nécessaire à
la coas UiuUoa du corps, sa combiaaison est iulime, de sorte qu'il fait partie iatégrauto
duco ps.
593
est da domaine de la physique, et d'ailleurs nos idées ne sont pas assez
développées pour traiter une (question qui n'est pas encore résolue
parmi les savans.
JI n'est pas inutile de citer quelques produits de combustion que
l'on connaît dans l'usage de la vie et des arts, afin de donner une idée
des résultats de ce phénomène si général, quoique si peu observé parle
vulgaire. Nous éviterons de prendre nos exemples dtns les corps peu
connus.
L'oxigcnc combiné avec
L'hydrogène, produit l'eau, qui est un véritable protoxide :
Le soufre... deux acides fort uiiles, surtout l'acide sulfurique :
Le l'er... la rouille et ce que l'on appelle le colcothar ou rouge
d'Angleterre, etc., et plusieurs belles couleurs, jaune, rouge et noir:
L'arsenic... un poison violent que l'on nomme arsenic, mais qui
est un oxide de ce métal :
L'antimoine... cet oxide qui, combiné avec un acide nommé tar
trique, etc., donne un sel nommé éméiique :
Le cobalt... une très belle couleur bleue dont on fait usage en pein-
ture :
Le chrome... un très beau jaune:
Le cuivre... le vert-de-gris, très belle couleur et très dangereux
poison :
Le plomb... plusieurs couleurs , notamment le blanc, un jaune et
un orange nommé minium ; toutes poisons :
Le mercure... plusieurs couleurs, parmi lesquelles ce beau rouge
éclatant nommé vermillon ; toutes poisons :
L'argent... un blanc plus éclatant que celui de plomb :
L'or... Un très beau pourpre que l'on emploie notamment dans la
peinture sur porcelaine et dans les émaux.
Nous ne parlons pas de l'air, parce qu'il est plutôt un mélange
qu'une combinaison, comme nous le verrons en parlant de l'azote.
Chacun sait l'effet que produit l'action de souffler sur un brasier ou
sur un corps enflammé. L'activité et l'intensité de chaleur qui en ré-
sulte n'est due qu'à la niasse d'air plus considérable que l'on verse sur
le feu , laquelle fournit une plus grande quantité d'oxigcne. C'est aussi
pourquoi le vent vient ajouter aux désastres d'un incendie en multi-
pliant les causes de sa vivacité, et c'est par le moyen de soufflets très
puissans que l'on donne aux forges et à ce qu'on appelle les hauts four-
594
neaux (1) , ce degré de chaleur nécessaire pour traiter la mine de fer,'
la réduire, et forger ensuite la fonte nommée joueuse.
Toutefois le souffle éteint une bougie?... C'est qu'il faut deux con-
ditions pour la combustion ; la piésence de l'oxigène et une certaine
élévation de température qui ne peut pas être moindre que de 550 de-
grés pour le dégagement de la flamme. Or le souille en l'abaissant au-
dessous de ce terme, détruit une des conditions nécessaires; mais si
vous versez ce souffle avec ménagement , comme on le fait avec un
chalumeau de métal, vous produisez alors une très vive chaleur , sus-
ceptible de fondre des métaux, etc. C'est sur cette observation qu'est
fondé l'art de l'émailleur, du souffleur de verre et celui de souder à l'or,
à l'argent, au cuivre, àl'étain, dans l'orfèvrerie , la bijouterie , etc.
Nos lampes d'Vrgan , dites quinquets , fournissent un nouveau té-
moignage de l'efficacité de l'oxigène pour rendre la couibustion vive
et brillante. En effet, en observant leur construction, on reconnaît
facilement que la flamme se trouve en quelque sorte léchée en dedans
et en dehors par un double courant d'air qui apporte un double tribut
d'oxigène ; mais si vous venez à enlever la cheminée de verre qui
produit cet effet, vous n'avez plus qu'une lumière terne, et cette
quantité de fumée qui annonce toujours une combustion incomplète ,
résultat d'une température trop basse.
D'après ce que nous avons dit sur la manière dont se comportent les
corps brùlans dans l'oxigène pur, on sent ce qui arriverait si l'on
soufflait cette substance sans mélange sur un corps en ignilion. Aussi ,
un physicien a-t-iî imaginé un chalumeau qui , adapté à im réservoir
compressible , comme une vessie , sert à diriger ce gaz sur les corps
auxquels on veut communiquer un degré de chaleur impossible à
donner jusqu'alors.
(i^ Les hauts fonrncanx sont des conslriictîons en matières réfractaîres, repré'senlant
nn cône creux en cfrct très élové , assis sur une sorte ilc chambre cul>i(|ue dont le fond
est un cul de chaudron où aboutit la lujère de deux ou trois gros soufflets mis cd jeu
par une roue que l'eau fait mouToir, et que l'on nomme à cause de cela roue hydraulique.
Lorsque le feu est une fois en activité dans ces fourneaux , on jette jour et nuit pendant
deux ou trois mois, et quelquefois davantage, k des iutervalles de temps réguliers, par
le liant df! la chcmim-c fpii est aiii«i cntrcicnnc pleine de charbon, do la mine et une
matière noram/jc castine, qui n'est autre chose que de la pierre à ciiaux qui sert de fon-
dant ao minerai do for, Noa< verrons plus tard (article »ur l'cxtractioa des métaux) le*
phcnomènef qui se produisent dans celle upcialion.
59â
Il nous reste à faire connaître comment on parvient à se procurer
l'oxigène dans son état de purelé.
Puisque loxigène se combine avec beaucoup de corps simples ou
composés, il nest pas difficile de le renconlrer; il ne s'agit que de
choisir le> substances dont il soit le plus facile de le séparer , et il est
évident que ce sera celles avec lesquelles son affinité sera la moins
puissante.
On se sert ordinairement d'une substance noirâtre que l'on trouve
dans différens sols , et que l'on nomme peroxide de manganèse. On la
préfère, parce que cette substance est peu chère et qu'elle dégage une
grande quantité d'oxigèuc.
Pour obtenir celui-ci , on introduit du peroxide de manganèse en
poudre, dans un vase en grès, que l'on nomnit; rnatras ; on le place
sur un réchaud , ou mieux dans un fourneau à réverbère dont nous
parlerons plus tard. On y adapte un tube recourbé en verre, dont upe
extrémité vient plonger dans une terrine ou baquet plein d'eau ,
au milieu duquel se trouve une petite planchette trouée, afin que la
seconde courbure du tube puisse y passer, et qui doit être noyée
elle-même; puis on place sur cette planchette au-dessus de l'ouver-
ture du tube, une petite cloche de verre renversée que l'on appelle
éprouvette , et qui doit être pleine deau.
Tout cela étant disposé, on chauffe la cornue ou le matras jusqu'au
rouge. Alors le calorique décompose le peroxide de manganèse j il
s'empare de l'oxigèue en vertu d3 leur affinité, et, l'enlève squs forijg^ç
de gaz, qui, ne trouvant d issue que par le tube, est obligé de se rendrf^
sous l'éprouvette, dont il chasse l'eau en raison de sa légèreté cornpa-
rative.
On rejette ordinairement le premier produit comme mêlé d'air at-
mosphérique qui se trouvait dans l'appareil , mais on enlève ce qui
arrive successivement ensuite , en plaçant les éprouvetles, au fur et à
mesure qu'ellesse remplissent de gaz, toujours renversées dans des sou-
coupes où se trouve un peu d'eau qui s'oppose à l'évasion du gaz.
Ordinairement on l'accumule, pour l'usage, dansdes vessies à robinet,
par des Iransvasemens qui doivent se faire toujours sous l'eau.
On sent que si l'on pouvait enlever par ce moyen tout l'oxigène au
peroxide de manganèse, on obtiendrait le métal pur; mais son affinité
596
pour 1 oxigene est trop forte pour que l'on puisse réduire le métal
par ce procédé. Il ne se prête qu'à l'abandon d'une partie de son oxi-
gène, et il cesse alors d'être un peroxide, et passe à un degré d'oxigé-
nation inférieur; mais une particularité assez remarquable, c'est qu'il
ne se trouve alors ni avec les proportions qui constituent le deutoxide,
ni avec celles du protoxide; il reste entre les deux, et paraît un mélange
d'un reste de peroxide et de protoxide.
Plus tard, nous ferons connaître ces proportions, lorsque nos idées
bien éclaircies et habitudes en quelque sorte à la contemplation des
détails dans les phénomènes , nous auront permis d'aborder les quan-
tités proporlionnelles et la théorie atonique qui a si puissamment
contribué à la réputation méritée de M. Berzélius; car ces idées ne
laissent pas que d'être difficiles à saisir , et elles étonnent souvent les
personnes qui ne sont pas encore familiarisées avec les phénomènes
eux-mêmes, et avec les explications que la science en donne.
S'il s'agissait ici de manipulation, nous entrerions dans quelques
détails sur de légères précautions à prendre; mais il suffit, pour la
théorie , de bien se rendre compte de l'opération.
Si l'on plonge dans ce gaz un corps enflammé quel qu'il soit, il y
brûle avec vivacité, rapidité, et avec un éclat étonnant.
Si l'on y introduit un animal , il donne d'abord des signes de bien-
être et d'allégresse; mais bientôt il s'affaisse et meurt : il a vécu trop
vite.
Aussi la sage nature a-t-elle modéré son action en proportionnant sa
dose dans l'air atmosphérique , où il n'entre que pour un cinquième
environ.
Dans les articles subséquens , nous examinerons successivement les
corps simples, dits combustibles, que nous avons signalés, et nous
constaterons surtout les résultats de leurs combinaisons avec cet oxigcne
que l'on pourrait appeler agent général de la nature, au moins pour
notre globe. Gela nous fournira l'occasion d'étudier la composition de
l'air, de l'eau , et les divers phénomènes qui se rapportent à ces com-
posés si imporlans pour notre existence et pour tous les besoins de
notre condition.
C''. MlLON.
LA VIE.
ÉLÉGIE.
Il est une heure de silence
Qu'aiment les cœurs infortunés
Qui dans l'angoisse ou l'espérance
Gémissent seuls abandonnés ;
C'est l'heure où le flambeau du monde
Se plongeant à demi dans l'onde,
Suspendu, s'arrête un instant,
Et sur la mer vaste et tranquille
Versant sa lumière immobile
Etend une moire d'argent.
Alors caché dans le feuillage
Le rossignol retient sa voix ;
Le faible ruisseau , sous l'ombrage,
Cesse de gémir dans les bois;
Le doux zéphyr dans la prairie
Nagiie plus l'herbe fleurie
De son souffle mélodieux ;
Alors l'univers en silence
Semble écouter la Providence
Lui tracer ses pas dans les cieux.
Alors dans sa mélancolie,
Une âme aride à son printemps,
Semble aussi, triste et recueillie,
Préier l'oreille aux pas du temps :
Celui que le désespoir mine,
>
e 598
Celui que la douleur incline
Comme l'orage un arbrisseau,
Aime à bercer sa rêverie,
Foulant aux pieds l'iiorbe flétrie,
Le long d'un limpide ruisseau.
Comme du haut de la montagne,
Prêt à poursuivre son chemin^
Le voyageur dans la campagne
^ Salue encor son toit lointain ;
Viens , ô mon âme , et dans cette heure
Si douce à l'œil baissé qui pleure,
Tournons-nous vers nos jours passés;
Saluons nos beaux jours d'enfance
Avant que 1 âge et la souffrance
De nos pensers les aient chassés.
Adieu ces jours si pleins de charmes,
Ces jours si purs et si joyeux,
Où le souris, les douces larmes
Tour à tour brillaient dans nos yeux ,
Comme on voit une onde immobile
Réfléchir sur son front tranquille.
L'immense profondeur des airs
Naguère purs et sans nuages^
Où maintenant de noirs orageâ
Bouillonnent sillonnés d'éclairs.
Adieu , la douce imprévoyance
Qui présidait à tous nos pas,
Et ces plaisirs que l'innocence
Rendait si purs , si pleins dappas :
Adieu l'inconstance folâtre
Qui sur ce séduisant théâtre
Dispersait nos joyeux désirs,
Comme un léger peu])le d'abeilles
Se répand sur les fleurs vermeilles
Au souille embaume des zéphyrs.
599
Et maintenant qu'ont fui ces heureuses années,
Que nos rêves d enfance, espérances fanées
S'envolent tour à tour de noire souvenir,
Vovons ce que pour nous conserve l'avenir;
Quels plaisirs il promet à noire impatience
En échange des biens que nous donnait l'enfance ?
Oh! qui viendra remplir le vide de mon cœur !
A mon âme altérée apporter le bonheur ;
Apaiser, assouvir la vague inquiétude
Qui, dans le sein du monde et dans la solitude,
Acharnée à poursuivre incessamment mes pas,
Dans mon cœur déchiré livre de sourds combats?
Qui viendra ? Viendrez-vous, jeunes filles rieuses,
Au souris frais et pur
A la taille flexible , aux voix mélodieuses,
Aux longs regards d'azur.
Car déjà dès long-temps dans mes rêves de flamme,
Dans mes pensers de cœur,
Célestes visions , vous versez dans mon âme
Le calme et la fraîcheur:
Toujours votre beau front , votre tête volage,
Votre air voluptueux,
Comme une exhalaison , comme un léger nuage,
Passent devant mes yeux.
Vous passez, vous passez, et dans l'espace vide
Je vois nager toujours
Voire œil humide et bleu, votre souris timide.
Vos vaporeux contours ;
Et sans cesse j'entends gl sser à mon oreille,
Dans les airs parfumés.
Comme un souffle d'amour, ou comme un vol d'abeilles,
Vos accens bien-aimés.
Mais cependant, on dit, sexe aimable et folâtre,
Que voire cœur borné
Ne peut d'unamour vaste, indicible, idolâtre,
Elre passionné.
On dit que le plaisir est votre seule idole.
Et que voire pudeur,
GOO
Que vos yeux si touchans, de votre âme frivole
Sont un miroir menteur :,
On m'a dit , même , hélas ! que ce torrent de flammes,
Cet océan d'amour
<2ui maintenant bouillonne et brûle dans nos âmes,
Doit tarir quelque jour.
PouV charmer cet ennui qui pèse et qui tourmente,
Celte vague douleur qui dans le sein fermente ,
L'étude n'offrirait qu'une amère douceur.
Peut-on cicatriser les blessures du cœur?
Assouvir cette ardeur passionnée, inquiète,
Qui par élans de feu vers le bonheur se jette?
Non , ce n'est qu'un vain mot , des sages l'ont écrit ,
L'étude enfle le cœur et pervertit l'esprit :
Flambeau trompeur du temps , ses lueurs incertaines
Dans le dédale obscur des opinions humaines,
Traînent de doute en doute et d'erreur en erreur
L'homme qui se confie à ce guide imposteur,
Jusqu'à ce gouffre affreux de vague incertitude
Où, flottant, égaré, rempli d'inquiétude,
L'esprit n'enfante plus que d'arides pensers.
Pareils à ces vapeurs qu'au souffle des hivers
Comme de noirs corbeaux , précurseurs des tempêtes ,
Nous voyons fendre l'air et passer sur nos tètes.
Alors l'homme effaré, d'un aveugle regard
Plonge sans regarder dans le sombre brouillard
Qu'élève autour de lui le flot changeant du doute ;
Tel celui qui des airs fixant l'ardente roule,
Quand le soleil brûlant, blanchit l'azur des cieux,
Yoit un disque obscurci flotter devant ses yeux.
Loin de moi les plaisirs et leur trompeuse ivresse;
Ils corrompent le cœur, flétrissent la jeunesse;
Ils ne peuvent offrir qu'une fade douceur
Que suivent les regrets et le remords vengeur.
Loin , bien loin, les combats et l'effroyable guerre;
Car on dit que, la nuit, les vainqueurs de la terre,
Sur leurs lauriers sanglans , sans trouver le repos,
601
Du sommeil , vainement , implorent les pavots ,
Qu'ils voient avec terreur sur leur brûlante couche
Les guerriers se pencher avec un ris farouche,
El leur montrer leurs corps déchirés et sanglans;
Qu'ils entendent alors avec des cris perçans
Les épouses en pleurs , les enfans et les mères
Redemander leurs fils , leurs époux et leurs pères.
Et j'ai dit maintenant , pourquoi donc suis-je né?
Pourquoi, si je devais languir infortuné ,
Suis-je donc entré dans la vie?
A peine du printemps ai-je franchi le seuil ,
Et voilà que déjà l'ennui , le sombre deuil ,
Chargent ma têle appesantie.
Pourquoi nous donne-t-on le jour malgré nos vœux !
Pourquoi quand il naquit ne put le malheureux
Jeter un coup d'œil sur la terre ?
A l'aspect de nos maux , surpris , épouvanté ,
11 eût pu reculer, et dans l'éternité
Replonger sa vie éphémère.
Mélange affreux de maux, d'illusions, d'erreurs,
De fades voluptés, et de plaisirs trompeurs,
La vie n'est qu'un pénible rêve ,
Rêve affreux qui jamais ne fait place au sommeil ,
Que jamais n'interrompt un consolant réveil,
Songe que la mort seule achève.
Hcurepx qui de la vie ayant atteint le seuil ,
Voyageur fatigué sur le bord du cercueil
S'appuie, eti^ retournant la tête,
Sourit, mélancolique, au jeune homme joyeux ,
Et contemple, attendri, celui qui, malheureux,
Lutte encor contre la tempête,
2. 40
602
Plus heureux qui pourrait s'endormir au berceau ,
Et dans un long sommeil passant toute sa vie,
Ignorant des mortels les maux et la folie,
Ne s'éveillerait qu'au tombeau !
COMTE Jules de Vaumale.
SOUVENIRS.
LA MUSE.
Quoi I toujours évoquer de lointains souvenirs!...
Toujours te consumer en impuissans désirs I
Que te fait un bonheur qui n'est plus, 6 poète?...
Que t'importe une voix expirante ou muette?
Quand le vent dans les pins râle un suprême accord ,
Pourquoi monter ton luth à cet hymne de mort?
LE POETE.
O muse , c'est l'automne ! entends le chèvrefeuille
Qui pleure et qui bruit sur sa tige sans feuille 1...
Ecoute les soupirs, les cris, les sifflcmens
De la brise qui fuit dans les rameaux dormans,
Sans espoir désormais d'y recueillir encore
Les suaves parfums qu à chaque pure aurore
Elle y cueillait toujours !... Vers l'amandier noirci
Qui végète sans sève en ce val rétréci ,
Regarde au loin errer la sylphide plaintive
Comme une ombre du soir, errante et fugitive.
Redemandant au ciel ses blanches nuits d'été ,
Ses grèves, sa clairière, et son golfe argenté ;
N'entends-tu point là bas, sur cette morne rive,
Gomme un gémissement de l'onde qui dérive .^..
e03
C'est le lac désolé !... Qui lui rendra ses eaux
Pures comme l'élher, et ses mille roseaux
Que la saison jaunit et courbe dans la fange ;
Et ses saules rêveurs, son ondine , — doux ange
Qui toujours éloigna l'ouragan de ses ports,
Et berçait ses esquifs assoupis près des bords?
Et moi , comme la brise, ou la blonde sylphide,
Ou la tige embaumée , ou la vague limpide,
Je veux pleurer aussi!... Ce ne sont point les bois
Dont l'écho si souvent a répété ma voix,
Le fleuve où tant de fois ma nacelle légère
A poursuivi dans l'ombre une barque étrangère ,
La colline où ma sœur aimait tant à s'asseoir,
L'avenue où toujours le vent pleurait le soir;
Ni les frais orangers, ni les marronniers sombres
Où dans la nuit on voit passer de pales ombres ;
Non ; pour moi ces beaux lieux ont perdu leur attrait...
A peine dans mon cœur je leur garde un regret...
Vois : le fleuve est houleux , la forêt est obscure ,
Les sentiers sont couverts d'une poussière impure,
De lointaines vapeurs brunissent l'horizon ;
Sur le joyeux coteau se flétrit le gazon;
L'émondeur a fauché les couronnes fleuries
Des sombres marronniers, et les brises chéries
Qui parfumaient les prés ont perdu leurs parfums!
Non; de mes souvenirs je n'en veux pleurer qu'un...
Mes songes du passé , songes de mon enfance.
Quand mes jours rayonnaient de joie et d'espérance,
Mes songes du passé I... C'étaient mes fleurs , à moi ,
Mes brises, mon éther ! Illusions et foi,
Harmonie et parfums , c'était tout pour mon âme ;
Ils la ravissaient seuls de leur divine flamme !
Et ;naintenant perdus] — Oh! quand j'étais enfant,
J'aimais tant à rêver loin de l'air étouffant
Et des bruits de la ville ! au sein des solitudes,
Simple et chaste séjour des douces quiétudes,
J'aimais tant à rêver à l'ombre du massif
De tilleuls odorans! Oh! ^uc de fois pensif
40,
604
Comme un sylphe des nuits dont la tête se penche ,
Aux branches du buisson cueillant la rose blanche ,
J'ai songé d'avenir , d'espérance et d'amour 1
Que de fois, en pensant qu'il me faudrait , un jour »
Quitter mon fleuve bleu , mes cascades chéries ,
Mes plaines, mes coteaux , mes pelouses fleuries ;
Et le bois où, rêveur, j'avais taillé mon nom ,
Lieux que je chérissais , pour un chétif renom ,
Lin bruit vain et morte!, une gloire lointaine,
Préférer au bonheur une vie incertaine,
Je me pris a frémir ! triste dérision ,
Serait-ce là le but de toute illusion!
O muse, maintenant qu'a sonné pour moi l'heure
Des soucis et des maux , je me souviens et pleure...
Je pleurerai long-temps, ô muse , car toujours
Ces souvenirs seront l'ange saint de mes jours!...
LA MUSE.
Poète, laisse donc, laisse tomber tes larmes!
Pour un cœur tendre et pur la douleur a des charmes.
Voici le soir , poète ! Il est doux de s'unir
Au vent qui dans les pins vient glisser et gémir,
A l'oiseau qui soupire , à la feuille qui tombe,
A l'humble agonisant qui peut-être succombe
Oublié près de nous ! poète , épands tes pleurs :
On ne peut trop pleurer sur de telles douleurs!
10 août i835.
Joseph Koenig.
LA FILLE DE L'AVEUGLE.
Passans, Ijaissez votre paupière
Sur la pauvre fille ù genoux ,
605
Ah ! voyez couché sur la pierre
Notre chien tremblant comme nous;
Oh ! voyez urt vieillard qui pleure,
Tendant sa suppliante main ;
Ah! voyez-nous, car voilà l'heure
Où Dieu console l'orphelin.
Il fait nuit , la faim dévorante
Consume notre sein flétri ;
Nous n'avons , dans la foule errante,
Pour reposer aucun abri :
Notre asile à nous... c'est la tombe !
La tombe ! avec son froid cercueil :
Pitié I car la neige qui tombe
Nous engourdit sous son linceul.
Oh pitié I de notre détresse ,
Passans , ne vous détournez pas ,
La jeune fille vous en presse ,
Ses larmes tombent sur vos pas.
Donnez une offrande légère
Pour nous avoir un peu de pain ,
Pour alléger notre misère
Et pour nous conduire à demain.
ISIais vous refusez de m'entendre ,
Ma voix ne peut vous attendrir ,
J'avais ma prière à vous rendre ,
J'avais mon cœur pour vous bénir.
Allons-nous-en , ô mon vieux père,
Personne ne vient plus vers nous,
Us ont repoussé ma prière ,
Ne demeurez plus à genoux.
Mais au retour de l'aurore
On vit deux corps inanimés;
60©
Ils semblaient se parler encore.
Leurs yeux au ciel étaient tournés:
On vit aussi le chien fidèle ,
Leur seul ami dans le malheur ,
Chercher , dans un douloureux zèle ,
La froide place de leurs cœurs.
Victor Marigot.
(Ollîf 3(QTO MT^Éli^miE.
ALMARIA
PAR LE COMTE JULES DE RESSÉGUIER.
Almarla est nne jeune erbelle Espagnole, issue de la noble famille des Hermandarei.
Elle est élevée dans ^un 'couvent de l'ordre de Sainte-Thérèse , sous la conduite d'une
vieille tante. Ses deux frères , les seuls héritiers du nom et de l'immense fortune d'une
lignée qui comptait des grands hommes parmi ses aïeux, sont tués à la bataille de Rocroi.
Inconsolables d'une si cruelle perte, les infortunés parens d'Almariala retirent du couvent
où elle vivait, et veulent la marier à un jeune et beau chevalier du nom d'Ilerman-
darez, mais d'une branche pauvre, Almaria, qui avait secrètement fait vœu au pied des
autels de consacrer à Dieu sa virginité , ne se croit plus libre de consentir à l'alliance
projetée. Mais on lui dit qu'un saint prêtre , retiré dans une île , au milieu de la mer 'qui
baigne les côtes d'Espagne, la relèvera de ses vœux. On l'envoie auprès delhomme de Dieu
qui en effet lève tous ses scrupules et la décide à épouser celui que ses parens lui pro-
posent. Mais pendant la traversée , une tempête furieuse soulève les flots , et la barque
qui porte Almaria est eugloutie , avec tout l'équipage. A celte nouvelle la famille tout
entière est abîmée dans la douleur.
Fernand, le jeune héros qui lui était destiné, refuse toute consolation; il i"enonce au
monde et entre dans l'ordre des chevaliers de Malte. — Envoyé au secours des Vénitiens
qui défendaient Candie contre les Ottomans, il fait des prisonniers, et c'est de l'un d'eux
qu il apprend que la reine de Tunis avait une parfaite ressemblance avec Almaria. Celte
idée que ce pouirail bien être elle ; le poursuit sans cesse ; — au retour d'une ambassade
à Madrid , Fernand apprend d'un chef de voleurs que celle reine de Tunis est une jeune
Espagnole, que ce chef lui-même avait sauvée dans un naufrage , puis vendue comme
esclave sur les côtes vPAfrique. Or ce naufrage coïncidait parfaitement avec celui d'Al-
maria et la peinture que le pirate faisait de la princesse africaine, ressemblait parfaite-
ment à sa future. Il est aussitôt chargé par Fernand d'un message pour la souveraine de
Tunis. — EnCu le roi de ce pays meurt et les destinées d'Almaria changent. Kous citerons
le morceau suivant, qui offre un vif intérêt.
TUNIS.
La coor de Tanis était agitée par les prcxisioas d'un prochain changement de règne.
608
— L'empire s'étendait libre et puissant, il s'enrichissait des produits de la poudre d'or
et de la pêche du corail, l'agricullure et le commerce remplaçaient les coutumes barba-
res de la piraterie ; mais le monarque était vieux, et son successeur enfant. Une reine
jeune et belle arrêtait dans ses maius Taulorilé, ûotlaut entre deux faiblesses... la vieil-
lesse et l'enfance.
Tous les membres du divan, chaoux, oldarbachi, écrivains et agas saluaient l'aurore
du nouveau pouvoir; et les prêtres, cadhis, mufiis et maraboulhs mêlaient le nom
d une femme aux prières qu'ils adressaient au Prophète pour la piospéiilé de l'État.
, Cette femme surpassait en attraits toutes les femmes de l'Orient. IVulle ne portait sur
son front un nœud de rubis plus magnifique, dans ses cheveux des perles plus rares , au-
tour de ses bras des anneaux plus brillans , et nulle n'était moins vainc d'elle-même et
de sa parure.
Ce n'est qu'à regret qu'elle se montrait. Mais aux jours solennels des représentations
et des fêles , elle brillait entre toutes ces femmes séduisantes qui empruntaient les cou-
leurs de la rose pour embellir leurs visages, noircissaient leurs sourcils pour augmenter la
vivacité de leurs yeux , et ombraient leurs lèvres pour faire ressortir l'éclat de leurs dents
blanches. Sa beauté à elle, fia beauté -si vraie, effaçait toutes ces beautés composées,
comme la lumière du diamant Tait pâlir les reûets des pierres factices.
Etrangère aux voluptueuses mollesses de sa cour, elle s'occupait d'administration, de
réforme, d'économie, de bienfaisance.
Pour méditer sur ces hauts intérêts, elle se réfugiait dans un kiosque solitaire, caché
au milieu de groupes fleuris de myrtes, de rosiers , de cytises et de bananieis. La som-
bre verdure des cyprès contrastait avec l'éclat des murailles blanches. Cet édifice d'archi-
tecture asiatique s'élevait au bout des terrasses extérieures. Nul n'en pouvait approcher
sans une permission expresse. Un faible jour y pénétrait h peine ; mais on y entendait le
chaut des oiseaux , on y respirait lair embaumé du rivage, et quelques ouvertures étroi-
tes laissaient voir l'immensilé de la mer.
Ce magnifique spectacle charmait souvent et distrayait la reine. Elle suivait, dans leur
■vol, uu nuage, un aigle, un vaisseau. Elle apercevait, par un temps clair, les monta-
gnes de Sicile. — Du pied de ces montagnes quelques voiles se dirigent tous les jours
vers l'Espagne ; et son cœur, bercé par les images qui enchantaient sa vue, rêvait alter-
nativement de patrie et de liberté.
Elle était seule , absorbée dans de graves pensées , et des pas légers glissaient à travers
les détours du jardin. Une esclave noiro arrive près d'elle , et se prosternant à ses pieds y
dépose un billet. L'esclave s'éloigne ; la reine lit. — Ses yeux ne peuvent quitter le papier
où ils sont attachés. Son corps tremble ; sa tête se trouble ; des images, des îioins, des
évèncmens qui sont toujours présens à son esprit , viennent euseuible l'as-^aillir. — La
confusion de ses idées augmente. Elle tombe à genoux. Ses mains soist jointes, ses re-
gards percent la voûte, son visage réfléchit l'éclat du ciel. — Elle a prié; cl rappelant
•ei len* égarés^ plie se relève, comme si ca priant elle avait retrouvé sa force. — EHo
609
lil encore : puis clic sort précipitamment, rassemble ses officiers clans la salle du divan,
décide des questions importantes , donne des ordres et règle d'avance les dispositions du
service. — Tout cela étant achevé , elle fait un signe , défend que durant trois jours on
lui parle d'affaires , et se relire.
Préoccupée, inquiète , elle ne sortait de sou appartement que pour passer dans celui
du roi. Elle embrassait sou fil- , le pressait sur son cœur; elle versait des larmes , elle re-
lisait cet écrit. — Quoi secret doue rcii fermait-il ? — ce n'était ni un message du sultan,
ni de l'empereur de Maroc , ni d'aucun souverain des régences barbaresques. C étaient
seulement quelques mots écrits sur la plage d'Espagne, cl que le chevalier dlîermanda-
rez avait fait remettre au corsaire Sléphano.
Assise sur un tapis nuancé de mille couleurs , elle restait immobile , et sa bouche ré-
pétait chaque mot de ce billet : « Si vous pouvez fuir... >• — Et ce vieillard , que devien-
drait-il? Mon devoirme retient ici. «Servez-vous de cet homme... » Je nem'en servirais
pas , moi , je ne m'y fierais pas; mais je me suis toujours trompée : Fcrnaad le veut , et
c'est lui qu il faut croire.
Et à l'heure où du haut des minarets la voix du muezzin annonçait la prière du soir, la
même esclave remit au corsaire la réponse qu'il attendait. — Le corsaire partit par un
bon vent, et porta cette réponse à Malte. — Fier de son succès, il se présenta au che-
valier d'IIermaudarez, qui, réprimant le mouvement d'horreur que lui inspirait cet
homme, reçut de sa main un paquet vivement désiré et qu'une audacieuse intelligence
avait su rapporter si promptemcnt.
Zéyn se hâta d'emmener le messager.
Fernand resta seul, tenant celte enveloppe, la pressant entre ses doigts , la tournant,
l'examinant de tous côtés, impatient de savoir ce qu'elle contenait et craignant de
l'ouvrir.
11 rompit enfin le cordon de soie verte que retenait un cachet de la même couleur;
ses yeui fascinés cherchèrent sur la feuille tremblante le sens des caractères qu il regar-
dait ; une émotion trop vive l'empêchait de les distinguer. Il essaya, il essaya de nouveau,
et parvint à lire ces pages encore tout imprégnées des senteurs de la rose et de l'aloès.
LETTRE D'ALMARIA.
Quel pouvoir a fait descendre en ce lieu ces paroles célestes? Faut-il y croire? Est-ce
moi, est-ce Almaria dont on se souvient ? Est-ce lui, est-ce Fernand qui m'appelle ? —
Après tant d'épreuves, après tant d'absence, un cœur m'est resté dévoué : c'est le sien.
— Et ce cœur, pour me sauver, a deviné ma retraite. Comment a-t-il fait ? Il m'aime
donc. Pculêtre m'auraitil aimée toujours ; peut êlie aurions-nous trouvé le bonheur , si
nous avions marché ensemble dans le chemin qu'on nous avait tracé. — 0 mon noble
père, ô ma mère ! avez-voug succombe cp perdant tput ce qui vpus était clier, ou traînez-
GIO
Tons encore dans l'isolement et la douleur des jours qu'âne fille soumîse attrait dû
consoler?
Je n'accuse que moi de mes infortunps ; mais elles ont été bien grandes ! Ce n'est pas
cette tempête , celte longue agonie sur ce rocher ; c'est la main dont l'impitoyable secours
a rouvert ma paupière , c'est l'esclavage , ce sont mes pleurs , mes cris , mes prières vaines.
Que de fois dans ces scènes violentes, dans ces combats terribles ; que de fois, pensée
criminelle ! j'aurais voulu que la colère d'un maître, par un coup de poignard , me dé-
livrât de la vie! Mais la mort, qui m'avait fui dans les flots, nemVpas été ici plus secou*
rable.
Il fallait vivre , il fallait être jetée dans ces splendides galeries , dans ces vapeurs eni-
vrantes, parmi ces femmes demi*nues, fatiguées de bains, de sorbels, de chants, de
danses et d'oiëiveté. Il fallait partager leurs voluptueux supplices , ou porter une couronne
dont le poids m'a si souvent accablée.
Ne pouvant mourir , ne pouvant me résigner à la honte , et relevée que j'étais de l'inu-
tile vœu de mon enfance par les paroles sacrées du prêlre d'Iviça, je regardai comme un
bienfait du ciel mon mariage avec un vieillard , dont la protection me sauvait de l'op-
probre.
Une pompe royale présida à ce mariage. — Le bruit des clairons et des tambours de
basque étouffait mes soupirs ; et dans le cristal des miroirs qu'on me présentait, je voyais
sur ma tête des fleurs qui retombaient pour cacher mes larmes.
Mes yeux auraient voulu se fermer à tous les objets , pour ne pas rencontrer les signes
d'un culte détesté. — Un songe étrange, qui m'avait agitée dans le donjon du château de
mes pères, revint h ma mémoire et me parut expliqué.
Je retrouvai ici tout ce que j'avais vu dans mon sommeil. C'étaient les mêmes orne-
mens , le même éclat , la même harmonie , sous les mêmes voûtes ; c'était le même jasmin
soUsieqnel la figure de Fcrnaud m'était apparue pâle et mourante ; c'était la même fêle
nuptiale, et c'étaient , pour mon cœur, des douleurs plus cruelles que celles de mon
rêve.
An moment de former les nœnds éternels , de contracter l'engagement irrévocable , un
frisson me saisit. La pensée du bonheur que j'avais perdu s'offrit à moi avec l'image de
l'époux qui m'avait été autrefois destiné. Je le voyais jeune , brillant, paré de toutes les
vertus; je m'élançais au devant de ses pas; je lui tendais les bras , et cotte main , hélas!
que je lui avais refusée.
Des battemens douloureux faisaient trembler sur mon cœur la croix qui y était cachée;
et quand mes regards se levèrent sur I!)rahim , il me sembla que mon Dieu lui-même
avait besoin de sa toule-puissancc pour ni'inspirer le courage de prononcer les paroles du
sacrifice. — Je jurai d'être fidèle, résignée, soumise ; je le fus. Je ne cessai pas d'être
esclave ; maison me fit asseoir sur un Irôue , et on m'appela reine.
Ibrahim me nomma la perle de sa couronne, le lys de ses jardins, la joie de son cœur.
Au milieu d'un peuple nouveau pour moi, c'était le seul être qui s'intéressât à moa
Gll
sort. — Nul sîtc en ces climats ne m'offrait l'image des lieux qtn m'avaient vue naître;
nul écho ne répétait les chants de mon pajs. — La couleur de l'horizon , l'aspect de là
nature , les figures , les mœurs , le langage , tout m'était étranger.
Je vécus ainsi pendant une année , si c'était vivre que de pleurer toujours , que de souf-
frir toujours , que de n'avoir ni temple, ni autel, ni famille.
Quand ce peuple tombait à mes genoux, quand des enfans balançaient des encensoirs
devant moi, l'odeur de la fumée de nos temples me pénétrait de confusion et me trans-
portait dans la chapelle des carmélites. — Je me sentais humiliée d'être l'objet de ces
hommages idolâtres.
Dans la foule, personne ne me devinait, personne ne me comprenait; mais quelque-
fois, échappant aux respects dont on m'entour.iit , je priais, prosternée , sans témoins...
seulement alors je me crojaîs entendue et comprise.
Enfin , un jour^ une voix remplit mon cœur d'une émotion inconnue ; des pleurs , et
plus tard des sourires, me touchèrent et m'enivrèrent de joie. — Un être charmant
m'intéressa; ce n'était pas celui de mes souvenirs... et cependant je l'aimais ; c''était un
amour , un amour sur la terre. .. et cependant je m'y livrais !
Jetais mère, et je pressais mon fils dans mes bras.
Je l'offrais à mon Dieu, au Dieu de mes pères, au Dieu de Fernand, à son Dieu à lui ;
car j'avais répandu sur son front l'eau du baptême, pour qu'il fût l'élu du Seigneur , et
que le Seigneur l'arrachât aux infidèles.
La naissance de ce fils, en flattant l'orgueil d'Ibrahim, augmenta le crédit naturel et
involontaire que j'avais sur lui. Je n'en profilai que pour avoir la liberté de me soustraire
aux somptueux ennuis des hommages et des fêtes.
Je n'assiste aux cérémonies et aux jeux, à la musique et aux danses , que lorsque l'exige
1 étiquette royale. Et tandis que les femmes turques sortent trois frois par semaine pour
aller à la promenade , au bazar et au bain, je passe des mois entieis sans franchir r«ii-
ceinle du palais. — Mes goûts n'adoptent des mœurs indolentes de l'Orient que ce qui me
retient dans la solitude.
Quand les regrets de la patrie, quand la profonde et invariable pensée de ma famille ,
quand une autre pensée encore éveillent des affections qui troublent mon cœur, je
cherche la paix dans les pieuses habitudes de mon enfance.
Ma rêverie m'appelle et me retient long-temps au fond d'un pavillon d'où j'ai banni
tout le luxe qui m'importune. Là , rien n'éblouit mes yeux; ni le cristal, ni la soie , ni les
treillis d"or , ni les riches tapis. Une voûte grise, une muraille nue, et une natte de paille
sur le plancher de cèdre. — Cet étroit asile plaît à mon recueillement, en me rendant
1 austérité, la simplicité et le silence du cloître ; c'est l'image de ma cellule, le souvenir
des heures tranquilles et des jours qui n'ont pas eu de pleurs.
Taatquemon fils n'avait d'intelligence que pour comprendre mes ciare^ses, et de voix
que pour prononcer mon nom , il était ma consolation ; le bonheur qui me venait de Itû
612
était sans mélange. I! grandit , et son esprit, en;se développant , me donna dmeffable?
joies cl d'inexprimables tourracns.
Je lui appris ma loi sainte ; il en goûta les douceurs : il la connaît , il laime ; il m'écoute
et me répond. -Le mystère même dont je 8uis obligée d'entourer ces tendres enseigne-
inen5, semble avoir un délicieux attrait pour son âme.
Mais un trône est devant ses yeux. Je tremble... Je me demande sil pourra résister à la
dévorante ambition.
Jai mis cet être adoré à Ja disposition du ciel , et c'est cet abandon , celte abnégation .
cet entier sacriGce qui m'a valu sans doute le message que je reçois. Cher et miraculeux
message, il vient m'apporler des promesses divines et réaliser mes longues espérances :
car, dans mes malheurs, j'ai toujours espéré.
Je sentais que ce n'était pas sur le sol mécréant que pouvaient croître les germes salu-
taires dont je nourrissais mon enfant ; et je disais à mon Dieu de me séparer de lui, s'il le
fallait, pour le conduire parmi les chrétiens. Je le disais, et je le dis encore. - Oh!
qu'une main fidèle vienne le chercher; je ne serai pas une mère faible. Mon cœur se
déchirera... Mais c'est le sort de ce triste cœur détrc toujours déchiré !
IMPRESSION.
La trompette avait appelé la milice sur le port , les bruyantes manœuvres avaient clé
exécutées, la retraite avait sonné; Fernand n'avait rien entendu. — Il nenlendait pas,
il n'écoutait pas : il lisait cette lettre qui confirmait de prodigieux récits, celle lettre qui
lui révélait un cœur dont jusqu'alors il n'avait pas connu la tendresse. — Celte lettre
absorbait toutes ses facultés. Ces feuilles s'ouvraient et se refermaient dûns sa main. Les
heures s'écoulaient; et lui ne changeait ni d'occupation ni de place. II était incapable de
tajre autre chose que de lire ces pages et de les recommencer après les avoir achevées.
Elles étaient gravées, syllabe par syllabe, au fond de son ûme , et pourtant il les par-
courait encore. Ses yeux s'y attachaient et les dévoraient avec une insatiable avidité.
Oh! comme il revenait et s'arrêtait longtemps à ces expressions pures et naïves qui
lui faisaient croire qu'il était aimé! —Espoir enivrant, charme adoré, vous êtes plus
brillans que les rayons de la lumière, plus pénélrans, plus retenlissans cl plus doux que
les notes d'une musique harmonieuse !
Ses regards s'cnfiammaient à la pensée d'obéir au vœu d'Almaria , d'accourir à sa
voix ; car elle appelait ; cl quel autre que lui pouvait-elle appeler?
Il est des émotions si grandes , que le cœur de Ihomme ne peut les contenir. Une àme
trop remplie demande h s'épancher; et l'excessive joie et reiccssive douleur cherchent
également à se répandre d^ns le sein d'un ami.
L ami que Fernand avait besoin de chercher était celui dont la puis.'^ancc semblait
émaner de Dieu même, celui qui lui avait toujours ouvert ses bras prolecleurs, celui
qui avait condamné ses passions avec une sagesse innexible , cl avait accueilli ses souf-
frances avec uo paternel aUcoddsscmcat. Cet ami nécessaire, c'était le grand-maître,
613
En présence d*uue haute vertu , comme à l'aspect des scènes calmes et immenses de
la création , l'orgueil de l'homme se soumet. — Il y a dans une autorité sacrée ciuelque
chose qui, en satisfaisant la conscienrc et l'honneur, nous fait accepter doucement le
sacrifice de nos plus chères volontés.
Le vénérable Jean -Paul de Lascaris pénétrait les mouvemens secrets, les troubles, les
anxiétés , les téméraires désir» du chevalier. Il compatissait aux tourmens de son cœur
agité; mais il en arrêta les élans impétueui; il lui défendit formellement d'aller dans
les lieux dangereux où son courage et sa passion voulaient l'entraîner. — We murmurez
pas contre ma décision , mon fils , lui disait-ii.
Et Fernand n'osait murmurer.
— Envoyez à voire place un ami sûr, nn homme capable de discerner ce qui est sage
de ce qui est téméraire , d'exécuter le projet le plus hardi , s'il est utile; mais de le re-
pousser, s'il est vain.
Et Zéyn, que la Providence semblait avoir donné pour éclairer ces mystères, fut dé-
signé. Le pays, les esclaves, le palais lui étaient connus. Il reçut les instructions de son
maître, et apprit de sa bouche des secrets qu'il avait depuis long-temps devinés. — Ja-
mais mission plus chère ne fut confiée à des soins plus fidèles.
Le navire du corsaire était prêt. — L'or fut encore prodigue à Stéphano ; an adieu,
une larme, furent accordés à Zéyn; chacun eut sa récompense et se trouva bien payé.
La voile partit. — Une espérance ranima le cœur de Fernand ; et il obtint la permis-
sion d'aller croiser sur les côtes d'Afrique pour protéger et attendre le succès de cette
importante entreprise.
MOHAMED.
Un vaisseau sortait du port de Tunis. — La bannière turque flottait sur ses mais ; un
Espagnol le commandait: et dans la chambre du capitaine un enfant était alongé sur
des coussins de brocart vert et or. — L'éclat de son costume annonçait un prince
d'Orient ; mais les plis du schall qui cachait les boucles de ses cheveux noirs n'étaient
pas surmontés par les pierreries d'un croissant.
Une beauté géorgienne aurait envié la pureté de son profil, un Castillan son air intré-
pide, un Français sa grâce. La vivacité de ses yeux contrastait avec l'indolence de ses po-
ses. — Le jeune prince paraissait avoir dix ans.
Tourné vers la croisée circulaire, 'A regardait fuir les côtes de la terre natale. — L'in-
stinct d'un caractère aventureux, un sentiment profond, une résolution au-dessus de son
âge retenaient ses larmes prêtes à s'échapper. — Où a-t-il puisé cette force? — Dans les
entrailles chrétiouncB qui Pont porté, dans les instructions maternelles et dans une
grâce invisible et surnaturelle qui lui a donné la connaissance de son Dieu.
L'ange de la novice du Mont-Carme! le conduisait.
Dans cet être^ né d'un enfant de Mahomet et d'une illle du Christ, uu sang musulman
faisait battre uu cœur catholique.
614
C'était Mohamed, fils d'Ibrahim et fils d'Almaria. Elle Tavait elle-même consacré, le
jour de sa naissance , par l'eau de la régéuûralion.
Le \ieux monarque s'affaiblissait, et ses mains laissaient peu à peu tomber le pouvoir.
— Almaria s'en emparait avec toute Ihabilelé, toute l'adresse d'une femme ambitieuse.
Elle consultait les anciens, flattait les grands, comblait de faveurs les agas et les
émirs, et par ce moyen s'assurait tous les suffrages.
On s'étonne que les princes aient l'habitude de mépriser les hommes ; c'est qu'ils ju-
gent les hommes par certains courtisans, et qu'ils estiment ceux-ci au prix où ils les achè-
tcQt. — Les princes seuls peuvent cou-naître tous les synonymes de la langue des cours ;
ils savent que, dans cette langue, corruption et conviclion c'est souvent la mêaie chose.
Il faut une logique nouvelle pour raisonner juste dans un monde faux. — Là quelque-
fois ce qui est un droit est un tort ; et les dignités conférées, les emplois accordés , les
trésors répandus sont les argumens les plus utiles et les moins contestés.
Aussi la reine ne rencontra pas le moindre obstacle , lorsqu'elle proposa au divan as-
semblé de faire entreprendre un long pèlerinage à son fils, pour obtenir la prolongation
des jours du monarque.
C'était un prétexte pour donner son unique enfant à sa religion , à sa famille , à son
Espagne ; pour l'arracher, jeune encore, à un trône éclatant, à une cour voluptueuse, et
écarter la couronne profane de celte tête qui avait reçu le baptême.
Ces leçons d'humilité , de souffrance et de pauvreté au milieu des richesses du sérail ,
CCS enseignemens secrets du dogme de la croix sous la domination du glaive, ces pensées
de l'Eglise dans la mosquée, prouvaient une préméditation forte, une suite d'idées arrê-
tées, et cette volonté ferme qui n'avait jamais abandonné Almaria.
Enlever son enfant à la loi du Prophète , l'arracher à celte terre barbare, était au-des-
sus de sa raison, mais non pas de sa foi. Elle croyait en celui dont la bouche divine avait
prononcé ces paroles : « Avec une foi vive, si vous disiez à ce mûrier, déracine-loi et va
te planter au milieu de la mer, il vous obéirait. »
Et le jeune descendant des princes d'Afrique et des ducs de Murcie quittait les Pyrami-
des, voguait sur les flols, et allait aborder à l'Occident.
Zéyn veillait au dépôt que la reine lui avait confié. — Sléphano veillait à la manœuvre.
Lorsqu'ils eurent franchi la ligne des flottes bafbaresquçs, l'étendard musulman lut
remplacé par l'étendard de la croix. — Ce signal devait avertir le chevalier d'ilermanda-
rez. — Mais à peine le drapeau chrétien est-il arboré, qu'ow dislingue an loin deux petits
bâtimens, courant à toutes voiles. Légers cl bien armés, ils s'approchent, tl comme des
mouettes volent sur les vagues.
Un cri d'enthousiasme el de joie éclate parmi les gens de l'équipage à l'espérance du
butin ou du danger. — Mais uu mouvement d inquiétude agite l'âme de Zéyn. Préoc-
cupé d'une seule pensée, il se demande si ses tartanes ne seraient pas envoyées de Tunis
pour délivrer le jeune héritier de ce royaume. — Son imaginalion se représente une
latte lucgale , le^uombrc cl \n i'urcu lui disputant cet ùim remis à su garde, rccom-
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maaclé avec tant de soins, appelé avec tant de vœux! Et «on entreprise inutile,
«a mission déjouée, la douleur de son inaîire sont des images qu'il ne peut consi-
dérer sans effroi- La seule idée qu'on lui arrachera la vie plutôt que ce trésor, lui apporte
un peu de calme ; et il ne se rassure qu'en reconnaissant dans ces voiles deux bâtiraeus
n'appartenant à aucune nation, sans drapeau, sans aveu.
La brise les pousse avec rapidité ; ils s'avancent, le combat s'engage. — Aussitôt une
galère de IMalte paraît en mer ; c'est Feruand! — En voyant son pavillon mcuacé , il ac-
court ; mais quand il a reconnu le vaisseau que son cœur attendait, par une manœuvre
plus prompte il vole pour le secourir. — Il le délivre. — Les pirates se disposent à la
luite ; mais avant de virer de bord , ils lâchent un double feu d'artillerie et de mousque-
terie.
Tous les marins étaient à leur poste de guerre ; et l'enfHnt lui-même , impatient de
voir un combat , avait échappé à lu main chargée de le conduire , et s'était élancé sur
le pont.
Electrisé par le bruit et l'éclat de ce spectacle , il bondissait à chaque détonation de la
poudre ; et comme une étoile qui scintille dans des tourbillons de vapeur, les pierreries et
l'or de son costume brillaient au milieu d un nuage de fumée.
Une dernière balle siffle dans les cordages; elle atteint la poitrine de Stéphane ; il
tombe. — Et l'Espagnol est encore couché, comme dans le désert, aux pieds de l'Arabe;
mais cette fois le sang coule, la vie s'en va, et tous les soins de Zéyn ne pourront la
retenir.
— Ah! malheureui Sléphano , lui dit-il, pourquoi faut-il que tu sois frappé à l'in-
stant où tu rends à mon maître un si grand service !
El d une voix éteinte , l'intrépide Espagnol répondit :
— Sans doute en expiation de mes crimes passés ; et c'est à loi que je dois d'emporter
daus la tombe le souvenir d'une bonne action. — Je te recommande Mikaëla.
Il répéta : Mikaëla ! Mikaëla ! — Et ce nom fut son dernier soupir.
L'équipage donna une larme au chef terrassé, et son corps fut jeté à la mer. — Un
coup de canon lui dit adieu. — Puis, sous les ordres du contremaître, la chiourme re-
prit la rame , sans répéter la chanson monotone ; et dans un religieux silence , le navire
continua sa marche.
Pendant ce temps , Zéyn avait fait monter le jeune prince à bord de la galère de Malte.
— Cinquante marins courbés à la manœuvre relevèrent la tête, et contemplèrent le nou-
veau passager, dont l'âge et le costume excitaient leur curiosité. — Fernand , sans remar-
quer cette surprise j ouvrit ses bras à l'enfant , qui par une attraction invisible sélança vers
celui dont le mouvement l'appelait. — La pelisse brodée du jeune prince disparut à l'iu-
fitantsous le manteau blanc du chevalier; el deux cœurs qui se devinaient pal pitèreat long-
temps l'un contre l'autre.
La galère suivait sa route, voguant de l'est à Touesl; elle élincelait aux rayons d'uAM-
616
leil éclatant ; et sous la banderole écarlate » la voile triangulaire se balançait gracieuse-
ment dans le bassin de la Méditerranée.
Fcrnand , dontlc trouble cl l'émolion se trahissaient . couvrait ce jeune être de caresses
et l'entourait de tous les soins qu'un père prodigue à son fils. — Il le conduisit lui-même
dans sa chambre de bord ; et l'ayant fait asseoir sur ses genoux , et passant un do ses bras
autour de son corps, il lui disait :
Oh î que j'ai de bonheur à vous voir , à vous retrouver ! car j e vous retrouve , mort
enfant ! Vous ressemblez si parfaitement à la gracieuse image. . . . que je m'étais faite de
^ous!!! Ce sont bien ces traits, cette voix, qui enchantaient mon sommeil! — Venez,
approchez, parlez... J'ai besoin de vous regarder, de vous entendre, de vous tow
ghe,- 1 Il y avait tant de réalité dans mes songes , qu'aujourd hui la réalité me semble
un rêve !
Et l'enfant répondait :
Je vous reconnais aussi. Ma mère m'a tant de fois parlé de vous ! elle m'a tant de fois
raconté la forme de vos traits, la couleur de vos cheveux! Elle m'a dit que je vous aime-
rais tout de suite ; elle m'a dit de vous obéir, de chercher à vous imiter. — Et elle ajou-
tait en soupirant: La vertu, la gloire, la perfection, le bonheur sur la terre , c'est
Fernand!
A ces mots , ces deux êtres se rapprochèrent, s'unirent plus étroitement encore. — Ils
enlacèrent leurs bras inégaux : dans cet embrassement , Fernand croyait presser l'image
dAlmaria ; l'enfant croyait retrouver les caresses de sa mère.
Par les soins de la reine, le jeune prince avait apporté avec lui de riches bagages , des
étoffes précieuses, des tissus d'or, des armes magnifiquement montées, des pierreries
d'une valeur inestimable.
Et ces richesses auraient moins séduit la cupidité d'un juif, ces armes l'ambition d'un
héros , CCS parures la coquetterie d'une femme , que cette naïve révélation damour ne sé-
duisait le cœur du chevalier d Ilerraandarez.
C'élailla première fois que d'aussi tendres aveux lui étaient faits par une bouche aimée.
L'clre quil adorait lui avait été ravi par le sort , par la tcmpcic. — 11 avait à se plain-
dre de linccnslance des flots, et non pas de l'inconstance des hommes. — Almaria
esclave avait été vendue; sa jeunesse et ses charmes appartenaient à un maître ; Al-
maria libre s'était donnée; son âme et ses pensées n'appartenaient qu'à Dieu et à
Fernand !
Oh ! quand il la cherchait sur les grèves , quand il la demandait à la mer, à la terre, au
ciel, il aurait payé de tout son sang l'espoir qu'elle eût emporté une pensée de lui!
La certitude dune éternelle indifférence, l'impossibilité d'apprendre si son amour
même avait été compris, arrêtait ses élans saiis les étouffer, amortissait sa passion sans
l'éteindre. Mais celte révélation subite, ce bonheur inespéré de savoir qu'on avait si
fidèlumenl gardé sa mémoire, ralluma linccudic. Il retrouva toutes les agitations de »e»
premiers jours d'ivresse.
617
Pern.incî aimé, Fcrnand aimé d'Alinnria n'a plus le courage que le malheur lui avait
(lonnô; il se livre à ce Ion iiil <lc joie fjiii iiioiule son roMir; il se i énèlc : Je suis aim«; cl'Al-
Mi.iri;i! — Kl plnstîo soiniiuil , plus <!(• repos pour lui. — 11 esl alisorbé par une |)cnsée
unique, investi par «les iin.iges brùlanles; il nie vil que lorsqu il cnlcnd des paroles qu*
cxalleiil son délire, il écoule Moliauied,il inlcrrogo Zéyn : el quand Zéyn lui raconte que
la reiue avait pili eu appienanl qu il avail prononcé ses vœux de chevalier, il pâlit à soa
tour ; il enirevoil une de.-tinée éclatante , et semble anéanti par une vision céleste. — Ses
vii'uv le fjilignent comme de louidcs chaînes. Pourquoi, se demande-t-il , pourquoi les
avoir formés? pourquoi ne pas les rompre? — Le grand-maître lui même en a conçu la
crainte ! ce n'est donc [las une chose iuipos>.iLle ! — Le vieux uionarfpie peut mourir, la
reine cesser délie esclave , le chevalier devenir libre.... Amour el liberté !.... Il J a donc
une chance de lélicilé parf.rite !
El lauilis qu'il était agile par ces combats, dévoré par ces pensées, son vaisseau l'cm-
porlait V( rs un but qu'il avait oublié. — 11 aboide eu Espagne ; et à tout ce qu'il rencou-
trait sur celle heureuse lerre où Alniaria recul le jour, il aurait voulu dire :
— Elle n'a point péri ; rcltnue loin de nous parla force, elle n'a point abandonné son
pays; elle lui envoie son cœur, ce cju'cUe a de plus cher: voilà son sang, voilà ses traits,
voilà son Cls.
Et c'est en tenant ce fils dans ses bras qu'il arriva sous les voûtes du palais de Murcîe
pourcon>oler la vieillesse cl la solitude. Il y avait dans cet enfant de la joie pour tous :
pour i'jlluslre chef d'une famille au moment de s'éteindre , cncoie un avenir; pour une
mère, encore des caresses; et pour Fcrnand, un bonheur plus incllablc ; car ainsi que
l'a dit un poète inconnu :
Tous ces rêves brillans dont l'homme est si charmé,
La gloire et l'avenir... qu'est-ce auprès dêlre aimé?
SACRIFICE.
Le solitaire palais de Murcie retentissait d'un bruit nouveau et s'anituait d'un mouve-
ment inaccoutumé. La vie était renirce dans celte silencieuse demeure , une joie était re-
venue dans ce lieu de douleur, une espérance p.iimi ces découragomcns. — C'était
comme celle clarté du matin qui blanchit le ciel sombre, comme ce soleil de mai qui
réveille la nature, qui rend la sève an tronc épuisé, les feuilles vertes aux branches noi-
res; c'était comme le jeune printemps qui fait sourire le vieux saule. — Et l'aïeu! souriait,
et la duchesse versait des |iliurs en pressant sur son sein l'enfant qui ressemblait à sa fdle.
Ses larmes coulaient i^lus (.louées quand elle enldulait cet enfant répéter que sa mère,
dans ses adieux , lui avait dit tout bas qu'elle reviendrait en Europe.
Des consolations inallendues renaissaient aux cœurs des nobles infortunés; et les pro*
messes des |Ours à venir leur faisaient oublier les tlésespoirs des jours passés. — Ce rejc'
tou si long-temps désiré , cet être dont la naissance , la conservation et l'arrivée étaient
41
GIS
autant de prodiges , leur causait une de ces joies que la surprise augmente , un de ces
étonnemeus qui accompagnent les bonheurs providentiels.
Philippe IV l'avait reconnu pour leur héritier , et lui avait accordé la transmission des
biens , des Gefs, des titres et des prérogatives que possédait lilluslrc maison dllcrmanda-
rcz , dont l'infaligablcrenommée , toujours croissante, avait été des saintes murailles de
Jérusalem aux brillans remparts do Grenade, et des palmiers de la Palestine aux forêts
du Kouveau-Monde.
L'Espagne se réjouissait devoir se perpétuer un nom inscrit depuis si long-tomps dans
le livre de ses gloires. El celui qui venait de recevoir ce nom se monliait déjà digne de
le porter. — Un éclair brillait dans ses yeux comme un reflet du soleil sous lequel il était
né ; il avait l'ardeur des peuples de l'aurore , sans en avoir la mollesse. Le luxe des jar-
dins et des palais d'Occident ne pouvait l'étonner; il avaitvu sousun ciel plus beau toutes
lessplendeurs du trône. — Aucun objet frivole n'arrêtait sa pensée. Mais il attachait ses
regards sur le fer rouillé des armures ; mais il lisait avec amour les pages héroïcjues des
annales de la vieille Espagne. — 11 n'aimait qu'à montera cheval , à franchir des bar-
rières , à manier des armes. Ses plaisirs étaient sérieux, ses di\erlisseinens chevaleresques;
son goût était le mouvement., son ambition la gloire, son instinct la guerre !
On conçoit comljien de telles dispositions rendaient ce jeune héritier cher au vieux
duc, et avec quelle orgueilleuse confiance il lui remettait ses titres et le décoraitde son
écusson , qui était :
MI-PARTI GUEULES ET SABLE A l'ÉPÉE
d'abgeivt accompagné en chef
DE TROIS CROISSANS d'oR
RENVERSÉS SUR UN
CHAMP d'azur.
Fernand avait accompli l'important devoir de remettre cet enfant à sa famille. Il avait
été appelé et était accouru ; il avait rencontré des dangers, et les avait bravés ; il avait vu
souffrir, el avait consolé. Il avait appris des secrets de tendresse qui réalisaient toutes les
ambitions, tous les rêvesde son cœur. — Les obstacles s'aplanissaient au-devant de ses
pas; le bonheur se présentait à lui pur, prochain , facile ; et cependant une grande iti^-
tesse s'était emparée de son âme. , ,
Il savait qalbrahim succomberait bientôt à son âge et à ses souffrances; il savait que
pour propager lillustralion d'une antique race, Halte relevait quelquefois dos vœuxqu'ou
avait contractés; il savait qu'Almaria laimait ! Quelle pensée pouvait donc l'effrayer, cl
qu'est-ce qui pouvait l'arrêter ?
Ab ! c'était le découragement d'une vie trop éprouvée , le mécoutenlcnicnl d'unir deux
coeurs flétris par les revers ; c'étaient des souvenirs amers jetés dans une union si douce;
c'était l'effroi du malheur, ce cri qui retentit long-temps après les infortunes, cl qui em-
pêche de croire à la félicité.
Peu du temps s'était écoulé lorsque des nouvelles de Tunis auuouccrent que le roi était
619
mort, elqu'Almaria, reuQiiraut au trône pour elle et pour soa Gis, se disposait à rete-
nir en Espagne.
O forluné retour! félicilc immense, mais tardive! — C'est Lien là le sort : c'est lui
toujours le même, qui brille quand nos ynux affaiblis ne peuvent plus soutenir sa lu-
mière, qui nous prodigue le pain quand lappétit nous manque , et nous envoie le Iriom-
phe alors qu il faut mourir.'
Les vieillards, épuisés parles larmes, avaient de la peine à supporter toute leur joie.
ElFernand, qu'une pensée vague ébranlait; Fernaud, si faible à une espérance loin-
laine, s'arma do courage contre l'approcbe de faut de séduclions. — Elle revient , se di-
sait il ; elle revient , elle compte sur moi , peut être! — Celle idée le presse, le sollicile ,
et se présente toujours brûlante à son esprit. Comment pourra-t-il résister? Comment
trouvera- t-il la force de s'arracher au bouLear dangereux qui le menace ? Ah ! c'est que
les hautes vertus tcnlent les nobles ûmcs ! Les sacriûces ordinaires n'éveillent en nous
quun vulgaire courage ; ils sont plus simples et plus dilticiles : les sacrifices immenses
nous soutiennent par leur propre grandeur. — Le caur de Fernand s'exhalait en soupirs
douloureux ; et Zcju l'entendait exprimer ainsi ses souffrances :
Almaria ! mon auge ! ma sœur ! vous qui n'avez pas pu être ma compagne , vous reve-
nez, je m'exile a jamais; vous allez retrouver ces lieux, je dois les quilter; vous vous
rapprochez de mol, je dois vous fuir. Ah! ccpeuJaut si je pouvais vous revoir, vous re-
voir un seul jour, ce jour rachètcruit des années de martyre. — Mais après... je ne pour-
rais plus porter mes regard; ailleurs, je ne serais plus maître de mes actions, de mes
mouvcinens, dénies devoirs , de uia volonté!
El au milieu des tentations qui l'assiègent, ilsouffrc, il se débat , il a besoin d'un hé-
roïque effort pour sortir de ce palais , oii l'ombre d'Almaria exerce sur lui tant d'empire.
— C'est parce que l'effort était héroïque qu'il l'entrepi-it. Mais il n'attendit pas qu'il fût
impossible , il n'attendit pas qu'elle fût revenue ; il ne brava pas sa présence , il ne fut
pas téméraire, il fut malheureux; et c'est dans les bras du graud-maitre qu'il alla réfu-
gier sa douleur.
Ses traits altérés portaient l'empreinte des déchircmens de son àme. Son corps affaibli
marquait la violeucede la lutte qu'il soutenait.
En vain lamilié, en vain Ihouneur lui f.iJjaiont entendre leurs voix puissantes; il en-
tendait d'autres accens. — Ilevoir Almaria ! pensée enivrante, vous le jetiez dans de pro-
fonds délire^. Tiompre ses voeux! pensée terrible, vous avitz aussi votre énergie; et c'est
là qu il retrempait la sienne.
Il n'appartient à rien d'Iiumain d'apaiser les grands bouleverscmens de l'àme. Ami-
tié , vous consolez, vous ne guéiissez pas. Honneur, vous ne donnez qu'une fermeté ap-
parente et qa» n'empêche pas de mourir intérieurement. — La religion seule enveloppe nos
maux passagers ds ses consolations éternelles ; et sous cet abri encore la vie a ses combats
sous ce manteau sacré le cœur de l'hoiamc souffre et palpite. — Fernand comptait un à
Un tous les sacrifices qu'il avait à faire.
41.
G20
II ne foulera plus le sol que doivent fouler encore les pas d'Almaria; il ne respirera plus
la fleur qu'elle aura touch(5e, les venls du soir ne porleronl jilus ses clianls à l'oreille do
sa bien-aiinée. Il n'ira plus sur la barque fragile confier ses amours nu courant du fleuve,
se pencher au balcon , respirer la fraî. lieur des nuits , promener ses regaids d'étoile en
étoile, et demander à laslrc le plus brillant si ce n'est pas dans ses rayons que naquit
son angélique amante. — Il ne parcourra désormais que les rochers de son île et les
mers orageuses ; il ne cherchera que les combats et les ausières devoirs.
Cependant Almaria revenait , et ses projets étaient bien au-ilessus des prévisions hu-
maines. Elle ne pouvait plus se caclicr? elle-même la passion qui l'animait. L'absence
avait développé cet amour . plante vive qui avait grandi sur la terre étrangère. — Sur
celte terre soumise et idolâtre, où l'on obéissait à sa puissance, où l'on rendait un culte
à sa beauté, accablée d hommages, entourée de respects, elle était isolée d'alfections; et
sa pensée allait incessamment chercher au-delà des mers ces sympalhiessecrèles , ces liens
intimes qui lui manquaient , et f[ui seuls ralt ichent à lexislence. La tendresse de Fer-
nniid lui était connue. Mais lorsqu'elle eut appris les larmes qu'il lui avait données, ses
renoncemens à tous Its intérêts de la vie, elle sentit avec plus de force cette passion non
étouffée et toujours combattue. — Zéjn n'avait rien oublié , et le cœur d'Almaria avait
tout compris.
(luel délicieux avenir s'offrait encore à elle ! la patrie retrouvée, la famille complète,
l'amour sanctifié par le mariage ! Elle pouvait avoir un sort digne d'envie. Le monde au-
rait battu des mains à celte union éprouvée par tant de revers , méritée par tant de con-
stance. Mais Almaria était difficile en bonheur. — La crainte d'un remords enjpoi-
sonnerait pour elle les biens les pins doux. Manquer à ses premiers engagemens, ilésirer
que l'ernand consente à trahir les siens, croire une félicité possilile entre ces deux par-
iures ! non; elle a trop besoin d'admirer ce (|u'elle aime. — Le devoir lui était cher...
encore plus que l'amour, et la gloire de Fernand plus indispensable que Fernand lui-
même.
Elle ne rentra pas sous les voûtes dorées du palais de sa famille; ce ne fut qu'au mo-
nastère dAvila, et en relevant le voile épais qui pour jamais la séparait du monde,
fiu'elle vit, de loin en loin , les seuls êires que la règle des caiméliles lui permettait de
revoir : son père , sa mère et son fils.
Et puis tous les jours , à toutes les heures du jour, le silence et la solitude du cloître ,
ces pratiques invariables, ces exercices déterminés, ces travaux mesurés, ces prières con-
claules; et à côté de tout ce (]iii règle cl subjugue l'esprit, tout ce qui ré|)rime et mor-
tifie la chair : les instans du sommeil cakuh'S, les paroles conqîlécs, les jeûnes frétpiens,
l'abstinencu perpétuelle.
Ainsi la belle Almaria, la noble lille de l'Espagne, la reine de Tunis, sélait soumise à
ce ioug sévère. — Elle com.hail sur une planche étroite couverte de paille; elle portait
hur ses meudires frêles l'habit de laine rude , autour de ses pieds délicats des sandales de
corde ; les niaibics du sanctuaire élaieul mouillé» de ses hirmes. Cependant clic n'avait
G21
point de crime à expier, sn vie pure n'nv.iit poinl de remords; mais devant Dieu elle se
reprochait ce temps où des élans secrets envoyaient à Fernand les pensées d'un cœur
quelle devait cutièremenl à son cponi ; elle se reprochait ce sentiment dominateur, ex-
clusif, dont rcnlraiucmeut éloigne et dégoûte de tout, ce sculimcnt que l'abscuce n'avait
fait qu'cicitér, et qu'une retraite austère cl sainte devait calmer.
Ah ! les passions ont beau faire , elles out beau se présenter sous les plus gracieuses
formes et les plus fraîches couleurs; elles out beau prendre des figures charmantes, une
voi.v do ucecu relcnlissaiitcj et nous crier : Ami , restez ; restez avec nous ; nous donnons
le bonheur, nous sommes toutes puissantes, nous sommes éternelles ; les plus opiniâtres
ne résistent pas à ces faligucs du corps; leur n.mimc séleint daus cette froide atmos>
phère , et leur trouble s'apaise dans celle paix profonde.
Les devoirs d'épouse et de rciue , la distance , les mers , les janissaires , la triple en-
ceinte du sérail n'avaient |>u empêcher l'ardente pensée d'Almaria de s'élancer vers Fer-
nand , et le simple rideau qui couvre la grille du cloître l'en avait séparée pour jamais. »
Une idée liés chrélienne a pré.-iJé à la composition de ce roman. Il faut en féliciter
l'aulcur : on peut le lire sans danger. C'est partout l'amour chaste et pur des âmes ver-
tueuses : les idées religieuses dominent dans cet ouvrage. On y rend perpétuellement
hommage à la foi calholique. C esl un progrès louable.
Mais ce que nous ne pouvons louer, c'est la marche décousue du roman; c'est la lan-
gueur avec laquelle il se traîne de faiîs en faits ; c'est le défaut d'ensemble dans le lout ,
c'est l'invraisemblance des évèucmcns et la gaucherie avec laquelle ils sont préparés; ce
sont les descriplions froides, sans intérêts , vagues, banales, que lauleui prodigue à tout
propos, soit des lieux, des décorations; soil des vêleinens , des armes et des personnes.
Les comparaisons manquent per|-.étuel!ement de justesse, de goùl et de clarté. Ainsi pour
nous donner une idée du visage céleste d Almaria qui répandait la paix autour d'elle, il
dil : • Une étoile dissipe l'obscurité de la nuit , un grain d'encens suffit pour parfumer un
temple, un seul ange sur terre donnerait presque une idée parfaite du ciel. » Que signifie
ce qui suit : « Ces trésors , ces palais, etc. , il les maudissail comme autant d'obstacles an
vœu qn'il aurait pu former; et il n'en formait point : (7 laissait aller son âme vaguement et
sans but sous des parfums d'aloés, des regards de femme et la molle impression de ce séjour...»
Il rêvait à des combinaisons d'avenir, a des chants heureux, et son espril s égarait
dans lies pensées errantes et coufuses, comme les légers nuages de fumée qui s échap-
paient do son cigare.» Voici ce qu'il dil du navire qui portait Almaria : « Elégamment
pavoisé , tout brillant de guirlandes suspendues à ses mâts et dans ses cordages , il se balan-
çait frappe par des vents opposés ; il semblait comme un nageur limicle qui s'incline cl se
redresse avant de plonger dans les flots ; il relevait sa proue, se penchait en arrière, comme
on cheval qui liépigne et se cabre au moment de s'ebmcer dans l'espace qu'il va parcou-
rir. • l'enl-on sérieusement s'iinéUr à dire de |iar( illes choses?
l>isez encore les lignes suiv.inles : " Quelques uns de ces gens étaient velus d'un simple
pantalon rayé, ainsi que des marius qui se disposent à la pèche ; le reste portait la guêtre
G22
de cuir, la calotte couric, le coslnme léger des chasseurs. 8l('pliano, rpiî paraissnit leur
maître, le feutre sur la têlc , les pistolets à la ceinture, était tkliout , imnioliilo , les hras
croisés. IMais il travaillait plus qu'eux; — il |H'nsail. »
Qu'y a-t-il en tout cola diotércssaut ^ que uous foui à nous les guêtres de cuir, le pan-
talon rayé , les culottes courtes, les vestes ? muis tout cela n'est rien en comparaison de
la réflexion de l'auteur : « Stéphane travaillait plus qu'eux : — il pensait. » Que veut
donc dire raufcnr? Les autres hommes ne pensaient donc pas? Où donc M. J. de Ressé-
gaier a-t-il vu que les hommes ne pensent pas ? cela est-il philosophique? ne pourràil-on
pas en induire que l'auteur n'est pas fort sur la métaphysique, et notamment sur la psyco-
logie ? Des critiques avoueront peut-être que si ce livre n'est pas une preuve que l'homme
ne pense pas, il est au moins une preuve que heaucouji d hommes pensent faiblement.
M. J. de Ilességuier nous dit ensuite que « les projets que Siéphano roulait dans sa tête,
imprimaient les plis de 1 âge sur son jeune front. — Que ses yeux assez grands étaient k
demi cachés par un large sourcil, que ses traits semblaient animés par une passion indé-
finissable, etc. » Ainsi, quand vous verrez des rides , des fronts plisses, de longs sour-
cils, dites : cet homme pense. Ne voilà-t-il pas un bon symbole de la pensée ! Non, la
pensée ne se manifeste point par de tels signes. Les chagiins et les douleurs opèrent lc8
marques précoces de la caducité; mais la douleur est un senlimeul; et penser et sentir
ne sont pas absolument synonymes.
Nous pourrions multiplier les cilalions ; mais en voici assez pour conclure que cet ou-
vrage n'est pas d'une bien haute portée. On ne trouve un véritable intérêt que dans un
seul endroit, et cet endroit est le dénouement. C'est le morceau qu'on vient de lire.
J.-A. JUIN D' ALLAS.
UNE APOSTASIE,
PAR M. EMILE DE LACOMBE.
I
Un jeune et estimable professeur vient de se faire honorablement con-
naître, en livrant à l'impression un ouvrage qui a pour titre une Jjyosta-
sie. Membre de l'Université, M. de Lacombe a vu dans le collège même
oîi il professe, un abbé son commensal, qui avait déployé tous ses moyens
pour combattre l'Université , révéler par une chute éclatante toute
la perversité de son cœur. Et aussitôt il saisit sa plume tour a tour
sévère, gracieuse , ou légère, et il esquisse le portrait de celui (jui est
'objet rrici aposixsie. On aura peine à croire le parti que l'habile piofes-'
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seur a tire de cet événement. Groupant autour de l'abbé de Breuil plu-
sieurs personnages dont le caractère est heureusement dessiné , il amène
naturellement celte combinaison d'aventures enchaînées les unes aux
autres , qui fixent l'attention du lecteur sur le personnage principal. Pro'
gression d'incidens qui augmentent sans cesse l'intérêt et redoublent la
curiosité, peinture fine, agréable et vive des mœurs ou des ridicules:
M. de Lacombe met tout en usage pour donner à son ouvrage ce tout"
original qui lui a mérité déjà tant de succès.
Julie, héroïne qui contraste admirablement par sa candeur et sa beauté
avec le portrait de l'abbé de Breuil ; Luceval, gai, vif, spirituel; Char-
les digne d'un meilleur sort; M. de Valory, type d'un heureux épicurien ;
Chalancey, helléniste, grand admirateur de Pindare, offrent des tableaux
qui p'airont à toutes les classes de lecteurs. Mais ce qui intéresse vive-
ment, ce qui saisit lame, l'émeut doucement, ou la transporte d'indi-
gnation, c'est l'innocence poursuivie par de Breuil. Cet homme, dont
le cœur agité par des passions fougueuses , ne reconnaît plus de bornes ,
se précipite dans un abîme dont il n'a point su calculer la profondeur.
D'abord il aime; ensuite, irrité par un refus, il devient criminel et se fait
protestant. Ici la scène est attachante et terrible ; l'homme se dévoile tout
entier dans le prêtre parjure, son cœur orageux est pour lui un enfer.
Au moment où sa victime, tranquillement assise sur un banc de gazon,
se laisse aller au cours de ses pensées et réfléchit à ces instans où, près
de Charles son fiancé, la vie était pour elle une ivresse et un enchante-
ment! de Breuil lui apparaît debout, immobile, possédé par la colère,
l'amour , la haine , la pitié. Il lui révèle un funeste secret , et bientôt
Julie sent son cœur brisé par la douleur et voit son avenir autrefois plein
de charmes, détruit pour toujours. Je m'arrête; le lecteur intelligent
saisira facilement le but de l'auteur. Eclairé à la vue de ce sinistre ta-
bleau , il reconnaîtra l'avantage que l'Université peut retirer d'une Apo-
stasie. L'ouvrage de M. Emile de Lacombe, qui d'abord ne semble promet-
tre que la peinture de l'intérieur d'un collège , s'agrandit par une
heureuse disposition de scènes singulièrement variées ; il plaît par un style
proportionné au sujet et mérite d'être distingué , aujourd hui que nous
voyons surgir de toutes parts des milliers d'ouvrages qui ne sont pas
moins une école de mauvais langage que de mauvais goût.
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Nos lecteurs nous sauront gré de transcrire ici un fragment ^une Apos-
tasie, qui mérite de figurer dans les Soirées Européennes.
« Octobre fait place à novembre, et le pâle automne en s'enfuyant dé-
pouille les forêts de leur feuillage vert. Tout est triste , et dans les vallées
et sur les coteaux qui retentissaient naguère du chant joyeux des vendan-
geurs. Les premiers froids, précurseurs de l'iilver. se sont fait sentir et ont
chassé à la ville la plupart dos propriétaires des jolies maisons siiuées sur
les bords de la Loire. A peine si l'on voit parfois quelque promeneur soli-
taire venir à la chute du jour pour assister au deuil de la nature. Cepen-
dant ces gazons qui jaunissent, ces arbres qui se dépouillent, ces (euilies
qui se balancent dar.s les airs, ces oiseaux voyageurs qui , par troupes
nombreuses traversent le ciel et vont chercher des zones lenifiérécs ; cetie
Loire qui se plaint à ses rives, ce vent qui gémit dans le silence des
grands bois , inspirent à l'àme une tendre mélancolie ! Ces débris ijui lui
présagent le sort qui attend lous les hommes, loin d'aiiristir Julie, la
remplissent de je ne sais quelle espérance toute de mystère et de char-
me C'est qu'elle sent que la terre n'est pas sa patrie, c'est qu'elle
aspire au jour où, se dégageant de la prison des sens, elle ira se réunir
aux êtres chéris que la mort lui a ravis... le soleil dorait à peine de ses
feux mourans la cime des arbres ilu parc de Bassigny. Aladame l\en«.e-
ville avait des lettres à écrire; Julie, voulant profiter de la belle soirée
qui invile à la promenade , prend un volume de Bernai din de Saint-
Pierre , et va dans le parc. Elle lit deux ou trois pages , referme ensuite
le livre, puis se laisse aller au cours de ses pensées. Elle réfléchii, la jeune
fil!e,à ces deux moiscpii viennent des'écouler. Heureux lempsdes vacances!
oh! comme il a fui rapidement! (jue n'a-l-elle pu en prolonger le cours!...
il y a quinze jours encore , son promis, son Charles, l'acconipagnait en
ces lieux ! il est parti ! le reverra-t-elle jamais.^... Elle s'assit sur u)i l);inc
de gazon ; il y avait à peine cinq minutes qu'elle y était, lorsque, levant la
tête, elle aperçut devant elle de IJreuil immobile. — Vousi;e m'attendiez
pas sitôt, dil-il. Julie frissonna à son aspect, et voulut appeler à son se-
cours. — Ne criez pas, lui dit-il d'un air délern)iné, vous n'avez rien à
craindre de moi; je veux vous parler, voilà tout. — i^Ionsieur, laissez-
moi. De Breuil, la saisissant par la main, la foi ça de s'asseoir, et s'assit
près d'elle. — Ecoutez^ dit-il; vous savez les larmes que jai versées, le
625
désespoir auquel je me suis livré ; ch bien I je vous pardonne tout le
mal que vous m'avez lait , j'oublie vos froideurs, vos dédains, vos mé-
pris, j'oublie tout, je vous renouvelle l'offre de ma main et de ma for-
tune. — Vous le savez, monsieur, je ne puis être à vous; j'ai disposé de
mon cœur en faveur d'un autre, cessez donc de me poursuivre ainsi. Elle
se leva de nouveau. — Belle fiancée , arrêtez ; vous croyez ([ue vous avez
porté le désordre dans mon esprit, la révolte et la perturbation dans
mes sens, l'enfer dans mon cœur , et que je vous verrai passer aux bras
de Charles!... Sachez donc que vous ne pouvez être à lui ; soit que vous
acceptiez, soit que vous refusiez ma main, vous ne le pouvez plus !...
11 y a deux mois, lorsque vous m'avez poussé à bout , j'écoutai la voix de
mon désespoir. Une idée inspirée par Satan s'empara de moi , je la saisis
avec transport , j'allai trouver une femme que j'avais achetée, je lui or-
donnai de vous verser, à la fin du bal , un narcotique dans les rafraîchis-
semens que vous lui demanderiez... puis elle m'introduisit près du vous...
Vous vovez bien que vous ne pouvez plus appartenir à Charles. — Ah!
malheureux! lui dit-elle... elle tomba sans vie sur le gazon. De Breuil con-
sidéra quelques insians sa victime privée de vie à ses pieds. Son àme
était tour à tour possédée par la colère, l'amour, la haine , la pitié
Ce dernier senlinient l'emporta, une larme vint humecter sa paupière, en
voyant celte jeune et belle existence qu'il avait flétrie, qu'il avait con-
damnée aux pleurs , au désespoir ; il avait brisé ce cœur si tendre, si af-
fectueux, il était parvenu à rendre la pauvre fille aussi malheureuse que
lui. 11 se mit à genoux devant elle , et tandis qu'il s'occupait du soin d'es-
suyer le sang tjui coulait de ses mains déchirées par un caillou tranchant,
il entendit un léger bruit dans l'éloignement, s'enfuit à travers les massifs
du parc et disparut. C'était madame de Renneville inquiète, qui venait
à la rencontre de Julie; à son aspect elle pousse un cri d'effroi, lui pro-
digue les seco;irs de l'amitié : mais vains efforts, la malheureuse jeune fille
rappelée pour quelques jours à la vie ne pourra plus supporter son mal-
heur. Charles, son promis, éloigné d'elle, n'arrivera bientôt que pour
assister à ses tristes funérailles.
«Charles en effet s'était mis en roule aux premiers jours des vacances,
j oyeux , plein d'espérance et de bonheur ; il arrive , il porte ses regards
"vers la maison de 31. Chalencey, espérant que sa fiancée bien-aimée se-
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rait à sa fenêtre, ou sur le seuil de sa porte. Est-ce que ses yeux ne le
trompent pas? Ciel! il aperçoit des voitures de deuil devant la maison!
et un char funéraire dans lequel était un cercueil, couvert d'un linceul,
orné de fleurs blanches ! il fait arrêter, descend hors de lui , et demande
quelle est la victime que la mort a frappé ! — C'est le convoi de made-
moiselle Julie de Chalencey, lui répondit-on; elle était belle comuie les
anges ! — Charles tombe évanoui. Lorsqu'il eut recouvré l'usage de ses
sens, pouvant à peine se soutenir, il voulut suivre à toute force le char
funéraire qui était parti depuis quelque temps. Ses sanglots brisaient
tous les cœurs; les assisians se retirèrent, Charles resta seul. Les fos-
soyeui's recouvrirent le corps; l'infortuné s'agenouilla auprès. La nuit
arriva, et le surprit à la même place, priant et pleurant toujours;.
Epuisé de fatigue , anéanti sous le poids de ses douleurs, Charles s'était
évanoui sur la tombe de Julie. Il resta privé de sentiment pendant près
de trois heures. Une pluie fine, chassée par un vent d'ouest, tombait
depuis un quart d'heure lorsqu'il revint à lui. Frissonnant sous ses
vétemens mouillés, il cherche à débrouiller ses idées vagues, confuses,
tourbillonnantes... malgré le désordre de ses esprits, l'agitation de son
cœur, la fièvre qui le brûle intérieurement , il parvient à les fixer. Cette
heure avancée dans la nuit, ce lieu , où tout fait silence , excepté le vent
qui se plaint; cette terre nouvellement remuée, tout le rappelle à son
malheur. Et lorsqu'il en sonde l'étendue , il frémit d'épouvante et
pousse un lugubre gémissement, qui va se mêler au bruissement des
arbres qui se balancent ou plient au souffle de l'aquilon. « Elle est là sa
jeune fiancée , sous cette terre arrosée de ses larmes! maintenant l'éter-
nité la presse de tout son poids. Il est donc vrai... tout est fini... il ne
verra plus celle qui devait être la compagne de sa vie, celle de qui il
attendait tout son bonheur! grâce, beauté , jeunesse , la tombe a tout
dévoré ! la mort les sépare à présent pour jamais ! ! ! Oh! s'il eut eu du
moins la consolation de la voir dans ses derniers momens! de recevoir
son dernier soupir! Mais , non , la cruelle destinée lui a envié cette triste
faveur !... »
n L'obscurité dont les objets étaient enveloppés cessa tout-?»- coup; la
lune se dégageant d'un sombre nuage, éclaira celte scène funèbre de sa
pâle lumière, et Charles promena ses regards égarés autour de lui... Doit-
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il en croire ses veux? n'est-ce pas une hallucination? il aperçoit un homme
à quelque distance de là ! il croit même distinguer de Breuil ! au mouve-
ment qu'il fait pour se relever, ce mystérieux personnage s'éloigne...
Malgré sa faiblesse, Charles le poursuit à travers les détours du parc;
mais agile et léger, il se dérobe à sa poursuite. Charles ignore cependant
que cet homme a précipité Julie au tombeau; néanmoins, à son aspect,
la colère s'est allumée dans son cœur. Tandis que le rapide esquif qui porte
de Breuil rase les flots argentés de la Loire, il le suit de ses yeux jusqu'à
ce qu'il ait disparu dans l'atmosphère vaporeuse qui couvre au loin le
fleuve. Il a je ne sais quel pressentiment qu'il n'est pas étranger à ses
malheurs... qu'est-il venu faire en ces lieux? qui lui a donné le droit de
venir pleurer sur ces cendres? l'aposiat! sa présence ne peut être qu'une
profanation, ses larmes sont un vol qu'il me fait. Et il tomba épuisé au
pied d'un arbre, ne voyant plus, ne pensant plus, ne sentant plus ! Avec
le jour Charles sortit de cet élat de torpeur ; il se promena sur les bords
de la Loire, espérant que les brises matinales calmeraient l'ardeur. de la
fièvre qui le dévorait; ensuite il alla prier sur la tombe de mademoiselle
de Chalancey. Mais la douleur et le désespoir ne pouvant s'éteindre dans
ses larmes , il ne veut pas épargner le misérable qui a flétri et moissonné
.Tulie, cette pauvre fleura peine arrivée à son printemps, et lorsque la vie
s'offrait à elle si belle et si riante. Vengeance! dit-il, et aussitôt il met
ordre à ses affaires, et court disputer la vie à son rival (1)!... »
D.
(i) Se vend à la librairie de L. Marne , rue Guénégaud, n" 20, et au bureau de L'Epo-
que. — Sous presse , du même auteur, L'Artiste et l'Epicier.
m^lUB, 'TmÈk^f^MM
iLÀ%
THEATRE FRANÇAIS. — Lxwrnn , drame en cinq actes et en prose,
par MM. Rochefort et Brisset.
Ce drame, représenlé de par /a loi , a obtenu si's trois exliibitions lé-
gales; encore la dernière a-l-elle eu heu au milieu d'une sal'e presque
déserte; et cependant , il a longuement occupé la critique , et rempli,
dans le domaine de la littérature du jour, une place que des pièces à
grand succès chercheraient souvent en vain. C'est que le nom de Gas-
pard Lavater, ce grand anatomiste de l'àme humaine, qu'une époque
matérialiste avait laissé tomber dans un injusie oubli, a trouvé un
écho au sein de no're société moderne , et fourni un aliment inattendu
à l'insatiable curiosité de notre siècle, aussi porté aujourd'hui à tout
admettre, qu'il l'a été jadis à tout rejeter.
Le système de Gall et de Spurzheim a fait son temps, quoi qu'on en
dise; et tout le savoir-faire de ses preneurs ne servira cju'à prolonger
de quelques jours son existence. La phrénologie est venue se briser con-
tre le crâne du grand homme; Napoléon lui a donné, après sa mort,
un complet et inattaquabhi démenti. Que dire, d ailleurs, d'un svstème
qui n'a rien de fixe , rien de certain , rien de précis , que ses sectateurs
doivent torturer suivant les besoins de chaque jour, et qui, au moyen
des noms mirifiquement élastiques et malléables qu'il a imposés aux
protubérances ou circonvolutions cérébrales, a établi une porte secrète
qui pût le tirer d'affaires, même dans les cas les plus désespérés.
Le système de Lavater e^t , au contraire, simple et sans charlata-
nisme. C'est le sentiment, l'instinct moral, réduit en art, et soumis
à des règles fixes. Si Lavater n'a point élcNé la physiognomonie à la hau-
teur des autres sciences naturelles , c'est que tout était à créer dans le
vaste champ qu'il a d^ifriché , et que jamais la vie d'un homme n'a mis
à fin une pareille œuvre. Son grand ouvrage n'est encore , si l'on veut,
qu'un recueil de faits et d'observations curieuses; m;us il n'en est pas
moins vrai qu'un grand nou)bre tie ses remarques resteront comme des
jalons dont ses successeurs ne pourront s'écarter sans faillir.
La pièce de 1\LVL Rochefort et Brisset aura cela d'utile, qu'elle aura
M'
6-29
en partie ramené les regards du public savant sur des doctrines qui
peuvent grandement contribuer à l'amélioration de l'espèce humaine.
La science physiognomoniquc, mieux étudiée et perfeclionnée , devien-
dra une source de jouissances nouvelles, en même temps qu'elle of-
frira un moyen de lutter avec succès contre les mœurs mensongères et
égoïstes de notre époque. Elle nous apprendra à analyser nos sympa-
thies et nos antipathies, ces instincts inexplicables que le ciel a donnés
à l'homme , comme aux animaux celui de rechercher les plantes bien-
faisantes, et de fuir constamment celles qui renferment des poisons. Ce
système a été presque deviné par notre AJontn'pie , lorsqu'il dit : t II
semble qu'il y ait aucuns visages heureux et d'autres malenconireux;
et crois qu'd y a quelque art à distinguer les visages débonnaires des
niai?, les sévères des rudes, les malicieux des chagrins, les dédaigneux
des mélancoliques, et telles autres qualités voisines. »
Quel que soit le degré de certitude qu'on leur accorde, les doctrines
de Lavater nous semblent mériter d'être y)lus connues qu'elles ne le
sont. Tous les hommes, d'ailleurs , sont plus ou moins doués du tact
physiognomonique, suivant la délicalessede leur organisation. Qui ne lit,
comme en un livre, sur une figure humaine, les diverses expressions
des passions, la joie, le chagrin, la colère, etc. ? Qui niera que l'habi-
tude de ces passions ne doive donnera la longue aux traits un carac-
tère particulier? Ainsi des traits ouverts peignent l'homme franc et
véridique, tandis que la physionomie du méchant est presque toujours
voilée et ténébreuse. Ainsi certaines figures nous repoussent d'instinct,
tandis que d'autres attirent et intéressent. Nous croyons , pour notre
part , à cette seconde vue mystérieuse qui lit dans la conformation
physique le secret de notre vie morale; nous pensons que les opéra-
lions de ce sixième sens seront tôt ou lard déterminées d'une manière
certaine et positive; et Lavater aura Ihonneur d'avoir frayé largement
la voie à ces grandes découvertes.
'J^ Nous arrivons au drame de MM. Brisset et Rochefort. Nous sommes
en Suisse, dans le château d'un certain baron de Sieinbach , «^rand
partisan de Lavater et de son système, et qui a juré de naccurder la
main de sa fille Lisly qu'à celui qui réunira en sa personne tous les
signes physiognomoniques que Lavater assigne à un mari parfait. Deux
poursuivans sont en présence. L'un , qui se donne le nom de chevalier
d'Osterwald, est particulièrement dans les bonnes grâces du baron
et a des grandes chances pour devenir son gendre ; l'autre, qui a été
630
distingué par Lisly, est un jeune peintre français, nommé Charles
Dumonleil , qui est venu en Suisse tout à la fois pour dessiner de beaux
sites, et pour découvrir la retraite d'un certain beau-frère à la mode
de Gretna-Grecn, qui, en passant par Besançon, séduit et abandonné par
Caroline Dumonleil , la sœur du peintre , après avoir trompé la fa-
mille de la jeune fille, au moyen d'un mariage fictif. Cependant il pa-
raît que le mariage est plus valable que ne l'a cru le ravisseur. Celui-ci
est un bandit italien, nommé Donelli , qui, en ce moment, mène le
train d'un grand seigneur. Il a à son service un certain Zingaro, bo-
hémien d'origine , qui s'est mis dans la tète de faire aller son maître
aux galères. Ce Zingaro est une sorte de Yago ou (ï Atar-Gidl , qui ne
s'est attaché à Donelli que pour tirer une vengeance éclatante de ce-
lui qui a exterminé sa famille. Pour parvenir à ses fins , il a commencé
par lui faire faire un bon et légitime mariage, au lieu de la masca-
rade qu'avait arrangée Donelli, qui n'est autre, comme on le pense
bien , que notre chevalier dOsterwald ; et il n'épargne rien mainte-
nant pour lui faire contracter un second hymen, et le rendre ainsi
passible des peines dont la loi punit le bigame.
Cependant le portrait d'Osterwald est adressé à Lavater par le baron
deSteinbach; mais Zingaro, qui n'a point une confiance bien robuste
dans la physionomie de son maître , et qui craint une réponse peu fa-
vorable à ses projets , escamote le portrait d'Osterwald , et le remplace
par celui du jeune peintre. Lavater donne sur l'original de la peinture
les renseignemens les plus avantageux, et le mariage d'Osterwald et
de Lisly est sur le point d'avoir lieu. Mais Lavater lui-même arrive
bientôt au château du baron, accompagné d'une jeune femme qui est
venue implorer son appui: cette jeune femme, c'est Caroline Dumonteil.
Un duel s'ensuit entre Charles et Donelli ,dans lequel celui-ci succombe.
Zingaro se console avec peinede la demi-vengeance qu'il vient d obtenir,
et se résout, après bien des façons, à révéler la légitimité de l'union de
son maître avec la sœur de Charles.
En définitive, MM. Rochefort et lîrisset ont fait une mau"aise pièce.
Leur drame est surcharp:é d'incidens; il étouffe dans une intrigue qui
esl un véritable dédale. Lavater n'est là que comnie un figurant , ou ce
qu'on appelle au ihéàtre une qraiule iifiJ/féçsa présence ne sert qu'à alour-
dir et embarrasser la pièce. Beaiivalleta tiré lotit le p^rii possible du.
rôle de Zingaro. Duparai, chargé de celui du baron de Sleiidjach, mérite
aussi des éloges. Mademoiselle Vcrueuil joue le personnage de Caroliue
631
avec beaucoup de grâce et de naturel. Quant à mademoiselle Plessis ,
nous l'engageons à se défier et des applaudissemens d'un parterre bien-
■veillant , et des éloges exagérés de certains journalistes. C'est ainsi que
des artistes qui donnaient les plus brillantes espérances ont vu avorter
leur talent. Mademoiselle IMessis esi bien jolie, c'est vrai ; mais elle a
encore besoin de travailler avant de mériter tous les éloges qu'on lui
accorde. Nous espérons qu'elle ne nous saura point mauvais gré de
notre franchise , qui doit lui prouver, au contraire, tout l'intérêt que
nous aliachons à ses succès futurs.
THÉ\TRP: du GYMN.\5E-DI\\MATIQUE. — Le Pauvre Jacques,
Drame-vaudeville en un acte , par MM. Cogniard frères.
Voyez le, ce joyeux artiste, s'acheminant lestement vers le pays des
myrtes et des citronniers, le sac sur le dos et le cœur léger comme la
bourse. Comme il salue avec enthousiasme cette Italie à laquelle il a
tant de fois rêvé! comme il sourit à l'aspect de ce beau ciel ! comme son
àme s'échauffe et s'exalte en présence de cette patrie des arts! Mais
l'artiste subit encore une autre influence dans cette contrée chaude et
vivifiante; c'est celle de l'amour. Jacques le musicien n'y a point
échappé. Admis , à Palerme , chez le seigneur de San-Carlo, pour don-
ner des leçons à sa fille, Jacques n'a point tardé à aimer Mariana, et les
deux enfans oublièrent bientôt l'un près de l'autre, et la musique, et le
monde entier. Un jour, cependant, la fille du grand d'Espagne vint ap-
prendre à son amant que son noble père veut la marier à un autre. Mais
sa résolution est déjà prise; ce n'est plus cette jeune fille douce et crain-
tive comme une colombe ; c'est l'amante , et l'amante dans les veines de
laquelle bouillonne du sang espagnol. Non, ce mariage ne se fera point;
plutôt mourir. Un vaisseau est prêt à mettre à la voile; ils y montent*
Mais à peine ont-ils quitté le rivage , qu'une chaloupe armée s'élance
à leur poursuite; Mariana est arrachée du navire; Jacques est saisi et
reconduit à Palerme , où il est jeté dans un affreux cachot.
Plus d'espoir ; l'artiste ne reverra plus la lumière du jour qu'il aime
tant; il a perdu la liberté qui est sa vie, et sa Mariana qui lui est plus
chère encore. Mais un ange apparut dans sa prison ; cet ange, c'était la
fille de San-Carlo. Ses geôliers avaient été séduits; ses chaînes tombè-
rent; mais cette fois, Mariana n'eut plus le courage d'exposer
632
son amant au courroux de son père; il Tut forcé de partir seul}
IMariana lui proinil de le rejoindre. Cet adieu ne brise point l'exis-
tence du jeune musicien ; mais il a brisé sa raison. Dcs-lor> commence
la vie du Paiwre Jacques; bien pauvre, en t-iTet , puisqu'il a pertlu tout
ce qu'il avait de plus précieux au monde. 11 a été transporté à Marseille,
puis jeté dans un liôjiital de fous, ou l'épuisement physique a fini par
rétablir tant bien que mal l'équilibre dans ses sens bouleversés.
C'était là v,nc liis;oire qui offrait toutes les situations nécessaires à
la vo£;ue d'un brillant mélodrame ; mais les auteurs de Pauvre Jacques
ont fait mieux que cela. Leur pièce ne commence que vingt ans après
les incidens que nous venons de raconter. Le jeune musicien a bien
changé depuis lors. Voyez , à cette espèce de soupirail aérien , à la fe-
nêtre de cette mansarde, cette tète blanchie par les chagrins bien plus
que par rà"^e; voyez ce front couvert de rides , ces traits amaigris, ces
yeux caves et dont l'étrange éclat semble renfermer toute la vie de l'être
qu'ils animent; contemplez c« .squelette couvert de vètemens miséra-
bles, et dont les regards semblent vouloir percer cette ligne noirâtre
qui sépare la mer du ciel ; ret homme c'est le pauvie Jacques S'il vit,
s'il respire encore , on pense bien que c'est pour IMariana. Mais c'est en
vain que , chaque jour , en apercevant quelque voile au loin , il a couru
vers le port pour souhaiter la bien venue à sa bien aimée : Mariana n'a
point reparu.
Cependant le Pauvre Jacques n'est point seulement malheurc'ix par
le souvenir ; la misère l'élreint encore chaque jour de ses bras déchar-
nés. Ne pouvant paver le loyer de son taudis , il compose pour son pro'
priétaire , le digne M. Bernard , des œuvres de génie dont il ne recueille
aucune gloire. Car la gloire aussi s'achète ; il faut de l'argent, ou de bien
puissantes prolectiori> pour l'obteiiii"; le Pauvre Jacque n'a rien de tout
cela , donc il mourra ignoré, et ses mélodies si brûlantes, si origina-
les, serviront uniciuement à payer son droit d'abri sur cette terre. On
voit que .M. Bernard est un de ces négriers <le peaux blanches comme
on en rencontre tant de nos jours. M. Bernard est mélomane; et, comme
il trouve les romances de .Fac(jues d'une facile et lucrative défaite, il les
reçoit en paiement de ses loyers. .JaC(jues a composé un opéra intitulé
Mariana. Il va être peut-être forcé de fabandonncr à son misérable
usurier, lorsqu'enfin une femme vient frapper à la porte de sa ujansarde.
Cette femme, c'est la fllh; de .San-(Jario, lelle (|u'elle était lorsque .lac-
qucs la vit pour la première fois; elle arrive de l'Italie, de Paierme;
elle lui apprend qu'il ne doit plus altendre Mariana ; car celle-ci est
morte depuis long-temps, en donnant le jour à une fille, la fille de
Jacques, qui est devant ses yeux. Enfin le pauvre musicien est heureux,
sa fille ne le quittera plus , et il pourra aussi se montrer reconnaissant.
Car Jacques n'a pas toujours été seul dans sa mansarde : souvent, un
jeune poète, nommé Marcel, est venu l'arracher à ses ennuis, lui a ap-
porté des consolations, l'a secouru de ses faibles moyens, et lui a rendu ,
par les plus tendres soins , l'existence moins pénible. Marcel aura la
main de son Amélie ; et, tous ensemble . ils pourront encore connaître
d'heureux jours.
Cette donnée dramatique, qui ne manque ni d'intérêt, ni de situa-
tions louchantes, est empruntée à une pièce de Kotzebue , intitulée le
Pauvre poète ( der Arme poet). Mais ce qui a fait l'immense succès de
ce petit drame , ce qui a excité au dernier point l'enthousiasme , ce qui
fait couler les larmes à chaque représentation de la pièce que nous ve-
nons d'analyser, ce n'est point, il faut le dire, la composition de
MM. Cognard, toute remarquable qu'elle est pour le temps qui court,
mais bien le jeu de Bouffé. Ce comédien, que les rôles qu'il remplit
dans les pièces de Michel Perrin et de la Fille de V avare , avaient élevé
au rang de nos meilleurs acteurs, s'est placé, dans celai de Jacques ^ à
une hauteur où il est sans rival. Jamais comédien n'a mis plus dame,
plus de profondeur et plus de vérité dans son jeu. Bouffé est un grand
observateur , toujours simple , toujours maître de lui-même, et qui saisit
avec un art admirable toutes les faces, toutes les nuances du caractère
qu'il représente. Bouffé a surtout excité l'enthousiasme dans la scène
où il apprend de la bouche de sa fille la mort de Mariana. Il a exprimé
d'une manière parfaite les sentimens si opposés que cette situation doit
exciter dans son âme,- ces pleurs au milieu de la joie, cette joie au mi-
lieu de la douleur , ce mélange d'émotions si diverses ; tout cela , rendu
par Bouffé , fait de cette scène l'une des plus pathétiques qu'il y ait au
théâtre.
La pièce de Pauvre Jacques ramènera la vogue dans la salle de M. Poir-
son, en même temps qu'elle prouvera à nos dramaturges modernes que,
quoi qu'ils disent et qu'ils fassent, le vrai et le naturel seront toujours
de mode à la scène.
42
634
THÉ\TRE DU VAUDEVILLE. — Rigoletti , Vaudeville en un acte,
de MM. Alhoise et Jaune.
Je ne sais quel moraliste a dit que les peuples ne seront heureux
que quand les rois auront des philosophes pour ministres. Toute l'his-
toire des fous de cour en titre prouve, au contraire, que le susdit axiome
méritait d'arriver à leur adresse. Plus d'une îols la marotte a lait pré-
valoir ses avis dans le conseil des monarques ; et je ne sache pas que le
populaire s'en soit trouvé plus mal.
Rigoletti est un de ces bouffons, de la famille des Wamba et des
Triboulet, qui sont beaucoup moins fous que ceux qu'ils amusent ; ou
plutôt Iligoletti n'est bouffon que par circonstance, et comme tant
d'entre nous sont hommes de lettres. Rigoletti n'a point toujours été
si bas placé; lui aussi a été jeune et beau ; et il parait que ses mérites
ont été jadis appréciés, en haut lieu. Toute la pièce dont il est le hé-
ros rouie sur une intrigue d'amour. Un grand-duc de Baden-Bade a la
fantaisie d'épouser la jeune comtesse de Wurlzbourg dont il est le tu-
teur • mais, sans doute à raison de la constante défaveur qui s'attache,
quand il est question de mariage, à ces fonctions quasi-paternelles, le
grand-duc n'est point aimé de la charmante Laura. Sa pupille , à tort
ou à raison, lui préfère un simple officier des gardes, nommé Al-
phonse, qui , ainsi que beaucoup de héros modernes, n'a point eu le
bonheur de connaître les charmes de l'affection paternelle. Néanmoins
ce jeune officier obtient un avancement rapide, et son protecteur, son
bon génie, c'est le fou du prince, Rigoletti lui-même. C'est encore le fou
qui entre en lutte avec le grand-<luc pour l'empêcher d'épouser celle
qu'il aime, et qui, par son adresse, le force à donner la main de sa pu-
pille à son jeune et obscur rival. Mais pourquoi Rigoletti n'est-il bouf-
fon qu à son corps défendant? pourquoi encore s'inléresse-t-il si vive-
ment à Alphonse? c'est que celui-ci est le fruit des amours de Rigoletti
et de la sœur du grand-duc, dont il a été autrefois le secrétaire intime j
c'est que Rigoletti veut pousser Alphonse aux honneurs, et qu'il n'a
point trouvé de meilleur moyen pour arriver à ce but que de se faire
le bouffon du prince. La dernière scène de la pièce, dans laquelle Ri-
goletti révèle au duc de Raden le secret de la naissance d'Alphonse, est
fort remarquable. Alphonse épouse Laura de Wurt/bourg, et le prince
cherche à se consoler de son désappointement , en faisant demander la
main d'une princesse de Hcsse-Cassel.
035
11 y a clans celte pièce un rôle de bamlit fashionable , qn'un nouvel
acteur, nomme Bardou, rend d'une façon très plaisante.
Quant au personnage de Rigoletti , il a été confié à Lcpeinlre aîné,
qui l'a joué avec beaucoup de verve et de naturel. A lui appartient en
grande partie le succès de la pièce.
THEATRE DES VARIETES. — M. Potard, ou le N^gre blanc,
parade-vaudeK'ille en un acte, de MM. Brazier et Rougemont.
C'est ici une grosse farce de carnaval qu'on peut encore mettre au
nombre des erreurs de nos vaudevillistes hommes d'esprit. Celui qui
voudra voir M. Potard, ex-épicier de la rue Quincampoix , métamor-
phosé en un nègre superbe, et cela à l'aide d'une bouteille d'excellent
cirage anglais, avec laquelle il a été débarqué assez brusquement , au
milieu d'une tempête , sur les côtes de l'Amérique, pourra satisfaire sa
curiosité en allant au Théâtre Montmartre. Il y sera, en outre, régalé
d'une certaine harmonie imitative, qu'il pourra, en y mettant
un peu de bonne volonté, prendre pour les sifflemens de l'ouragan,
dont le digne M. Potard a été la victime. Quant aux saillies, elles cou-
lent à pleins bords dans la pièce , et sont de premier choix , comme on
peut en juger par la suivante : M. Potard a retrouvé aux colonies son
aimable épouse qui s'était égarée au milieu du déménagement; dès lors
il se décide à se faire colon, et s'écrie, en contemplant madame Potard:
Ah ! qu'on est fier d'être Français
Quand on regarde la colonne!
Bon public , va.'
THÉÂTRE DE L'AMBIGU-COMIQUE. — Ll Gvelx de Mek , ou la
Belgique sous Philippe h ; mélodrame eu trois actes ^ par MM. La-
grange et Eugène Cormon.
Un roiijan de M. Moke, le Walter Scott de la Belgique, a fourni les
données principales de cette pièce. Les Gueux de Mer^ ainsi que Les
Gueux des Bois sont le titre sous lequel était désigné le parti patriote qui
disputa la Flandre au duc d'Albe et à l'inquisition espagnole. Pour ré-
sister au large système d^ intimidation que le sanguinaire et bigot Phi-
lippe II faisait peser sur la Belgique, Guillaume de Nassau , prince
d'Orange , avait rassemblé un grand nombre de soldats plus riches en
ijravoure qu'en tout autre bien, et que les Espagnols avaient cru llétrir
en leur donnant Iq nom de gueux. Les mcconlcns adoptèrent ce nom.
G3G
et s'en firent un titre de gloire. Quant à la pièce de MM. Lagrange et
Cormon, elle n'a rien d'historique que son litre : on en pourra juger par
l'analyse rapide que nous en allons faire.
Don Sandoval, l'un des favoris de Philippe II, est sur le point d'é-
pouser Léonor, fille du comte de Gruthuyse, que Winchester, capi-
taine des gueux de mer, aime , et dont il est aimé. Celui-ci s'est déguisé
en moine pour surprendre les secrets du duc d'Albe et de ses partisans.
C'est aussi au moyen de ce déguisement qu'il parvient à avoir une en-
trevue avec Léonor, et qu'il la décide à fuir avec lui. Il lui donne, à
cet effet, un dernier rendez-vous dans une auberge située sur les bords
de la mer ; Léonor s'y rend le lendemain ; mais elle y a été précédée
par don Sandoval , qui a surpris le secret des amans. Caché sous les
vêtemens d'un palefrenier, il apprend de la bouche même Ue Winches-
ter qu'une conspiration contre les Espagnols est sur le point d'éclater.
Léonor, qui craint pour la vie de son père , ne trouve de son côté rien
de mieux à faire que de dénoncer la conspiration ; et c'est à Sandoval
lui-même qu'elle remet les noms des conjurés, à l'exception, toutefois,
de celui de Winchester. Aussi, au moment où les gueux sont réunis
pour agir, ils sont entourés par des forces imposantes qu'amène San-
doval. Winchester est chargé de chaînes, et jeté dans un cachot. Léo-
nor alors met tout en œuvre pour sauver son amant, qu'elle a elle-
même , sans le vouloir, livré à ses ennemis; elle obtient enfin un sauf-
conduit de Sandoval , mais Winchester refuse d'abandonner ses frères.
Un grand tumulte se fait entendre en ce moment dans la ville; ce sont
les gueux de mer qui viennent de s'y introduire, et qui ont surpris les
soldats espagnols. Sandoval est tué dans la bagarre , et la bonne cause
triomphe.
Cette pièce, où il y a peu d'invention, et dont les caractères sont mal
tracés, a néanmoins réussi , grâce à quelques situations rendues avec
talent. L'acteur Guyon s'est fait remarquer dans le rôle de Winchester.
Henuy li
ERRATA.
ISuméro d'août.
Page /(5ô, ligne 17, au lieu de : Sur un théâtre où lu nous vis éclorc ; lisez : Sur rc ikd'A
tru immense , etc.
— 4^4' •'["•■sie vers: Va donc apprendre à la niiitr{ui t'ahimc ; ajoutez celui ci : Que
lu vjsr|uaud le nioutle a croulé dans l'abîme.
— ô6y, li^ne ly , au lieu de : Oui ont des maris plus ; lisez: Qui ont des maris.
PAl'.lb. _ lillll>llliUlb l't h'JhHhOUSt El MAUTI.NKT m.- -lu Ciuiuhicr iO.
ou
LES SOIRKES EUROPEENNES.
( Traductions de l'Epoque. )
CLÉMENTINE.
ï.
La table était mise, l'heure du dîner était arrivée. Clémentine et sa
sœur Augustine regardaient à la fenêtre; la maman se promenait à
pas lents dans sa chambre et dans sa cuisine, — et le conseiller n'ar-
rivait pas.
t Trois quarts pour une heure I s'écria la conseillère après avoir jelé
un coup d'œil sur la pendule; trois quarts pour une heure ! C'est ainsi
que nous vivons depuis qu'on a eu la maudite idée d'établir un conseil
dans cette ville ! Dans leur zèle pour le bien public, les voilà qui siè-
gent déjà cinq heures de suite comme une chambre de députés, et ils
ne se soucient guère si , pendant qu'ils sont à bavarder...
> — Voilà papa au coin de la rue, s'écria Clémentine.
» — Enfin ! » répondit l'épouse indignée; et elle courut à la fenêtre.
« Mais, mon Dieu !... »
Le conseiller entra et dit au trio féminin : « .J'ai besoin de rafraî-
chissemens.
» — Je le crois sans peine, répliqua sa femme en souriant d'un air
moqueur.
3, 1
2
„ — Nous avons bien travaillé aujourd'hui, continua le bon con-
seiller.
„ — Je le crois bien! -> répondit la conseillère du même ton. Et
Augustine de chanter un joyeux refrain, quoique la douce Clémentine
lui marchât sur le pied pour la faire taire.
« Au reste, le plaisir a adouci pour nous toutes les fatigues. »
Ces paroles déchaînèrent la tempête.
i' Je m'en aperçois, s'écria la mère en colère en agitant avec
violence la terrine à soupe ; et ce plaisir, vous l'avez trouvé dans le jar-
din public, à vous enivrer, tandis que nous étions ici à vous attendre.
, _ Oui , je suis ivre , dit-il , mais c'est de joie, i
Ces mots opérèrent comme un coup de théâtre.
i Et quel est donc le motif de cette joie si grande? »
Mais le conseiller, pour se venger des injurieux soupçons qu'elles
avaient conçus sur son compte , prit un innocent plaisir à ne pas satis-
faire de suite la curiosité de ces dames.
f Mais parle donc , cher ami , ajouta la conseillère en prenant sa voix
la plus douce ; parle donc ! Tu vois que nous désirons vivement de
partao-er ta joie!» — Le conseiller, sans s'émouvoir, se versa gravement
un verre de vin , jela un coup d'œil circulaire sur son impatient audi-
toire , et se décida enfin ù parler :
Le roi vient ! s'écria-t-il d'une voix solennelle , le roi accompagné
de son aimable épouse. C'est la première fois, depuis qu'il porte la cou-
ronne, qu'il visite sa bonne ville , et il compte s'y arrêter quelque
temps.
, Le roi ! s'exclamèrent la mère et les filles transportées et en
joignant religieusement les mains. Que Dieu le bénisse, cet excellent
prince 1 l\lais ne fera-t-il pas comme tant d'autres, et tiendra-t-il au
moins sa promesse?
, ]\e crains rien, Salomé, répondit "Wiexler, il viendra sûrement.
Le courrier est arrivé à neuf heures avec les dépèches, et nous avons
sié"é jusqu'à présent, afin de prendre toutes les dispositions nécessai-
res pour la réception de sa majesté.
, Mais quand, quand vieut-il? demandèrent en chœur les trois
femmes.
, Jeudi prochain. Nous n'avons pas de Lcin))S à perdre, car de sa-
medi à mercredi soir, où tout doit être prêt, il n'y a pas loin. La garde
nationale doit y paraître en grande tenue, des arcs de triomphe doivent
être élevés sur le passage de sa majesté , des barangnes doivent être
faites et apprises, car il n'est pas donné à chacun do posséder ù un aussi
haut de^ré que notre excellent prince le talent diniproviser. Et tout
cela est nécessaire, on ne peut pas faire aujourd'hui moins qu'autre-
fois. Il y aura en outre bal, illumination , Te Deiun , feu d'artifice , pa-
rade, festin...
» — Ah ! que ce sera beau! s'écrièrent les jeunes filles en frappant
joyeusement dans leurs mains.
> — Ce n'est pas tout, ajouta Wiexler, et il me reste à vous appren-
dre une chose qui me fait presque autant de plaisir que l'arrivée du
roi. Les plus jolies demoiselles de la ville doivent présenter des cou-
ronnes et des vers à sa majesté au moment où elle passera sous la porte
de la ville , et l'une de vous doit être du nombre.
» — Ah! .Tésus!» s'écrièrent lesjeunes filles en devenant rouges comme
du feu. Quant à leur mère, on pouvait lire sur sa grosse figure réjouie
tout le plaisir qu'elle ressentait. « Quoi ! une de mes filles ! Et laquelle
donc? parle vite!
» — La plus belle, la plus habile et la moins timide, répondit le
père en riant. Qu'elles décident entre elles laquelle des deux possède
ces avantages à un plus haut degré que l'autre. Mais si, comme il est
fort à craindre, la vanité féminine les empêchait de décider, ce serait
affaire au sort.
> — Ah! dit Augustine en relevant son petit nez d'un air dédai-
gneux, je puis me passer de la préférence. Que Clémentine brille tout
à son aise.
> — Moi devant le roi et la reine! s'écria Clémentine effrayée ; oh 1
je craindrais trop.
> — Bah! bah! répondit le père, la fille du bourgmestre, Adé-
laïde, celle du conseiller, Philippine, celle du réviseur des tailles,
Péronelle , y seront aussi , et ne trembleront pas moins que toi.»
lî.
Madame Weixler était tellement absorbée dans ses pensées, qu'elle
laissa tomber le large couteau que depuis un quart d'heure elle tenait
levé sur un appétissant cochon de lait... « En tout cas, s'écria-l-elle
c'est Clémentine qui s'acquittera le mieux de cette charge 5 le séjour
1.
4
qu'elle a fait à la Résidence lui a donné un pli que n'a pas la petite
Augustine. 11 y aurait à craindre d'ailleurs que cette dernière ne se
permît de rire devant le prince et sa gracieuse épouse. Enfin le cousin
Pépin sera flatté du rôle que jouera Clémentine, et les noces s'en fe-
ront d'autant plus tôt. »
Une pâleur subite se répandit sur les joues de Clémentine. « Ma sœur
tombe en faiblesse lorsqu'elle entend parler du cousin , observa An-
gustinc d'un air moqueur. Ménagez-la donc sur ce sujet.
t J'espère cependant qu'elle ne pense plus au jeune fat dont elle
a fait connaissance, il y a quatre ans, à la Résidence? dit le conseiller.
ï — C'est-à-dire , répondit la mère , qu'à chaque instant Théodore
vient regarder à travers les feuilles du bosquet, comme le chasseur noir
dans la pièce infernale que nous avons vu jouer dernièrement ici.
Jusqu'à présent j'ai fermé un œil, quelquefois les deux sur ce désor-
dre; mais quand Pépin sera son époux, il en sera bien autrement.
) — Grâce , grâce! mes bons parens, ne me tourmentez pas ainsi,
répliqua Clémentine d'une voix suppliante. Depuis que j'ai quitté la
Résidence, je ne l'ai plus revu , je n'en ai plus entendu parler.
. C'est ce que vous pouviez faire de mieux , répondit M. Weixler.
Si tout était resté dans le même état qu'auparavant... je ne dis pas...
vous étiez destinés l'un à l'autre-..
> Oui , s'écria la conseillère; mais alors le vieux Hubert n'avait
pas fait banqueroute et ne nous avait pas volé six mille écus. Homme
sans conscience! Il est mort depuis, c'est vrai, de chagrin, dit-on;
mais notre argent n'en est pas moins perdu. Il laisse son fils sans une
obole, et il ne peut plus être question de mariage. Cependant Clémen-
tine a toujours conservé un caprice pour cet amant , et cela malgré les
sa^^es remontrances de sa tante Klappermund. Pourquoi n'as-tu pas
fait comme ton beau Théodore? A peine étais-tu partie, que cet incon-
sidéré jeune homme a fait gaiement son paquet , et s'en est allé en
Grèce au milieu des païens et des rebelles.
, — Ah ! il est sans doute tué depuis long-temps ! murmura Clémen-
tine en soupirant.
> — Hem! répliqua le conseiller d'un ton important. Il est certain
que les Turcs n'entendent pas la raillerie , et qu'ils mettent dans leurs
combats assez ])eu de procédés. Elle lui aura passé , à ce jeune homme,
l'arrogance avec laquelle il se pavanait dans les rues. Parce qu'il reve-
nait de l'académie, ne croyait-il pas être un puits de science et de sa-
5
gesse. N'a-t-il pas eu l'audace dédire au trésorier qu'il avait oublié le
droit, et de me soutenir en lace que je ne savais plus le latin ! Aussi dès
cet instant cessâmes-nous de nous entendre. Je suis lier de mon latin,
moi , et si j'ai dit une fois itinerern pour iter, cela ne peut-il pas arriver
à tout bon chrétien , et même à un garde-des-sceaux ?
III.
e Avec tout cela , ajouta M. Weixler après une longue pause, avec
tout cela je serais fort charmé de l'avoir pour le moment sous la main.
On doit présenter des vers au roi , et malheureusement notre ville n'a
pas encore produit d'autre poète.
» — Comment I s'écria Augustine ; mais j'en connais moi-même au
moins une douzaine, qui, pleins de zèle et d'ardeur, ne laissent pas pas-
ser une feuille périodique, une revue, un almanach, sans y déposer leur
petit grain d'encens.
» — C'est vrai , répondit le conseiller ; mais ce n'est pas un encens
digne d'un roi. Le bourgmestre, qui a beaucoup d'esprit, dit qu'il
faudrait offrir à sa majesté quelque chose de distingué , d'original , et
Dieu sait cependant s'il y a quelque chose d'original dans nos poètes.
Donnez-leur des rimes telles queyo?/r et amour, plaisir et soupir^ cœur et
douleur, ils vous broderont là-dessus une petite pièce fort gentille,
peut-être; mais il faut plus que cela pour un roi. Théodore s'en serait
tiré sur-le-champ et avec honneur, car il avait les idée^'s du diable, ce
jeune homme , on ne peut le contester. Mais Dieu sait si, à l'heure qu'il
est , il ne doit pas composer quelque épithalame pour Ibrahim , ou s'il
ne repose pas dans le sein d'Abraham, où l'on ne rime plus, à ce que je
pense. >
IV.
La porte s'ouvrit, et des éperons. retentissans annoncèrent M. André
Pépin, brasseur au Soleil-d'Or, fiancé de Clémentine, qui parut bientô t
en grand uniforme de garde national. Sa figure joufflue et parée des
roses de vingt-huit printemps, était couverte de sueur. Tout eo cher-
G
chant à reprendre haleine , il déboucla son grand sabre , s'étendit dans
un fauteuil, serra la main de Clémentine avec une lourde galanterie,
but un grand verre de roussillon que l'attentive madame Wcixler ve-
nait de placer devant lui; puis il se mit à se lamenter sur l'excessive
chaleur qu'il faisait, et sur l'obligation où il était de courir chez tous les
tailleurs, selliers, armuriers de la ville , afin de leur faire voir en lui,
André Pépin , un modèle de la forme qu'ils devaient donner aux arti-
cles qu ils confectionnaient. Puis il parla de ses vers.
« Des vers! oui, des vers! ô maudite poésie! » murmura Weixler
avec un profond soupir, tourmenté qu'il était par la disette de poètes.
Pépin s'informa de la cause de son inquiétude. L'ayant apprise , il
se mit à réfléchir profondément , hocha sa grosse tète d'un air mysté-
rieux, fit claquer ses doigts, et s'écria enfin : « Que vous semblerait,
mon cher cousin le conseiller, si je vous donnais ces vers? »
Augusline se mit à chanter tout haut, les autres le regardaient stUr-
péfaits de sa témérité.
Pépin devina le sujet de leur étonnement : « Ce n'est pas mon des-
sein de les faire moi-même. Non, que le cordonnier reste à sa forme.
Parlez-moi houblon , orge, drêche , et autres choses pareilles, à tout
cela je m'entends fort bien , mais la poésie est pour moi de l'algèbre.
.T'ai à Scherau un ami qui fait les vers comme un vrai diable, et qui a
déjà complimenté empereurs et rois. C'est de lui que je vous ferai
avoir ce que vous désirez, après-demain au plus tard.
» — Ce sera le dernier moment, répondit le conseiller. Mais si vous
nous manquiez de parole, cousin Pépin , ou si les vers étaient si mau-
vais que l'on n'osât les présenter...
» — Eh ! s'écria Pépin, pour qui nousprenez'vous donc?«uis-jc un
benêt, à votre avis? mon ami en est-il un? La ga/.etle de Scherau n'est-
elle pas remplie des vers qu'il fait à toutes occasions, pour la paix,
pour la guerre, pour la république ou la monarchie? IS'est-il pas prié
à tous les baptêmes? Y a-t-il une noce à laquelle il n'assiste pas? Il se
plie à tout, vous dis-je , et je vous réponds de lui. jMais à propos, j'y
mets une condition : c'est que si je vous procure les vers pour le temps
convenu, mon mariage avec Clémentine sera conclu aussitôt que faire
se pourra.
» — Oh! Dieu m'en préserve! » murmura la pauvre enfant effrayée.
Augustine cette fois ne rit plus, mais elle jeta sur son père un regard
courrouce. La maman approuva la proposition d'un signe de tête , tan-
7;
dis que son ^ari avalait lentement les dernières gouttes 4iQ vi^ <|uisc
trouvaient au fond de son verre.
« Qu'eutendez-vous par là, mon futur beau-fils? demanda ma-
dame Weixler. Expliqucj-nous vos intentions.
» — Mes intentions? répondit Pépin. Mais , je n'ai aucune intention,
j'ai des vues chrétiennes sur Clémentine, et voici ce que j'calendais. Le
roi arrive jeudi , n'est-il pas vrail* Mous n'avons donc ni l'un uj laulre
Le temps de nous marier. Moi, je dois escorter le prince; Cléraentiije
doit le complimenter. Vendredi a lieu une grande revue. - — Ainsi pas
de mariage ce jour-là non plus. Samedi est le jour où l'on prépare sa
toilette; dimanche enfin se donne le grand bal à la porte duquel je
dois monter la garde, et où Clémentine doit danser avec le roi , aiusi
que ses compagnes. Il ne peut donc être question de mariage Mais
lundi... oui, lundi, je ne suis pas d'avis d'attendre plus long-temps.
Pour faire plus de sensation, ma fiancée mettra la robe qu'elfe avait le
jour de l'arrivée du roi, et moi , l'uniforme de garde national. Car,
entre nous, il me va fort bien, quoique j'éprouve quelque dAWiculjLé à
me remuer. »
V.
Tout fut arrangé comme Pépin l'avait demandé, sans qu'on se don,
nât même la peine de consulter la partie intéressée à laffaire. M. et
madame Weixler se retirèrent alors pour faire leur sieste , Clémentine
disparut pour aller pleurer dans sa chambre , et Pépin se dirigea pe-
samment vers son schako. Augustine, qui, assise silencieusement près de
la fenêtre, paraissait n'attendre qu'une occasion favorable, le prévint,
et se plaçant devant la porte par où Pépin voulait sortir : i Voilà de
belles choses! s'écria-t-elle irritée, il a maintenant jeté le masque, l'ai
mable cousin, et moi je vais faire comme lui. Je ne suis pas ime brebis
aussi paisible qu'il se l'est imaginé, et je ne m'en laissepas faire accroire.
J'ai jusqu'à présent regardé toute cette histoire de mariage comme une
vaine plaisanterie. Clémentine ne veut pas de lui , et je ne pouvais
prendre au sérieux ses grimaces. Mais il s'est expliqué aujourd'hui si
clairement, que je ne me tairai pas plus long-temps. Que m'a-t-il pro
mis? Qu'avons-nous décidé le dernier joUr de la Saint-Martin où nous
avons mangé l'oie grasse? Hein? »
8
Pépin , embarrassé, ne put trouver un mot à répondre. Augustine
continua donc avec une véhémence toujours croissante. « Il ne me ré-
pond pas. Nierez-vous que vous m'avez promis le mariage , à moi ? Vous
aviez à payer une lellrc de change, et l'argent vous manquait ce jour-
là. II vous fallait encore quatre-vingts écus. Vous ne vous adressâtes
pas à notre père , car vous saviez qu'il ne vous prêterait rien ; mais à
moi, vous m'avez suppliée de vous donner mes épargnes... le savez-
vous encore? Et vous êtes revenu tout joyeux, le soir, et vous m'avez
répété cent fois : (]hère Augustine , je ne l'oublierai de ma vie... Au-
gustine , veux-tu être ma femme?... Augustine , nous serons unis avant
la fin de Tannée. Vous en souvenez vous encore, hein? Vous me l'avez
dit dans la cuisine pendant que je préparais le café. — Pépin, vous dis-
je... mon cher cousin , vous êtes ivre ou fou , ou bien parlez-vous sé-
rieusement? — Alors vous vous mîtes à rire , vous bî'ites une tasse de
calé. — Que ce café me serve de poison, répondites-vous, si je ne parle
pas sérieusement. — Vous m'offrîtes alors votre bague en souvenir, et
je vous donnai la mienne, que vous me demandâtes avec instance ; ose-
rez-vous nier ces faits ?
> — Non, chère Augustine, murmura Pépin tout confus ; mais les
circonstances... ont changé.
» — C'est une défaite , répliqua avec emportement Augustine , rien
n'est changé. Neuf mois se sont écoulés depuis , et voilà tout. Que trou-
vez-vous de si attrayant dans cette pâle Clémentine qui ne peut vous
souffrir?
» — Chère cousine... permettez que j'aie l'honneur de vous dire... il
faut que je me marie à cause de mon commerce... .l'ai sondé le terrain
à plusieurs reprises... j'aurais voulu vous avoir pour femme ; mais vos
parens ont déclaré positivement que Clémentine devait être mariée la
première.
» — Belle excuse ! sonder le terrain ! Pourquoi n'avezvous pas dit
clairement votre motif véritable? Ce n'est pas à moi de le faire... cela
ne convient pas à une demoiselle , mais... patience... nous ne sommes
pas encore au bout.
» — Puisque vous ne pouvez pas marcher à l'autel avant Clémen-
tine , il faut bien que je prenne celle-ci pour femme.
> — Homme faux et menteur! s'écria Augustine. Savez-vous ce que
je ferai , si vous me poussez au désespoir? J'ai votre bague... je forme»
rai opposition devant le consistoire... >
9
VI.
Le lendemain le magister Vermicularius à Scherau reçut par la
poste un petit billet renfermant trois thalers et ces mots:
« Excellent magisler et collaborateur de la célèbre gazette de
» Scherau , le Héraut b/asonné ,
» Selon toute apparence, quelques heures après la réception de cette
» lettre, vous recevrez la visite de Pépin, hôte du Soleil dans celte
» ville, pour vous prier de composer des vers que la bourgeoisie d'Ap-
> pelhausen puisse présenter au roi lors de son arrivée. Vous savez que
» Pépin est votre ami, et que par conséquent il ne vous paiera pas pour
» cela. Ci-joints trois thalers , afin de vous engager à ne point faire
» ces vers. Vous en recevrez en outre trois autres si Pépin revient les
» mains vides. — Il s'agit d'une gageure qu'il faut absolument qu'il
» perde.
> En attendant, etc.
» Appelhausen , le... » A. B. C »
A la lecture de ce billet qui ne brillait pas par son orthographe , le
magister d'un air sournois mit l'argent dans sa casette toujours vide,
et attendit plein d'assurance l'arrivée de Pépin, qui effectivement ne
tarda pas à paraître.
Mais quelle fut la stupéfaction de ce dernier lorsque son ami, ordi-
nairement si complaisant, lui fit une réponse négative, appuyée sur
des raisons futiles et des lieux communs, à sa demande, qu'il avait
cherché à arranger de la manière la plus persuasive possible. Vermicu-
larius se retrancha derrière le manque de temps , l'ouvrage, la mala-
die , etc. Pépin fut presque réduit au désespoir.
«Mais, au nom de Dieu! que ferai-je?... ma fiancée... je perds
tout... si je reviens sans les vers.
» — Votre fiancée? » demanda le magister en riant.
Pépin ne put résister au désir de lui tout raconter avec sa franchise
ordinaire.
Le magister devenant plus traitable : « Me donnerez-vous quelque
chose pour ma peine , mon cher ami ? demanda-t-il. Pour vous satis-
faire, il me faudrait laisser de côté des travaux importans. »
A cette proposition inattendue , l'hôte du Soleil se grattïi la tête ;
10
mais l'urgence des circonstances ne permettait aucune discussion. « Et
qu'exigeriez-vous donc? deraanda-t-il tout abattu.
» — Un fréderic d'or pavé d'avance, repondit le magister, et une
pareille somme à celui qui vous remettra les vers. Alors demain soir
vous les aurez. »
Que faire? se demanda le garde national tout perplexe; il faut bien
y consentir. Pépin retourna toutes ses poches afin de rassembler assez
de pièces de six gros pour faire le fréderic d'or qu'il devait payer d'a-
vance, et à les aligner sur le pupitre du magister.
«Voilà, voilà, mon cher ami, s'écria-l-il après avoir terminé
son ouvrage ; voilà votre argent. A présent, voire parole d'honneur que
les vers seront faits sans faute pour demain au soir.
i — Soyez sans inquiétude, excellent hôte du Soleil. Tout sera fait.
Au reste , adieu , et préparez, en attendant, le second fréderic d'or. »
Ce fut au milieu de ces protestations réciproques que le magister
accompagna Pépin, puis rentra dans son cabinet en se frottant joyeu-
sement les m^in§. Ce jour était en effet pour lui un jour d'or. Neuf écus
étaient tombés dans sa caisse comme par enchantement, et il en
avait encore autant en perspective j car, casuiste habile, il avait déjà
trouvé un moyen de satisfaire les deux partis. Pépin retournait les
mains vides; l'anonyme devait donc payer. Les vers seraient faits et
portés par un tiers ; Pépin ne pouvait donc refuser le second fréderic.
Après cet expédient trouvé, le magister ferma son bureau, et se glissa
chez l'italien le plus proche pour s'y reconforter d'une excellente sa-
lade aux sardines et aux olives.
VII.
\ son retour, Pépin entra dans la maison de M. Wcixlcr, fort em-
barrassé des moyens qu'il emploierait pour excuser le retard. Mais le
conseiller étant absent, les difficultés s'aplanirent. Madame Weixler,
mieux disposée en sa faveur, loin de le blâmer, chercha à le consoler.
Puis elle sortit pour faire servir le souper. Clémentine, qui jusqu'alors
n'avait pas ouvert la bouche, s'approcha de lui : « Mon cher cousin,
lâii dit-elle avec des larmes dans la voix, est-il donc bien vrai (jue vous
persistiez à m'épouser, après que je vous ai déclaré positivement que
11
je ne puis pas vous aimer;' J'obéirai, s'il le faut, à mes parens, comme
une fille soumise doit le faire, , mais nous serons malheureux tous les
deux. Réfléchissez à cela, o
Elle sortit aussi , et Pépin aurait Lien Jésiré prendre la fuite , car il
se trouvait alors seul, tout seul avec la terrible Augustine; il s'atten-
dait à une tempête effroyable, mais il en fut autrement.
M Votre voyage vous a-t-il réussi? lui demanda-t-elle en minaudant:
avez-vous été heureux?
» — Oh! oui, balbutia Pépin tout tremblant, me voici de retour
sain et sauf, et bientôt je me retrouverai chez moi , chère cousine.
» — Cela me fait un sensible plaisir , reprit Augustine. Quand nous
serons mariés, je ne vous permettrai plus de me quitter d'un seul pasj
un malheur est sitôt arrivé !
> — Oui... oui... sans doute, bégaya Pépin stupéfait ; mais les affai-
res sont souvent...
» — Du tout , répondit Augustine ; tout peut se traiter par corres-
pondance, et comme je sais que vous n'êtes pas très fort sur celte partie-
là , je me charge de ce soin , et mon petit mari ne sera plus exposé seul
aux dangers d'un voyage.
» — Eh ! qu'est-ce à dire ? demanda Pépin immobile de surprise. Je ne
sais pas... est-ce que j'entends bien ou non? Vous parlez précisément
.comme si vous étiez ma femme.
» — Si je ne le suis pas encore, cela peut se faire, répliqua Augus-
tine avec un air d'indifférence affecté, ou plutôt cela se fera, enten-
dez-vous, monsieur mon cousin.
» — Dieu ait pitié de nous ! s'écria le cousin en gémissant. Je donne-
rais beaucoup pour que vous n'eussiez pas conçu un si furieux amour
pour moi. Vous seriez vraiment capable de faire quelque sottise.
» — Je ne ferai jamais que des choses raisonnables, répondit Augus-
tine en riant ; vous verrez. Aussi, tenez-vous bien sur vos gardes, et
soyez prudent, je vous le conseille. »
A ces mots elle lui tourna le dos. Pépin voulut ajouter quelques mots
et la menaça de' tout découvrir à ses parens; mais Augustine lui rit au
nez, se mit à fredonner un petit air, et le laissa bouder tout à son aise.
Pépin seniit enfin qu'il faisait là une assez sotte figure,, et il courut
cacher dans sa maisoii ses espérances et ses chagrins,
ôf, 3o êauii «I Jnoin23ilqtn6 : ô'b iQiv
12
VIII.
Je ne sais quel Dieu eut pitié de lui ; mais le magister tint sa promesse.
Le lundi soir un bon génie ou un factotum de Vermicularius, ou tout ce
que vous voudrez, parut devant lui. A voir son habit râpé, ses guêtres
couvertes de poussière, son chapeau usé, il était difficile de le prendre
pour quelque être d'une nature supérieure; mais pour Pépin ce fut un
véritable messager du ciel, puisqu'il lui apporta les complimens du ma-
gister et les vers tant désirés.
Rien qu'à en juger par l'élégante enveloppe et la belle feuille de pa-
pier vélin sur laquelle ils étaient écrits, le brasseur extasié fut persuadé
que c'était un poème superbe et d'une longueur officielle. Aussi, plein
d'un tendre intérêt pour le messager, il lui fit donner à boire et à man-
ger, et lui indiqua une jolie petite chambre où il pût se reposer de ses
fatigues. Lui-même il passa une partie de la nuit , agréablement occupé
à contempler le merveilleux poème, que, dès la pointe du jour, il courut
porter au conseiller. Celui-ci le lut attentivement, daigna lui dtnner
sa haute approbation, et l'envoya au bourgmestre pour qu'il en jugeât
à son tour.
En apprenant que Pépin avait rempli sa promesse, Clémentine
pleura, Augusline bouda, mais toutes deux se consolèrent bientôt.
Clémentine s'en remit à la volonté du ciel et de ses parens, Augustine
médita quelque nouvelle ruse, et pour se venger , tourna en ridicule
Pépin qui s'approchait d'un air triomphant. Quant à lui, il ne s'inquiéta
ni de la tristesse de l'une , ni des malices de l'autre.
IX.
Le jeudi, dès le point du jour tout s'agita dans la petite ville. Les
rues se pavoisèrent de drapeaux aux couleurs nationales, de pièces
d'étoffes bigarrées, de guirlandes de fleurs cueillies la veille j chaque
maison avait son rameau verdoyant.
Sur les visages de tous les habitans brillait la joie la plus vive et la
plus pure. Des groupes pleins d'allégresse remplissaient les rues et se
précipitaient devant la porte où était construit un arc de triomphe eu
13
feuil'age orné d'une inscription courte, mais cordiale, en lettres d'or.
Les jardins publics regorgeaient d'une jeunesse pressée de vivre, qui ne
croyait pouvoir célébrer dignement une fête que retranchée derrière des
cruchons de bière etdesbouteilles devin. Quant à Weixieret àsa famille,
ce jour était pour eux un jour cruel. La malicieuse Augustine avait
seule trouvé le moyen de se divertir de tous les petits désagrémens dont
un pareil jour abonde. Chantant , dansant , le petit démon courait par-
tout et se moquait de tout. Au coup de midi , M. Weixler endossa son
noir costume de conseiller; mais hélas! plus il voulait se hâter, moins
il avançait, le pauvre homme! Tantôt son bas n'était pas assez tendu...
tantôt sa jarretière se déchirait... son jabot ne voulait pas s'arranger...
il n'en pouvait finir avec sa cravate. Il avait beau soupirer, jurer
même , soupirs ni juremens ne lui servaient à rien , et les rebelles vête-
mens n'en allaient pas mieux. Dans son désespoir, il appela enfin Au-
gustine à son aide ; mais la méchante se fit un plaisir de déranger encore
davantage sa toilette, et de l'empaqueter dans une telle quantité d'ha-
bits, qu'il se courrouça et la renvoya. Le démon aux cheveux d'or alla
donc chercher un autre théâtre à ses exploits, et ce fut la chambre
de Clémentine qu'il choisit. Là , madame Weixler suait sang et eau à
parer l'élue de la fête, mais elle n'en pouvait venir à bout; cependant
il fallait qu'elle s'en occupât, puisque Clémentine restait impassible et
ne se mêlait de rien. Augustine lui parut donc un secours envoyé par
le ciel. Mais la malicieuse jouait la maladroite, et faisait tout avec
une telle lenteur et une telle nonchalance, que \di patience échappa enfin
à sa sœur.
X.
t Dis-moi donc, au nom du ciel! Augustine, lui demanda-t-elle
lorsque la mère eut couru au secours du conseiller désespéré, dis-moi
donc si tu cherches par tes taquineries à m'ôter le peu de tête qui me
reste .^ Si tu savais combien il m'est pénible de complimenter aujour-
d'hui le roi , oh ! tu ne me tourmenterais pas ainsi !
> — Est-ce que je te tourmente? répondit Augustine avec indiffé-
rence. Tu dois avoir de la patience : je ne m'entends pas en toilette
aussi bien qu'une demoiselle de la Résidence I
» — On voit là la pure méchanceté ! répliqua Clémentine en rajus-
tant d'une main tremblante un ruban que sa sœur venait d'attacher de
travers. Si tu devais paraître toi-même devant le roi...
» — Oh ! Dieu m'en garde ! s'écria Augustine en prenant un petit air
d'innocence; je n'ai pas le pli que le séjour de la Résidence peut seul
donner : je ne suis qu'une pauvre fille de province, et je ferais de belles
sottises 1
» — Hypocrite! répondit Clémentine... Mais, mon Dieu! comment
as-tu donc entrelacé ces roses dans mes cheveux? je ressemble ù un
epouvantail... ^ ^^^j ^jo^ jôJncT lommoil si/uco
» — Je ne savais pas cela, reprit Augustine, étendue commodément
sur le sofa pendant que sa sœur réparait sa coiffure. La rose éiait fort
bien placée; mais, vraiment , une fiancée ne saurait être trop belle...
» — Oh! fi ! s'écria Clémentine , ïa douleur peinte sur le visage ; je
n'aurais jamais cru que ta méchanceté pût aller jusque là ! »
Elle s'assit à l'autre bout du sofa, et se mit à pleurer amèrement.
Ses larmes émurent Augustine, qui se rapprocha d'elle et l'embrassa
avec tendresse. ^o^j; f*
a Ne pleure pas , Clémentine, lui dit-elle ; je ne voulais pas te faire
tant de peine... Je sais bien que ce mariage est un supplice pour toi :
pourquoi te soumets-tu de si bon gré?
•^ n — Que dois-je faire? affliger mes parens par une résistance iuulile?
L'obéissance est le premier devoir des enfans.
), — Tout cela est bel et bon ; pfiais si l'on pouvait remédier au mal ,
en serais-tu contente , hein !
„ — Peux- tu le demander ? Mais il n'y a pas d'espoir : la volonté de
mes parens , le désir de notre cousin...
„ Du cousin?... Il désire certainement beaucoup; cependant le
destin est plus fort que lui , et triomphera à la fin. Et si monsieur le
brigadier de la garde nationale se décidait autrement?
» — Ah! Dieu le veuille! s'écria Clémentine en frappant joyeusement
dans ses mains, ravie qu'elle était de la simple possibilité d'échapper à
ce mariage.
,y Souscrirais-tu alors une rcnontialion à ce mariage?
„ — Avec quel plaisir ! à l'heure même , à l'instant! . ^^ inilb
I Touche là! dit Augustine avec gravité. Si tu y consens, je jne
fais fort , ou à peu près, de te délivrer.
„ _, Toi? demanda Cléracntine étonnée.; hél comment fcras-tu?
15
» — Cela me regarde, répondit la sœur d'un air plus important en-
core ; mais, pour me prouver que tu parles sérieusement, signe-moi
ce revers à l'instant. "
Et elle tira de son sein un petit papier auquel il ne manquait plas
que la signature. Clémentine parcourut des yeux , surprise et joyeuse
à la fois, le griffonnage aux pieds de mouche d'Augustine, en vertu du-
quel elle devait s'engager en bonne forme à renoncer à la personne et
aux biens du brasseur de 1 hôtel du Soleil.
« lié ! qu'est-ce à dire? demanda-t-elle ; il me semble que tu avais
préparé d'avance toute la scène qui vient de se passer! Que dois-je
faire , dissimulée ?
» — Signer! » répondit la friponne.
El elle mit la plume entre les doigts de sa sœur : comme elle hésitait
encore, elle lui conduisit la main. Un instant après, la signature de
Clémeniiiie était apposée à l'acte de renonciation.
XI.
« Tu joues la comédie avec moi , reprit Clémentine après avoir signé,
en voyant sa sœur plier soigneusement son papier et le remettre dans
son sein. Tu te ris de ma douleur ; car ce papier ne servira de rien , et
je me vois déjà, en pensée, l'épouse de Pépin ! »
Elle laissa tomber douloureusement sa tête sur sa main , taudis
qu'Augusiine chantait de toute la force de ses poumons :
« Nous tresserous pour toi la courouiie des vierges avec du papier violet.
" — EIi ! Augustine ! Augustine 1 s'écria la mère en entrant, cesse tes
sauts désordonnés... Le droski du cousin vient d'arriver ; lui-même se
tient à cheval auprès. »
Clémentine mit ses gants de soie, se plaça une fois encore devant la
glace pour rajuster le nœud de rUbans aux couleurs nationales qu'elle
portait sur le sein, les roses qui paraient ses cheveux; elle jeta un
coup d'ceil sur ses jolis petits pieds, et, satisfaite de sa toilette , elle
s'élança avec sa mère et sa sœur dans le droski du cousin. Elle s'assit
à la place d'honneur, et sa mère se mit auprès d'elle, toute fière et
toute glorieuse, tandis qu'Augusiine occupa une banquette de travers
pour ne pas perdre de vue le malheureux Pépin, qui galopait à la por-
tière et qui ne savait comment se soustraire à ses regards, pleins d'une
amère raillerie.
j
^ÊM
16
Le domestique de l'hàlel du Soleil, paré de ses habits des dimanches,
était l'Automëdon du droski.
« Où est papa ".* demanda Clémentine en s'apercevant de son ab-
sence.
u — Il est déjà parti, répondit la conseillère , avec le bourgmestre
et la députalion du conseil, pour aller au-devant du roi. »
Au même instant vint à passer un équipage où était mademoiselle
Adélaïde, la fille du bourgmestre et l'orateur du beau sexe d'Appel-
Iiausen, tenant sur ses genoux un magnifique coussin de velours rouge
sur lequel était posée la couronne de chêne et de laurier destinés au
souverain.
«Ah! Jésus! s'écria Clémentine, nous voilà pris! Mon père et le
bourgmestre sont partis , et je n'ai ni le coussin ni les vers que je dois
présenter à Sa Majesté... Que ferons nous, au nom du ciel? que diront
ces autres demoiselles quand elles sauront que j'ai oublié le plus néces-
saire de tout?
» — Hélas ! hélas ! dit Augustine d'un ton hypocrite , Adélaïde, avec
son long nez, ne nous veut pas de bien parce que nous l'avons appelée
à l'école Demoiselle de pain d*épices; depuis que son père est bourg-
mestre, elle ne nous a pas adressé une seule parole , elle ne nous a pas
saluées une seule fois... Et la petite Philippine , qui est à présent sa
main droite... fille stupide , et calomniatrice, et orgueilleuse, et... »
La voiture s'arrêta devant le pavillon du jardin du bourgmestre,
qui , n'étant éloigné que de quelques pas de l'arc de triomphe , avait
été choisi pour le lieu de rendez-vous des jeunes filles d'Appelhausen
chargées de complimenter le roi.
XIL
Pépin offrit gauchement la main aux dames pour les aider à des-
cendre de voilure, remonta sur son cheval, et disparut aussi vite que
faire se pouvait à travers la foule qui couvrait la grande route à une
demi-lieue de distance. Mesdames Weixler entrèrent dans le salon, où
se trouvait déjà rassemblé un assez joli groupe de jeunes filles, avVc
leurs mamans et leurs connaissances. Ces demoiselles répondirent par
une révérence pleine de raideur et de cérémonie au salut des nouvelles
17
arrivées. Il ne fut pas bien difficile tic lire le mécontentement qui se
manifesta sur les figjures d'Adélaïde et de Piiilippine, lorsqu'elles se
virent forcées de convenir intérieurement que Clémentine était mieux
qu'elles. Madame l'épouse du bourj^inestre fit un pas au-devant de la
conseillère , ainsi que l'exigeait la politesse de convention , le sourire
d'usage sur les lèvres. Madame Weixler se hâta de profiter de cet éclair
de faveur pour faire connaître le malheur qui était arrivé à sa fille , et
pour demander conseil. Mais la bourgmestre , d'un air aimable : « Uas-
suT-ez-vous , dit-elle; mon mari n'est pas aussi oublieux: le coussin et
les vers sont dans ce coin. Cependant, ma fille pense qu'il serait plus
convenable que ce fût Philippine qui les pi'éscntàt à Sa jNIajesté : cette
opinion me parait fort raisonnable, et je suis parfaitement de son avis ;
car, vous en conviendrez, un conseiller des finances occupe un rang
plus élevé dans la hiérarchie administrative qu'un simple conseiller; ce
n'est donc que justice que sa fille prenne le second rang, n'est-il pas
vrai , ma chère amie? »
La colère alluma les yeux de la conseillère, ses lèvres tremblèrent
convulsivement; mais la prudence l'emporta cette fois, ce qui était as-
sez rare chez la bonne dame. Elle prit la main de Clémentine, qui se
tenait là les yeux baissés et les joues couvertes d'une rougeur brûlante :
« Ce que vous me dites là, répondit-elle, est tout- à-fait inattendu.
Cependant, je ne veux pas mettre de force mon enfant à une place
qu'on lui envie, et Clémentine doit céder, sans aucun doute, à celle
dont le père occupe un rang si éminent... Mais me serait-il permis de
vous demander si M. le bourgmestre est aussi de l'avis de sa judicieuse
fille?
» — Sans doute, ma bonne : mon mari approuve tout ce que nous
jugeerns à propos de faire. »
Là-dessus elle tourna le dos à la conseillère offensée, sans lui offrir
même de s'asseoir. Clémentine, les larmes aux yeux, se retira dans un
petit coin, en butte, ainsi que sa mère, aux regards pleins de méchan-
ceté d'Adélaïde et de Philippine. Péronelle , bonne jeune fille à l'ame
froide, mais honnête, fut la seule qui parut s'occuper de la pauvre af-
fligée : «Console-toi, chère Clémentine, lui dit-elle à l'oreille; c'est
un effet de la vieille rancune d'Adélaïde. Ne laisse pas voir combien ce
procjdé te fait de peine, et prends courageusement place à côté de moi
sur le second rang. Nous n'en sommes pas moins plus joliesque?es
petites orgueilleuses. Nous n'avons besoin de rien dire : nous sommes
3. 2
18
parfaitement habillées , et nous irons au bal , et nous n'en recevrons
pas moins un présent du roi... »
En ce moment, le secrétaire du bourgmestre, M. Winzig, monta les
escaliers quatre à quatre: « Mesdames, secria-t-il en entrant , vous
rhë voyez tout hors d'haleine; j'accours à travers champs... M. le
bourgmestre m'a nommé maître des cérémonies : en conséquence, mes-
dames, veuillez me suivre. » Il tira un billet de sa poche : « Mademoi-
selle Adélaïde , n° 1, avec la couronne ; — mademoiselle Clémentine
Weixler, n° 2, avec les vers...
» — Permettez, mon cher, lui dit la bourgmestre : nous avons dé-
cidé aue la fille de IM. le conseiller des finances...
,) — Permettez, madame, interrompit le maître des cérémonies : ici
rien ne peut être changé. Voilà l'ordre autographe de M. le bourg-
riiestre, approuvé par notre gracieux souverain.
» — Notre souverain! observa Adélaïde j sait-il quelque chose des
demoiselles?...
„ — Sa Majesté sait beaucoup de choses sur la famille Weixler, ré-
pondit Winzig avec vivacité. Il n'y a pas une demi-heure que le con-
seiller vient de recevoir du roi l'ordre du Mérite-Civil , que jamais
bourgmestre...
„ — Taisez-vous ! » s'écria impérieusement la bourgmestre fort émue;
et elle emmena sa fille.
La conseillère, qui s'était approchée pendant ce temps, pressa Clé-
riientinc dans ses bras en la couvrant de baisers , lui remit les vers, et
suivit avec elle le reste de la troupe. Philippine, irritée, se laissa con-
duire. Ouant à Péronellc, elle se plaça à ses côtés avec la plus grande
indifférence.
« Je ne me placerai point à côté de la Weixler ! dit avec emporte-
ment Adélaïde.
„ — Moi, je ne me placerai point devant cette demoiselle ! »> dit avec
colère iMiilippine.
Le sort et le maître des cérémonies parvinrent à les mettre d'accord :
Clémentine fut placée ù droite, avec Péronelle, pour complimenter la
reine.
19
XIII.
Les jeunes filles se mirent en marche à travers une tlouble liaie de
curieux , belles, parées, entourées de leurs mères et de leurs sœurs ,
mais la huine dans le cœur. Les regards irrités de ses compagnes lor-
cèrent la douce Clémentine à baisser les siens sur le coussin où étaient
les malheureux vers auxquels elle devait toutes ses peines. N'était-ce
pas eux en effet qui devaient la jeter dans les bras de Pépin qu'elle
détestait? Son œil mélancolique s'arrêtait donc sur la belle feuille de
papier qui fixait son alteniion ; mais une seconde ne s'était pas écoulée,
qu'elle y avait pris le plus vif intérêt. Cet intérêt s'accrut même au
point que ses veux se troublèrent, et qu'elle fut prête à se trouver mal.
Elle dut s'appuyer chancelante sur le bras de Péronelle qui s'informa
avec compassion de son état. Mais les traits satiriques de ses deux en-
nemies, qui attribuaient sa pâleur à son anxiété , la rappelèrent sur-
le-champ à elle-même. Elle fit un effort inouï, et eut le courage de re-
porter les yeux sur l'écrit qu'elle tenait en main. Tous ses doutes se
dissipèrent: c'était l'écriture, c'étaient les vers de Théodore ; c'était
bien le tour délicat et poétique qu'il savait donner à ses pensées ; c'é-
tait son choix exquis d'expressions. Le souvenir de cet ami tant aimé
et si cruellement perdu pour elle , vint lui serrer le cœur, et cepen-
dant sa douleur n'était pas sans charmes. Avait il effectivement écrit
ces vers? Et quand? et où? Etait il loin, était-il près de son amante?
Elle jeta à la hâte un regard tout autour d'elle ; il lui semblait sentir
quelqu'un qui regardait par-dessus son épaule. Erreur ! mille têtes
l'entouraient, mais pas une n'avait les traits si nobles^ l'œil si expressif
de soa héodore!
XIV.
Ce fut un moment de bonlieur pour cette pauvre fille tourmentée
par les désirs et les angoisses, par la douleur et la joie à la fois, lorsque
un immense nuage de poussière , s'élevant dans le lointain , annonça
l'arrivée du roi, et l'arracha ainsi à ses pensées. Fière du droit qu'elle
avait reconquis, elle rassembla toutes ses forces et attendit le monarque
non sans de violens battemens de cœur. Les vivats du peuple annon-
2.
20
caient l'approche du roi. Il parut enfin dans une voiture de voyage
attelée de huit chevaux. Son épouse était à sa gauche. Un nombreux
état-major l'entourait. Le coriége s'arrêta sous l'arc de triomphe, et les
jeunes filles s'approchèrent. Adélaïde récita au roi une longue pièce
de vers qu'elle avait apprise par cœur; Clémentine n'adressa à la reine
que quelques mots, mais ils étaient simples et partaient du cœur. Le
roi prit avec bonté la couronne que lui présentait Adélaïde et la déposa
sur les genoux de son épouse. Celle-ci à son tour reçut les vers de Clé-
mentine avec la grâce la plus aimable, et les donna à son époux qui
daigna y jeter les yeux. Mais à peine eut-il parcouru les premières li-
gnes, qu'il se prit à sourire ; il montra la feuille à son épouse en lui
disant quelques mots à voix basse qui la firent sourire également, puis
il ajouta, en s'adressant à Clémentine : « .T'espère vous voir au bal que
la ville a résolu de me donner, mademoiselle , ainsi que vos compa-
gnes. » A ces mots il la congédia avec une gracieuse inclination de tête,
salua Adélaïde et la fille du conseiller des finances; et la voiture se re-
mit en route pas à pas, à travers la foule qui s'écartait avec respect.
On vit alors s'avancer les voitures de la députation du conseil , puis
les différens corps d'Etat , pour complimenter le souverain. Le con-
seiller Weixler avait la croix à sa boutonnière. Il fit un léger signe de
tête avec une condescendance toute bienveillante à sa femme et à ses
filles.
A peine tout ce cortège eut-il défilé, que Clémentine se sentit frap-
per sur l'épaule. Théodore! muimura-t-elle en regardant rapidement
autour d'elle. Mais hélas! ce n'était que Pépin en habit civil, qui ,
passant sur le siège de son droski, avait touché de son fouet l'épaule
nue de la jeune fille.
« Montez, lui cria-t-il, je veux vous reconduire à la maison , vous
et votre maman.
» — Et Augustine? demanda-t-elle.
n Eh! c'est son affaire, répondit le cousin en cherchant à se donner
un petit air malin. Il parlait encore, qu'yVuguslinc, ^ui avait tout en-
tendu, était d'fjà assise dans la voilure.
i> Avec votre permission, monsieur mon cousin , lui ilil la petite
espiègle ; il me semble que je fais partie de la famille. Attendez ,
ajouia-t-clle en lui parlant à l'oreille, attendez donc que nous soyons
mariés ; vos iuipolilesses arrivent trop tôt encore.
— Sorcière endiablée! murmura Popin dans sa barbe, et jetant au-
21
tour de lui un regarJ circulaire pour s'assurer que personne au moins
n'avait entendu , et il frappa comme un furieux son cheval. Mais la
foule qui se pressait à la porte l'oblii^ca d'aller au pas. Augusiine se
faisait un malin plaisir de le tourmenter de ses mots piquans; madame
Weixler, triomphante, ne cessait de pérorer sur le triomphe de sa
Clémentine, sur l'attention particulière dont l'avaient honorée le roi
et la reine, sur la croix qui allait si bien à son mari. Clémentine pa-
raissait l'écouter avec altention', mais son ùme était bien loin auprès
de son ami Théodore. Ni les chants des écoliers , ni les hurlemens de
la foule, ni le bruit des cloches, ni le roulement des tambours, rien
ne put distraire ses pensées, ni détourner ses yeux de l'idéal qui était
là, devant elle, et qu'elle venait d'évoquer, pur et brillant comme au-
trefois.
XV.
Le roi était arrivé ; les fonctionnaires civils et militaires l'avaient
reçu au pied du grand escalier, et lui avaient présenté les clés d'Ap-
pel hauzen. Les courtisans, les chambellans mâles et femelles, les offi-
ciers, les pages, les laquais, toute la valetaille, en un mot, qui se presse
autour des princes, s'était mise aux fenêtres du château. Puis la foule
s'écoula à flots précipités, et chacun regagna son gîte.
La famille AVeixler se trouva enfin toute réunie pour un grand
souper d'apparat. Au haut de la table était le conseiller et son ordre ;
à sa droite madame Weixler, qui, à chaque morceau qu'elle avalai'.,
jetait un regard triomphant sur ses convives ; à gauche les deux jolies
filles , et vis-à-vis le cousin Pépin.
« Qui aurait pensé, s'écria toul-à-coup le conseiller, l'œil rayonnant
de plaisir, qui aurait pensé que notre maison recevrait aujourd'hui de
tels honneurs ?... Mais ne te l'ai-je pas répété cent fois, Salomé? le mé-
rite parvient toujours à se produire. Mon école d'industrie, dont tout
le monde riait lorsque je l'ai établie; la fabrique que j'y ai jointe, et
qui donne à cent personnes leur pain quotidien... Et cependant je n'ai
pas reçu le moindre encouragement du conseil de la ville ! Le bourg-
mestre aurait tout annoncé à la Piésidence plutôt que mon établisse-
ment.... Vois-tu cependant : le père de la patrie arrive , et il sait tout,
lui ! il me loue , et son excellente épouse m'attache de sa propre main,
22
de sa main royale, cette croix à ma boutonnière... Quelle joip, e^nfans!
dites donc , quelle joie !
» — Oui, oui , répondit la mère : V inespéré arrive souvent! Le bourg-
mestre se dépitera-t-il ! car, à l'cxceplioii du prédicaieur de la coi^r
Filzins, il n'y a que toi ici qui oses porter cet ordre...
» — Il faut parler du mariage, dit Weixler. Le cousin n'a qu'à faire
publier ses bans dimanche prochain une fois pour toutes : le vieux sur-
intendant nous fera bien ce plaisir. A lundi la noce , c'est décidé ! »
A ces mots, Augustine se leva de table en mettant son mouchoir sur
sa iigure. Ses parens furent étonnés. Clémentine, qui était tellement
absorbée dans ses pensées, qu'elle avait tranché sur son assiette un mor-
ceau de pain pour un morceau de rôti , et qui n'avait pas compris un
mot de tout ce qu'avaient dit et soti père et sa mère , s'approcha d'elle
avec intérêt et lui demanda ce qu'elle avait.
« Je saigne au nez, » répondit-elle; et elle quitta la chambre après
avoir fait signe au cousin de la suivre.
Pépin répéta quelques lieux communs bien niais sur la nécessité où
il était de retourner à son auberge, souhaita assez maladroitement une
bonne nuit à sa fiancée , et sortit.
Il trouva Augustine dans la cuisine, appuyée, pensive, contre le
foyer, à la sombre lueur d'une lampe. Il lui demanda à voix basse et
en hésitant ce qu'elle désirait.
a Parjure! s'écria-t-elle douloureusement, te voici sur le théâtre de
ton infidélité! c'est ici que nous nous sommes fiancés! c'est ici que tu as
bu la tasse de café qui devait te servir de poison! mais le ciel méprise
tes sermens!... Parle! quelles sont tes intentions? pour la dernière fois,
quelles sont-elles? Tu m'as déjà rendue assez malheureuse!...
» — Chère cousine ! répondit Pépin embarrassé , chère cousine ! sou-
mettez-vous au destin ! Il me faut une femme!... il faut que je prenne
Clémentine!... mais... si le ciel le voulait... et s'il rappelait à lui Clé-
mentine... peut-être... bientôt... alors ce serait... mon plus grand
bonheur ! »
Mais il n'avait pas fini son discours décousu , que sa joue brûlait spus
l'impression d'un soudlct qui lui ôta presque l'ouïe et la vue.
« Méchant lourdaud! s'écria Augustine, imaginez-vous?... alors je
serais assez bonne pour vous? voyez donc ! Sortez bien vite! Il y a, dès
cet instant, guerre ouverte entre nous! Et que vous le sachiez : vous
ue posséderez Clémeptine de votre vie, et vous viendrez me supplier à
23
deux genoux de vous prendre, et alors j'y regarderai à deux fois! Sor-
tez maintenant ! »
Elle saisit par les épaules Pépin , qui était stupéfait et qui ne lui op-
posa aucune résistance, et elle le poussa hors de la maison. Ses pareus,
qui avaient entendu du bruit, accoururent.
a Figurez-vous, leur dit-elle, ce Pépin, cet infâme!... Dieu ait pilié
de la pauvre Clémentine qui doit épouser cet homme affreux !
» — Eh bien I qu'y a-t-il donc? demandèrent-ils.
» — 11 est venu dans la cuisine... il m'a prise dans ses bras... il m'a
embrassée... alors je lui ai signé son congé avec la cuillère à pot! Un
beau fiancé!... un charmant beau- frère !... si j'étais à votre place, il
n'obtiendrait Clémentine ni à présent ni jamais !
» — Certes, Salomé, dit M. Weixler en secouant la tète , ceci mé-
rite réflexion. Cette conduite trahit beaucoup de penchant au liberti-
nage... et si je.. . ajouta-t-il en jouant avec sa croix , et si je prends en
considération combien, dans les circonstances actuelles, Clémentine
peut faire un meilleur parti , je pourrais presque
» — Tenir parole, interrompit la conseillère, tenir parole, comme
cela convient. Personne ne peut s'opposer à un baiser donné en tout
bien tout honneur. Qui sait, d'ailleurs, si le cousin est aussi coupable
qu'Augustlne veut bien le dire? Et quand ce serait? une fois marié, il
changera.
» — Au reste, répondit Augustine en affectant l'indifférence, cela
m'est bien égal, à moi, — je m'en lave les mains! mais Clémentine
se consume de chagrin, et avant un an elle sera descendue dans le
tombeau.
» —. Bah ! bah ! répliqua la mère, il y a loin jusque là ! les iilles ne
meurent pas du mariage! D'ailleurs, elle consent à tout; elle est con-
tente de tout , et cette affaire ne te regarde pas! Mais viens , il est neuf
heures. ÙNous voulons voir cependant les navires qui se promènent
pavoises et illuminés sur le fleuve. ÎN*est-il pas vrai, mon vieux, que
tu vas nous conduire sur la terrasse, afin que nous puissions jpujf à
notre aise de ce magnifique spectacle? »
Aussi galant qu'un chevalier de la Table-Ronde, le grave conseiller s'em-
pressa d'acquiescer aux désirs de son épouse. Augustine courut mettre
un chapeau; la maman alla chercher un châle chaud dans sa chambre
et appela Clémentine. La pauvre enfant était assise dans un cabinet
24
au coin de la fenêtre , la tête couverte de balsamines embaumées; elle
dormait, douce et souriante; on eût dit un ange!
« Elle dort, dit madame "NVeixler à son mari qui entrait; ne la ré-
Teille pas. Elle a beaucoup souffert aujourd'hui, et elle esi certaine-
ment bien fatiguée, puisqu'elle ne s'est point encore débarrassée de sa
parure. Elle n'a sûrement pas grande envie de voir rillumin.iiion.
Dans une demi-heure nous serons de retour, et nous l'eiiverrons au li». »
M. "NVeixler approuva la proposition de sa fcnune; ils quiticreut dou-
cement la chambre, firent signe à Augustine, qui chantait, de se taire,
fermèrent la porte, et allèrent se mêler à la foule qui s'ébaudissait au
spectacle de quelques verres de couleur.
XVI.
Clémentine dormait. Elle était un ange et se tenait devant la porte
du Paradis, où un chérubin resplendissant de lumière, sous les traits
de son amant, la conduisait par la main. L'ange lui serrait la main;
mais il la lui serrait si furtement, qu'elle se réveilla. Et cependant sa
main était toujours prise, et ce ne fut pas sans un vif étonnement ap-
prochant delà crainte qu'elle vit son rêve en partie réalisé; car dans
l'ombre que la maison projetait sur la rue, il y avait un être humain
qui pressait avec tendresse sa main pendante hors de la fenêtre, et
qui y imprimait des baisers brûlans. Ce n'était pas précisément un ché-
rubin; son mauvais chapeau de paille, et son modeste, son trop mo-
deste habit, ne laissaient aucun doute à cet égard; mais son visage,
éclairé par la lune, offrait bien tous les traits de celui de l'ange... de
celui de l'amant. C'était Théodore qui jetait des regards enivrés sur la
jeune fille craintive.
«Bonsoir, chère Clémentine! murmura sa voix bien conruie, sa
voix qui depuis quatre ans n'avait pas vibré une seule fois à l'oreille de
son amie! Tu dormais si doucement! je m'en veux de t'avoir éveillée!
Mais pardonne-moi , car je devais voir tes beaux yeux se fixer sur moi ,
je devais entendre un mot sortir de les lèvres, avant que de partir!
» — Ah I Théodore! Théodore! s'écria la jeune fille en soupirant. Et ses
jolies mains passant à travers les balsamines, allèrent caresser les pâles
joues de son amant! Est-ce toi? est-ce réellement toi? Oh! sois mille
25
fois le bien-venu ! Parle , pauvre Théodore! comment te portes-tu ? A.s-tu
souvent pensé à ta Clémentine?
)) — Autrement, serais-je ici? répondit Théodore avec le ton d'un
doux reproche. Hélas! tout a mal tourné pour moi!... je n'ai pas de
patrie, pas de pain!... Depuis quelques jours je suis à Cherau... après
un lonj;, bien long voyaije (jui ne m'a procuré ni profit pour le mo-
ment ni perspective pour l'avenir. Au risque d'y mourir de faim , je
suis resté dans celte ville, car je ne pouvais plus avancer; j'avais d'ail-
leurs l'intention de m'y enrôler.
» — Bon Dieu ! » s'écria Clémentine.
Théodore lui fit signe de se taire en souriant douloureusement :
« Cependant , avant de me présenter au colonel, continua-t-il , je suis
allé chez une ancienne connaissance , le magister Vermicularius , pour
voir si je ne pourrais pas gagner quelque chose en écrivant à son bu-
reau. Hélas ! il n'y avait rien à faire pour moi .' Tout ce que sa vieille amitié
put me procurer, ce fut une pièce de vers, la pièce de vers que tu as présen-
tée au roi. Voilà, Clémentine, ce qui m'a décidé à venir à Appelhausen,
quoique j'eusse fait le serment de n'y jamais rentrer. Mais lorsque j'ai
appris par hasard du magister que c'était toi qui devais présenter ces
vers, je n'ai pu résister!... il fallait que je te visse encore une fois... pa-
rée comme une reine i Oh ! j'ai été bien heureux ! C'est lundi passé que
j'ai apporté le poème à celui qui l'avait commandé. Par bonheur, le
temps et la misère m'ont tellement changé qu'il ne m'a pas reconnu.
Il m'a donné un frédéric d'or que je dois partager avec le magister, et
c'est ainsi que j'ai pu rester ici dans le plus profond incognito. Mon
extérieur misérable, joint à la crainte qu'on ne me reconnût et qu'on
Tie se moquât du jeune homme qui partit un jour d'ici dans la ferme
persuasion de trouver la fortune, et qui maintenant... revient comme
un mendiant, m'a empêché de sortir de jour. Cependant , aujourd'hui
je me suis hasardé à me mêler à la foule, et j'ai eu raison, puisque
tout m'a réussi. Pendant plus d'une demi-heure, placé vis-à-vis de toi,
derrière un arbre, j'ai pu le dévorer de mes regards! Que tu étais belle!
avec quelle anxiété ne lisais-je pas dans tes yeux, car je craignais que
tu ne fusses devenue orgueilleuse, mais je t'ai retrouvée aussi bonne,
aussi naïve qu'autrefois! J'ai donc repris courage, et en passant près
d'ici, ayant vu tes parens sortir, et toi-même dormir à la fenêtre, je me
suis approché. Pardonne-moi, ma Clémentine! et permets-moi dç
prendre congé de toi !
26
» — Prendre congé 1 s'écria Clémentine en frémissant et en lui sai-
sissant les mains, comme si elle craignait clc le perdre une seconde fois.
O cruel Théodore I lu ne me donnes un instant de bonheur que pour
me rendre plus misérable! Prendre congé? Eh ! que veux-tu donc faire?
» — Ce que la plus impérieuse nécessité exige, répondit Théodore:
retourner à Schcrau, et me faire soldat !
» — Au nom de Dieu , ne parle pas ainsi ! que je n'entende plus ce
mot terrible!
» — Que faire? Je n'ai plus une seule espérance sur la terre! Ma fu-
neste passion d'être plus instruit que les autres et de le leur faire sen-
tir, m'a fait des ennemis de tout le monde. Gagner mon pain comme
copiste! je suis trop lier pour cela. J'ai trop de religion pour m'ôler la
vie ; je préfère entrer au service : peut-être un boulet mettra-t-il bien-
tôt fin à ma misérable existence!
» — O Père miséricordieux! s'écria Clémentine en joignant les
mains, accorde donc la paix et la tranquillité à cette âme chérie!
» — Il n'y a plus de paix ni de tranquillité pour moi , répondit
Théodore d'un air sombre ; depuis hier il n'y en a plus. Car hier j'ai
appris une nouvelle qui a achevé d'abattre le peu de courage qui me
restait. Tu est fiancée! ! »
Clémentine cacha sa figure en gémissant.
« C'est folie à moi, ajouta Théodore, de regarder ce coup comme le
plus sensible. Depuis des années je n'osais plus me flatter de l'espoir
d'être un jour uni à toi. Un abîme affreux nous sépare. Cependant...
l'hpmme est-il maiire de ses sentimens?-.. cette nouvelle m'a terrassé.
» — •Oh! pardonne, Théodore! murmura Clémentine éplorée ; ce
n'est pas moi qui l'ai choisi... je le hais ; je n'ai jamais aimé que toi!...
Mon père, nia mère, je ne les aime pas autant que je t'aime! Mais il
faut honorer ses parens et leur obéir, dût le cœur se briser par suite
de cette obéissance. Le mien se brisera , sois-erj sûr ! mais je dois obser-
ver le quatrième commandement... n'est-il pas vrai, mon Théodore? »
l'^t en disant ces paroles entrecoupées de sanglots, elle caressait les
joues brûlantes de son amant, qui ne put se défendre d'imprimer un
baiser sur son front.
« Oui , excellente fille, répondit-il d'un ton solennel , obéis au qua-
trième commandement, et abandonne-moi à mon sort. Adieu.
» — Oh ! reste encore, la me est déserte ; tous nos voisins sont s^r
les bords du fleuve... nous ne serons point dérangés, car... je le sens
.^7
bien... mes parens ne doivent point te voir... ils te haïssent. — Mais
tu ne peux pas partir, aujourd'hui du moins. — Je veux d'abord voir
ce (jue je pourrais faire pour toi. Ne ris pas... c'est à moi de m'occuper
de ce qui te concerne , car tu cours en aveugle à ta perte... Jç ne sais
pas Iiicn non plus aujourd'hui... où j'ai ma tète, mais jusqu'à demain
je trouverai certainement quehjue moyen... qui vaudra mieux et pour
loi et pour moi que ton projet de te faire soldat. Demain il faut que je
le parle encore... Veux-tu? — Promets-le-moi!
« — Oui , répondit Théodore après quelques instans de réflexion ,
mais après-demain je partirai sans faute. J'ai donné à l'hôte du Tigre-
Noir, à Sherau, auquel je dois ma pension, ma parole d'honneur détre
de retour dans huit jours, et de le satisfaire. Mon engagement cou-
vrira celte dette.
» — Dieu! murmura Clémentine au désespoir, ton engagement!
^Malheureux ! Mais non! A combien s'élève ta dette? Mais que dis-je,
hélas! — Moi aussi, je suis pauvre... mais cette chaîne... elle est à
moi... prends-la, Théodore, prends, et satisfais ton inflexible créan-
cier. »
Théodore repoussa la chaîne qu'elle avait déjà détachée. « Excellente
fille! dit-il avec attendrissement, je recevrais plutôt la mort que
cette chaîne. Tes parens s'apercevraient bientôt de son absence, et Dieu
me préserve de te causer le moindre désagrément. Oublie-moi , et sois
heureuse. »
Clémentine voulut insister, mais le bruit des personnes qui ren-
traient chez elles les força à se séparer.
« Je dois m'éloigner, dit Thédore à voix basse , quand ? où le verrai-
je demain?
» — Ici, à cette fenêtre, lui répondit-elle à l'oreille , à la même
heure qu'aujourd'hui. Demain a lieu la course aux flambeaux, mes pa-
rens ne manqueront pas d'y assister. Je saurai m'arranger de manière à
rester seule. »
Les deux amans échangèrent encore un brûlant baiser, et Théodore
disparut dans les ténèbres. Quant à Clémentine, elle passa la nuit à
gémir, à prier, et à bâtir des châteaux en Espagne, qui tous s'écrou-
lèrent les uns après les autres. Ce ne fut qu'au lever de l'aurore, qu'é-
puisée de fatigue, elle put enfin goûter un instant de repos.
28
XVII.
Ce tut avec la confusion d'un enfant surpris à fumer par son maître,
que Pépin, quoique en uniforme, se présenta le lendemain devant la
famille Weixler. Augustine se leva en le voyant entrer, et sortit avec
Clémentine, qui ne voulait pas lui laisser voir ses yeux rougis de ])leurs.
Madame Weixler jetait de temps à autre sur lui un regard de travers,
et le conseiller, qui paraissait plongé dans de graves méditations, ré-
pondait à peine par quelques rares paroles aux lieux communs qu'il
débitait.
Tout-à-coup se rejetant en arrière dans son fauteuil et prenant la mine
'd'un inquisiteur général : « Puisque nous sommes seuls , cousin , il faut
que je m'explique avec vous. Qu'ai-je appris d'Augustine ? Que signifie
la conduite abominable que vous avez tenue ? i
Pépin devint d'un rouge de feu : « La cousine vous a donc parlé en-
fin? demanda-t-il.
> — Enfin! enfin! s'écria madame Weixler, Dieu me protège... Cet
enfin me fait voir que ces libertés datent de plus loin que je ne croyais.
Oui , enfin... sans doute, elle devait attendre, la modeste jeune fille,
que votre conduite fût devenue publique, avant que de nous avouer la
peine qu'elle lui causait? Ptougiss.ez, cousin , et bannissez-la de votre
esprit.
» — Oh ! de tout mon cœur; car après tout , j'aime mieux Clémcn^
line , mais Augustine...
> — Augustine, quelque chagrinée qu'elle soit de vos procédés à son
égard, pardonnera, j'en suis sûr, à votre sincère repentir, comme
nous le faisons nous-mêmes. N'est-il pas vrai , mon vieux?
» — J'y consens, répondit le conseiller, mais sous la condition qu'à
l'avenir pareille chose ne se renouvellera plus.
« — Soyez sans crainte , s'écria Pépin, qui respirait enfin. On n'est
fou qu'une fois dans sa vie, et grâce à Augustine, l'enfer m'a paru
trop chaud. J'avais l'inleniion de vous découvrir moi-même aujour-
d liui toute l'affaire, pour mettre un terme à mes tourmcns.
» — Allons , allons , répliqua Salomé, c'est une marque d'un repen-
tir sincère. Que tout soit donc oublié.
» — Et Clémentine ? demanda Pcpin inquiet.
> — Quant à elle, c'est affaire au temps, répondit la conseillère,
29
vous l'épousez , et soyez ravi d ccliappcr par ce mariage aux. filets dans
lesquels votre légèreté vous avait enveloppé.
» — Oli ! oui, j'en suis ravi daîis lame, s'écria Pépin, qui était loin
de se douter du quiproquo. Et l'anneau qu'elle me...
» — Rendez-le, répondit M. Weixler, et n'oubliez pas de faire pu-
blier vos bans,
» — Le trousseau est tout prêt , ajouta la mère ; ce mariage doit se
faire sans bruit , quelques invitations seulement. Rien ne doit annon-
cer au public que vous vous mariez. Mais, je vous en prie, avez tous
les égards possibles pour Clémentine. Vous savez bien qu'elle ne vous
prend pas trop volontiers, cependant... cela viendra avec le mariage...
n'est-il pas vrai, mon vieux ? Mais que jamais elle n'ait plus à se plain*
dre de votre conduite. Avez-vous vu ses yeux rouges? sa sœur a sans
doute babillé, et lui a causé ainsi un grand chagrin.
» — Non! s'écria Pépin; que le diable m'emporte si jamais... Mais,
ajouta-t-il en riant , une fois marié , il ne me sera plus possible...
» — Halte là, cousin! interrompit le conseiller : tout est possible à
Satan , même dans le mariage , si l'on n'a pas constamment devant les
yeux, Dieu... et le roi, ajouta-t-il en regardant sa croix.
» — Là, là , beau-père, répondit Pépin en lui frappant vigoureuse-
ment dans la main , vous serez content de moi... Adieu : je cours trou-
ver le pasteur, et de là je me rends où le roi et mon service m'ap-
pellent. ))
XVIIL
Clémentine avait accompagné ses parens à l'église, où Ton célébrait
un service divin pour la conservation des jours de Leurs Majestés; mais
elle n'entendait rien, ni le jeu des orgues, ni le sermon ; elle avait ou-
blié et le roi et la reine, et n'apercevait pas même Pépin, qui arrêtait
sur elle un regard aussi langoureux que le lui permettait sa solte phy-
sionomie : l'image de Théodore, du malheureux Théodore flottait in-
cessamment devant son imagination , et elle était uniquement occupée
à trouver des moyens de le sauver. Il ne pouvait rester à Appelhausen ,
la pauvre fille le sentait bien ; mais comment pourvoir à ses besoins
dans un pays étranger? comment l'arracher à la misère, au désespoir?
comment l'empêcher de se faire soldat? Soldat... cette pensée seule lui
faisait horreur ! Elle avait peu d'argent à sa disposition , car elle était
3b
tï'op bienfaisante pour amasser comme sa sœur. Son père et sa mère ne
poussaient pas à l'excès la libéralité, Augustine pas davantage. Elle
était trop vertueuse pour mentir, trop craintive pour avouer la véri-
table cause du besoin d'argent qu'elle éprouvait. La rancune de ses pa-
rens contre Théodore lui paraissait trop forte encore pour qu'elle pût
déjà faire place à la compassion ; Augustine était trop insensible pour
qu'elle essayât de la mettre dans la confidence. Parmi les mille idées
qui se succédaient dans sa tcte avec la rapidité de l'éclair, il s'en pré-
senta une enfin à laquelle elle s'attacha comme à la seule planche de
salut : elle demanderait à son fiancé Pépin une somme considérable, et
la donnerait à Théodore pour qu'il allât sur une terre étrangère lenler
de trouverla fortune. Pépin ne pourrai t résister à ses caresses, pensait-elle;
et quelles caresses n'emploicraii-ellc pas pour le décider! elle ferait son
possible pour l'aimer, et, si cela lui était absolument impossible , elle
agifait au moins de telle sorte, qu'il serait content d'elle. Enchantée
de son projet, elle releva la lêtc, et ses yeux rencontrèrent ceux de
l'hôte du Soleil... Hélas! cette figure bouffie, ce regard vitré fixé sur
elle, l'orgueil stupide qui se peignait sur cette grosse face, cette gauche
allure que l'uniforlne faisait ressortir encore davantage , tout lui criait:
N'espère "pas, pauvre Clémentine ! Cet homme peut bien le rendre mal-
heureuse, mais jamais il ne saura ce que c'est que de se conduire no-
blement !
XIX.
Elle détourna la t(^te avec dégoût, et aperçut près d'elle la veuve
Biéder, brave femme éprouvée aussi par le malheur. Elle était trop
bienfaisante pour ne pas être connue dans la cabane de la pauvre
femme, aussi se saluèrent-elles avec amitié. Clémentine, étonnée de ne
pas l'avoir vue depuis long-temps, et agréablement surprise de l'air
joyetiïi^ qui brillait sur sa figure , lui en demanda la cause.
u Oh ! excellente demoiselle, répondit-elle, mon bonheur, e'est à lui
que je le dois; à ce représentant de Dieu sur la terre , ajoula-t-elle en
montrant la tribune du roi. Mais voa.4-ni(^mc , pourquoi avcz-vous en-
core les yeux tout mouillés de larmes?... Oh I ils n»'ont rendue bien
heureuse ! Si vous le désire/., je vous rac nterai tout ce qui s'est passé
lorsque nous serons de retour à la maison. »
Clémentine, qui avait besoin de distraction, y conscniit. La vieille
lui raconta donc de la manière la plus diffuse comment soti fils unique
avait perdu son emploi, et comment elle l'avait fait rentrer en grâce
en allant elle-même se jeter aux pieds du roi.
11.
XX.
Sans s'en douter, la bonne femme venait de faire pénétrer une
lueur d'espoir dans le cœur de Clémentine. Elle réfléchit à tout ce
qu'elle venait d'entendre , et bdtit là-dessus un projet assez singulier:
«Oh! certainement, se dit-elle à elle-même, le prince m'exaucera;
mes paroles trouveront le chemin de son cœur ! S'il a pardonné à la
faiblesse d'un homme égaré, il saura bien apprécier les talens, l'élo-
quence et la bonté du cœur; il prendra soin de lui... Pour moi, je
m'en remets à la volonté de Dieu ! >>
Après le dîner, sa mère voulut lui lire une longue dissertation sur
les nouveaux devoirs qu'allait lui imposer le mariage; mais elle lui ré-
pondit d'un ton grave : « Ne doutez pas, ma mère, que vos désirs ne
soient des ordres pour moi , et que je n'abandonne raa main à Pépin ,
bien que mon cœur s'y refuse. Malheureuse épouse, j'aurai au moins la
consolation d'avoir rempli mes devoirs envers vous... Seulement, je
vous prieiai de me laisser entièrement libre pendant les quelques jours
qui me restent jusque là; il n'y en a plus que deux : laissez-moi donc
vivre à ma fantaisie, dans la méditation et la prière. Pas un mot de
plus sur ce mariage, et surtout pas de visites de mon fiancé. Lundi
seulement je veux penser à lui pour la première fois... Je serai prête
pour la cérémonie. »
Elle sortit. La mère la suivit en secouant la tête, et le père se mit à
se promener dans la chambre, approuvant dans son cœur sa Clémen-
tine. Pépin , qui arriva un instant après, fut renvoyé sous prétexte que
sa fiancée était indisposée.
Clénjeniine, retirée dans sa chambre, attendit avec impatience, et
non sans de violens battemens de cœur, que trois heures sonnassent.
C'était le moment où le roi se levait de table, et il dînait encore à midi
selon la coutume allemande. L'horloge frappa enfin trois coups. Clé-
mentine se leva, parée de ses habits de fête, prononça du fond du
cœur une courte prière, prit un châle et alla frapper à la porte de sa
sœur, qui était fermée au verrou.
n Qui est là.'' demanda Augustine.
32
» — J'ai quelque chose d'important à te dire , » repondit Clé-
mentine.
Augustine ouvrit en grondant , et arrêta sa sœur sur le seuil de la
porte , ce qui n'empêcha pas celle-ci de jeter un cou^ d'œil dans la
chambre : à voir l'encrier sur la table, les plumes cassées qui couvraient
le parquet, les taches d'encre dont les mains d'Âugustine étaient noir-
cies, elle n'eut pas de peine à deviner qu'elle était occupée de quelque
correspondance secrète; mais ce n'était pas le moment de pousser plus
loin ses investigations.
« Si nos parens demandent où je suis , dis que je suis allée voir ma
marraine, et que je reviendrai avant le soir. »
Augustine jeta sur sa sœur troublée un regard quelque peu soupçon-
neux ; mais, pressée qu'elle était de retourner à ses occupations, elle se
hâta de le lui promettre et referma promptement sa porte. Clémentine
sortit de la maison eii proie à tous les lourmens de l'attente, de la
crainte et de la pudeur.
XXI.
Le roi , entouré de sa famille, était assis dans un élégant pavillon
d'où l'on jouissait d'une vue magnifique sur la forêt, la campagne et le
fleuve. 11 s'amusait à donner des leçons, puisées dans sa propre expé-
rience, au prince royal, qui s'était placé auprès de lui : ce jeune
homme, âgé de quatorze ans, écoutait attentivement tout ce que lui di-
sait son père. — Ayant aperçu Clémentine : « Entrez, mademoiselle, lui
cria-t-il , entrez. Je vous assure que mon père est tout prêt à vous
écouter : n'ayez aucune crainte ; entrez. »
Puis, avec une douce violence, il attira dans le pavillon Clémentine,
qui, les yeux baissés, les mains tremblantes et les joues couvertes de
la rougeur de la timidité, s'efforçait de lui résister.
La reine reconnut à l'instant l'aimable jeune fille qui l'avait compli-
mentée à son arrivée. Le roi se mit à sourire, loua la conduite de son
fds, qui, comme un preux chevalier, avait pris sous sa protection une
belle ilemoiselle, et lui fit signe de s'éloigner. Se tournant alors vers
Clémentine , il lui demanda d'un ton si doux et si amical ce qu'elle dé-
sirait de lui , que la pauvre jeune fille trouva enfin le courage de s'ex-
pliquer. Les paroles s'échappèrent d'abord de ses lèvres lentement et
une à une ; mais bientôt elle s'anima et laissa parler son cœur. Elle
33
peignit en termes simples et touchans et son amour et la fatalité qui la
poursuivait , et le sort déplorable de son amant; clic implora la protec-
tion du roi , l'intercession de la reine, aux pieds de laquelle elle se pré-
cipita, entraînée par ses scntimens.
La princesse la releva avec bonté , l'attira près d'elle sur l'ottomane
et lui passa doucement la main sur les joues. Le roi lui jeta un regard
d'intelligence, et s'adressant à Clémentine d'une voix, émue : « Mon
enfant, lui dit-il , votre amour est vrai , et votre Théodore dans sa mi-
sère est le plus heureux des hommes, puisqu'il peut dire que votre
cœur est à lui... Mais que puis-je faire pour vous, ou plutôt que
dois-je faire? Le jeune homme, à ce que je vois, est une tète fougueuse
qui ne peut s'arrêter à rien; et cependant je n'aurais à lui donner tout
au plus qu'un modique emploi.
» — Sire, répondit Clémentine avec une humble révérence , il s'agit
de sauver un homme du désespoir : ce que Votre Majesté fera sera cer-
tainement bien fait... Ah ! le malheur a rendu mon ami plus prudeut
et plus sage!
» — 11 ne paraît pas cependant , mon enfant , répliqua la reine, puis-
que ce méchant menace de se faire soldat.
» — Eh! ma bonne , s'écria gaiement le roi , songez que je suis aussi
un soldat, et que j'honore infiniment cet état, fjuoique je ne m'en exa-
gère pas les avantages! Mais cela m'amène sur un autre chapitre. Votre
ami, ma jolie enfant, veut donc déserter mes drapeaux? Non, cela
ne doit pas être : il faut que l'entêté expie ses fautes!
> — Sire ! s'écria Clémentine effrayée ; — mais un regard du prince
la rassura.
» — Tranquillisez-vous, lui dit-il : il ne lui arrivera pas de mal;
mais, avant que de décider comment je puis venir à son secours , j'au-
rai soin de le faire mettre en cage afin qu'il ne s'envole pas.
» — Ah! oui , sire ! répondit Clémentine. Je dois le voir encore au;-
jourd'hui , mais demain il veut partir...
» — Ne vous inquiétez pas, reprit le roi; je le ferai arrêter cette
nuit, et, pour le punir de sa mauvaise tête, je le gratifierai de quelques
jours d'arrêts.
» — D'arrêts!... s'écria Clémentine en joignant ses mains trem-
blantes.
» — Soyez donc tranquille, dit en souriant la reine; l'emprisonne-
ment ne sera pas rigoureux, i
3. 3
34
^^Én cet instant entra un hussard de la garde, une grande lettre à la
mam : .
« Une demoiselle vient de déposer cette lettre à la porté du clîaie'Eiti",
dit-il; elle a expressément recommandé de la remettre sans délai à
Votre Majesté. »
^ Le roi prit le papier, examina avec attention l'adresse et le cachet ?
« Allend-elle une réponse? demanda-t-il.
» — Non , sire, répondit le hussard ; elle s'est éloignée aussitôt après
avoir donné la lettre.
"' » — C'est bon, reprit le roi. Dites au secrétaire de cabinet de ne
pas venir me déranger dans ce moment. »
XXIII.
il s'approcha de la fenêtre pour lire la lettre. Pendant ce temps, la
reine daigna s'entretenir avec Clémentine.
« Mais, mon enlant, lui dit-elle, vous cherchez à améliorer le sort
de votre ami, et le vôtre reste toujours le même ; car vos parens con-
sentiront dllficilement à ce que vous épousiez ce jeune homme, qui,
même dans la supposition la plus favorable, n'aura que de bien modi-
ques appointeniens.
» — ;)e le sais, répondit-elle en rougissant, je le sais bien; mais je
dois à mes parens une obéissance absolue, et je me conformerai toujours
à leur volonté.
» — Quoi! s'écria la reine étonnée, vous consentiriez, par obéisr
sancc filiale, même à votre mariage avec un homme que vous n'aimez
pas ?
» — Oui , Votre ÎMajcsté , répondit Clémentine avec une courageuse
résignation. Quand j'aurai rempli l'ordre de mes parens et sauvé mon
ami, mon sort ne m'inquiète plus: je puiserai dans le contentement
de ceux qui me sont chers la force de supporter mes propres chagrins.
» — Excellente et vertueuse fdle ! » s'écria la reine en la baisant au
Iront.
Le roi, cependant, avait lu la lettre, en faisant sur lui-même de
grands efforts pour ne pas éclater de rire ; il la replia, et s'approchant
de (^Ic'nicntine :
« Ma chère enfant, lui dit il, si votre piété filiale mérite toute notre
admiration, l'amitié que votre sœur vous porte force ausbi notre estime.
3.5
Croiriez-vous que cette lettre est écrite de sa propre main P Elle 8'ap-
pelle Augustinc, n'est-il pas vrai?... él elle m'y invite de la manière
la plus pressante à m'opposer au mariage aiuqùel on veut vous forcer,
puisque vous n'avez pas le courage de vous y opposer vous-même, bien
qu'il dût vous causer la mort. » innoS f.uoy
Clémentine restait debout devant lui, sans comprendre ce qu'il fui
disait.
« Oui, oui, vous pouvez m'en croire, ajouta-t-il gaiement; ou plutôt
écoutez vous-même cq qu'elle m'écrit. Je passe sous silence les titres et
qualités, et j'arrive de suite où ce joli écrivain entije en màlièré j
0 H est généralement connu que Votre Majesté réprime d'une main
» ferme tout abus et toute injustice : elle ne permettra donc pas non
»plus que ma sœur, Clémentine Weixler, qui a eu l'honneur d'être
• distinguée par elle à son arrivée ici , soit mariée à M. André Pépin.
» Des parens aveugles ont seuls pu conclure ce mariage, qui ne man-
pquera pas de conduire la trop faible Clémentine au tombeau... Il
• peut d'autant moins se consommer, que depuis long-temps Clémen-
»tine est fiancée à un autre, et que Pépin , à ce qu'on dit, a déjà fait
tailleurs une promesse de mariage, et échangé les anneaux. Ce n'est
»que l'affection que j'éprouve pour ma sœur qui me pousse à faire cette
• démarche insolite, dont elle ne se doute pas, et à demander pour
• elle justice et protection à Votre Majesté. Mais il faudrait, sire, que
• votre volonté souveraine intervînt promptement, puisque ce mariage,
• qui fera le malheur de quatre personnes, doit déjà se conclure lundi
«prochain. »
Le reste contient de nouvelles excuses et est signé Augustîne IVeixler.
— Eh bien ! qu'en dites-vous? »
Clémentine était muette de surprise, elle ne pouvait concevoir
l'excessive audace de sa sœur.
« Augustine parait posséder une résolution que pourraient lui en-
tier bien des hommes, continua le roi en riant ; mais elle a par contre
très peu d'expérience, autrement elle saurait qu'il n'y a rien de plus
dangereux pour un prince que de se mêler dans des affaires de famille,
surtout quand la partie intéressée ne se plaint en aucune façon. »
Clémentine baissa les yeux avec embarras.
t Votre situation est pénible, mademoiselle > reprit le roi. Allez
maintenant, consolez-vous, et suivei les inspirations de votre cœur. Je
Terrai ce qu'il y a à faire, et je vous ferai bientôt savoir ce que j'aurai
3.
36
résolu. Avant, nous nous reverrons au bal que la ville me fait l'honneur
de nie donner dimaiiciie prochain, et auquel en tous cas vous devez assis-
ter avec vos parens; vous apprendrez alors, je vous eu donne ma pa-
role, ce qu'il est en mon pouvoir de faire pour vous. Jusque là ne
vous tourmentez plus; ne vous affligez pas sur le sort de Théodore,
lors même quil disparaîtrait. Vous serez bientôt rassurée entièrement
sur son avenir, et alors vous serez libre d'épouser ou non M. Pépin.
Voulez-vous ace omplir le sacrifice? alors à la grâce de Dieu. Ne le vou-
lez-vous pas? vous aurez tn moi un chevalier prêt à vous défendre.
Adieu, et ne dites pas un mot de celte visite ni à Votre sœur, ni, à
Théodore, ni à vos parens. »
Clémentine, émue à ces douces paroles, baisa la main du roi et celle
de la reine , et s'échappa par une porte de derrière sans que personne
Vaperçùt.
XXII.
Ni Augustine, qui n'avait plus d'espoir que dans son placet , ni ma-
dame Weixler qui ne laissait pas que d'éprouver quelques remords, ne
j)ouvaicni jouir de la même tranquillité que Clémentine à son retour.
La mère se sentait troublée intérieurement, car elle commençait à
se faire de légers reproches sur le mariage de sa fille avec Pépin, ma-
riage auquel son caprice seul servait de fondement. Peut-être la douleur
silencieuse de Clémentine l'aurait-elle engagée à revenir sur sa déci-
sion , mais la satisfaction qui perçait sur son visage l'y ramena forjçeT
ment. Aussi chcrcha-t-elle à la récompenser de sa soumission par les
nlus tendres prévenances, et elle n'eut pas la moindre objection à faire
lorsque Clémentine refusa d'aller voir la course aux flambeaux que
les élèves de l'Ecole des eaux-et-forêts faisaient en l'honneur de leurs
majestés.
Après le départ de toute la famille, Clémentine se mit aux aguets
derrière les balsamines fleuries. La rue était silencieuse comme une
tombe. La jeune fille s'appuyait timidement sur le bord de la fenêtre,
tenant à la main un paquet qui renfermait tous ses bijoux, et qu'elle
voulait forcer, par ses douces paroles, son Théodore à accepter. Son
regard incjuiet errait de tous côtés... Tout était désert... son oreille
attentive épiait le moindre bruit... partout régnait un silence de mort...
Les quarts d'heure se succédaient... et rien ne paraissait. Théodore se
37
serait-il enfui déjà? serait-il déjà loin de moi, loin du sort qui paraît
lui devenir plus propice? Cette pensée s'empara de son esprit. Mais â^u
même instant un pas incertain et chancelant se fit entendre. Un homme
se glissait dans l'ombre, c'est lui... — Théodore! s'écrie la jeune fille
tremblante et résistant avec peine au désir de voler au-devant de son
amant. Mais elle semble effrayée en apercevant tout-à-coup devant
elle , non pas le bien-aimé, mais un vieux soldat à longues moustaches
qui la salue militairement. « C'est bien ici le numéro 3iO?demanda-
t-il,et vous êtes sans doute mademoiselle Clémentine, à qui je dois re-
mettre ce billet?
» — A.U nom de Dieu! donnez vite! » s'écria Clémentine, qui crut
son Théodore déjà engagé àScherau, et qui prit le vieux soldat pour un
de ses nouveaux camarades.
Elle lui arracha le billet des mains, brisa le cachet, et lut ce qui suit ;
f Chère Clémentine, > >
» Le sort n'est pas encore las de me poursuivre. Jusqu'à présent j'a-
n vais été pauvre, mais libre ; à présent je ne le suis même plus. Je suis
» arrêté par ordre supérieur , m'a-t-on dit. Quel crime ai-je donc com-
» rais? Dieu le sait. Mais mon innocence ne tardera pas à paraître au
» grand jour. Tu comprends que je ne puis te voir aujourd'hui. Il
» m'est même défendu d'écrire; mais le brave soldat qui te remettra
» cette lettre a bravé toutes les punitions , il m'a procuré les choses
» ïiécessaires pour écrire, et s'est chargé de te porter mon billet. Je ne
» te dirai pas où je suis enfermé, dans la crainte que ton désir de me
» servir ne t'attire des désagrémens. Au reste je t'assure qu'on me traite
» avec humanité et qu'on ne me laisse manquer de rien. Demain peut-
> être je pourrai déjà te voir, toi, ma seule amante, mais perdue à
» jamais pour moi !
t TON Théodore. »
Le roi a promptement tenu parole , se dit Clémentine ivre de joiç.
Elle baisa la lettre de son ami et courut à la fenêtre pour récompenser
dignement le brave messager, mais il avait disparu. Elle lui envoya
donc toutes les bénédictions possibles et se mit à relire le billet de
Théodore dix fois, cent fois. Lorsque ses yeux s'arrêtèrent sur les der-
niers mots : perdao à jamais jjotir moix Perdue à jamais! se demanda-t-
elle , et la crainte l'agitait encore. Oh! non, reprit-elle en levant sou
pieu.v regard vers le ciel ; ceU n'est point eu mon pouvoir ! si mes pa-
rens persistent \ me faire épouser Pépin, je ne puia m'y opposer. Ah I
38
Théodore! je suis à jamais perdue pour toi : Tu as raison, je le crains.
Pauvre Clémentine ! pauvre Théodore I
XXIV.
Le samedi , jour de garde et de revue , selon la définition de Pépin ,
se passa comme tous les samedis. A-ugusiine présida à l'écurage ide la
maison. La mère disposa la chambre de Pépin qui devait rece\oir Ite
nouveau couple; le conseiller se rendit au conseil, où il eut à discuter
longiiement tous les préparatifs de la fêle du dimanche, et î'hôte du
Soleil alla se promener en uniforme et la pipe à la bouche pour dissiper
la mauvaise humeur que lui causait la réclusion de sa fiancée. Quant à
celle-ci^ elle ne prenait aucune part à tout ce qui se faisait autour d'elle;
elle pensait à Théodore, au roi, à la reine , au bal décisfif du lendemain.
■f> Le dimanche parut et amena à sa suite tant d'affaires, que la famille
Weixler ne put aller à l'église. Le conseiller seul assista ej: of/icio au
service divin, car le roi s'y était rendu. En sortant du temple, une
foule considérable de cousines, de tantes, de marraines, d'amies, se
précipitèrent vers la maison Weixler.
« Réveille tout ton courage, dit à Clémentine l'expérimentée ma-
trone ; on vient te féliciter sur ton mariage; on a publié aujourd'hui
tes bans. »
Une frayeut* subite s'empara de la pauvre jeune fille; cependant, ha-
bituée à obéir en tout à sa mère , elle s'avança à la rencontre de celles
qui venaient la visiter. Un amical bonjour fut la seule réponse qu'ob-
tint sa profonde révérence ; mais de félicitalion, il n'en fut pas question.
La mère tout étonnée le fut bien davantage encore , lorsqu'elle entendit
tout le monde demander Augustine. « Eh ! mes dignes amies ! que vou-
lez-vous donc à cette petite Cendrillon?
» — La féliciter! la féliciter! » répéta-t-on en cœur.
Augusiine entra, et ne parutpas moins surprise que âamère et sa sœu!*,
en voyant toutes ces dames se presser autour d'elle , lui serrer la main ,
l'embrasser, et lui souliaitor tout le bonheur possible dans son ménage.
La mère était immobile de surprise. Clémcnliïie ne coni|irenait rien
à tout cela. Augusline étouffait avec peine une violente envie de rire
€ Mais dites-moi donc ce que cela signifie, s'ccria-t-ellc. Je ne sais
Vraiment pas ce que vous me voulet. - . .^^ ; "• ' *
■ » — C'est pousser trop loin la dissimulalion , repondit la tante Betty,
Il y a assez long-temps qu'on nous en fait un mystère.
» — Puisque le pasteur l'a annoncé du haut de la chaire... observa
la tante Brigitte.
» — C'est clair cependant, ajouta la cousine Rose: mademoiselle
Louise-Thérèse-Âugustine Weixlcr et monsieur André-Adam Pcpin.
Tout le monde l'a entendu. Leurs bans sont publiés pour la première
et dernière fois.
» — Quand se fait le mariage? demandèrent toutes les demoiselles
fort désireuses d'être choisies pour filles d'honneur.
» — Vous êtes dans l'erreur , s'écria Augustine en riant et parvenant
à peine à dominer le tumulte, c'est ma sœur qui proprement...
» — Voyez donc ! répondit Brigitte , vous niez encore ! Vraiment on
dit depuis quelque temps que Clémentine sera...
» — Eli quoi ! interrompit Rose ; nous avons toutes entendu jeudi
passé dans le pavillon du bourgmestre, Augustine appeler Pépin son.
uance.
» — Quoi! s'écria d'une voix tonnante et en s'élançant au milieu du
cercle , la mère furieuse qui n'avait pu trouver encore un seul mot pour
exprimer sa surprise , quoi ?... Augustine. .. tu as dit...
» — C'est faux, répondit Augustine avec indifférence. Malentendu!
erreur! »
Mais ces dames ne tinrent aucun compte de ses dénégations; elles se
mirent à applaudir, à rire toutes à la fois, et la mère, tout étourdie
par le tumulte, aurait fini par se fâcher sérieusement si la garde n'était
venue à passer, musique en tète, et n'avait attiré , comme par enchî^n-
tement, toutes ces femmes qui ne voulaient pas laisser passer sans lés
voir les soldats en grande tenue et le roi qui était à cheval devant les
bataillons. « Mais dites-moi , au nom du ciel! s'écria madame Weixler,
Augustine ! Clémentine ! que signifie cela ?»
Clémentine haussa les épaules. Augustine soutint que ces dames
étaient folles ou qu'elles s'étaient grossièment trompées.
1) Voici quelqu'un qui, s'il plaît à Dieu, pourra nous donner le
mot de l'énigme ! dit la mère qui commença à respirer en voyant. entr^
son mari. Qu'est-ce, mon vieux .^ parle. De qui a-t-on jeté aussi les an-
nonces de mariage? ,
» — D'Augusiine, répondit flegmatiquemeut le conseiller. t>
La mère tomba toute paie sur un fauteuil. Augustine se sauva en
^ 40
Hant dans la cuisine, et Clémentine quitta la chambre pour laisser à
ses parens la liberté de s'expliquer.
n Mais est-ce bien, ajouta la conseillère très sérieusement, de ne
pas même me prévenir que vous avez changé de résolution? Je suis biert-
aise que Clémentine ne soit pas l'orcée d'épouser le cousin qu'elle n'aime
pas. Mais on aurait dû au moius me demander mon consentement au
mariage d'Augustine.
— Quelle plaisanterie dis-tu là ? répondit la mère. Comment peux-
tu penser?... Auguslinc, une fille de dix-sept ans , la cadette, être ma-
riée avant son aînée... Que cela me soit venu dans l'esprit!... Pour qui
me prends-tu donc? C'est un malentendu..., une erreur abominable...
La méchanceté ou le diable s'en sont mêlés ; assurément , ce sot de
Pépin...
— J'ai voulu lui parler, interrompit le conseiller , et le chapitrer
d'importance ; mais il escortait précisément une voiture chargée d'us-
tensiles de cuisine pour la maison du forestier, où leurs majestés dîne-
ront aujourd'hui.
— H faut donc s'adresser au surintendant lui-même , reprit la mère
avec une véhémence toujours croissante.
— Il est impossible de lui rien demander , répondit le conseiller,
immédiatement après le sermon il est monté en voiture et esl^allé bap-
tiser l'enfant de son neveu, à trois lieues d'ici.
— Tout va donc de travers aujourd'hui ? grommela la mère. Cette
pauvre Clémentine....; elle est en quelque sorte deshonorée par suite
de émette méprise... Demain, ni jamais, ce mariage ne pourra s'accom-
plir.
— Tant mieux, répondit le père; plut à Dieu qu'il n'en eut jamais
été question. Augustine, ce bourdon sauvage, convient mieux au sot...
— N'insulte pas le cousin, répliqua sa femme impérieusement. Le
bourdon sauvage est trop jeune et ne veut pas de Pépin. Qu'on ne me
parle plus. Clémentine lui est promise, et il l'aura. Que tout en soit dit
par là. Il faut en tous cas répai'er d'abord cette erreur incompréhen-
sible... Mais alors je ne souffrirai plus d'opposition... entends-tu? Dans
huit jours tout rentrera dans l'ornière, et... — A la bonne heure, dans
huit jours, murmura le conseiller chagrin , puisque tout doit aller à ta
fantaisie. Mais ne parlons plus de cela, autrement le dîner du bourg-
mestre ne me ferait pas de bien... 1-t à propos, que Clémentine ne
cherche pas de-, défaites ce soir pour s'abseuter du bal, làa majesiQ a
41
daigné s'informer d'elle, et a ajouté gracieusement qu'elle comptait
danser la seconde Avalse avec Clémentine, la première appartenant de
droit à la fille du bourgmestre. A neuf heures je viendrai vous prendre.
A dix heures précises le piince sera de retour, et aussitôt qu'il entrera
dans la salle, le bal commeucera. Adieu. »
La maman descendit eu grondant dans la cuisine. Clémentine, qui
avait écoulé à la porte, et qui avait entendu les paroles consolantes de
son père , heureuse d'ailleurs du délai de huit jours qui lui était ac-
cordé, courut embrasser Augustine, qui s'était réfugiée dans son ca-
binet.
« Dieu bénisse les surintendans oublieux et affaiblis par l'âge ! lui
dit Augustine à l'oreille. Le nôtre a perdu le billet qui lui avait élé re-
mis par Pépin, et où ton nom se trouvait. Il a envoyé hier son domes-
tique pour demander à notre père le nom de celle de ses filles dont il
devait publier les bans. Sa lettre tomba entre mes mains. A l'instant
j'ai résolu de me sacrifier pour toi, et j'ai écrit mon nom au lieu du
lien. On devait ainsi gagner quelques jours; je le savais, et pendant ce
temps, qui sait s'il n'y aura pas quelques oppositions supérieures à ce
mariage. — Dis-moi, sœur, dis-moi, suis-je rusée où non? Encore un
baiser. » Et la petite intrigante s'enfuit.
XXV.
La bourgeoisie d'Appelhausen s'était mise en frais pour donner une
fête brillante à son souverain chéri. La salle de spectacle et les cham-
bres qui l'avoisinaient avaient été transformées en un vaste local orné
de guirlandes, de devises spirituelles, de transparens magnifiquement
illuminés et dignes en tous points de recevoir une majesté. Plusieurs
centaines de personnes de différentes classes de la société y étaient
déjà rassemblées en grande toilette, entre autres la famille AVeixler ,
dont le père portait d'un air triomphant une énorme bourse à che-
veux qu'il avait gagnée au dîner du bourgmestre , en buvant à la santé
du roi. Il nageait dans un océan de délices, et poussa des vivats plus re-
tentissans que tous les autres , lorsqu'à dix heures les battans de la
porte s'ouvrirent, et que les fanfares annoncèrent l'arrivée du souve-
rain qui se présenta en habit civil fort simple, mais de bon goût.
Le couple royal prit place sur l'estrade qui ayait été préparée à cet
effet , et le bal commença,
42
'Cîementîne, immobile sur son sicge, suivait des yeux avec inquiétude
le prince qui s'entretenait avec bonté avec les personnes qui l'entou-
raient. Oh! quels sentimens tumultueux agitaient son sein, lorsqu'elle
venait à penser que la décision du roi pourrait être contraire à ses dé-
sirs ! Combien elle tremblait qu'il ne l'eût même tout-à-fait oubliée !
Auffustine de son côté faisait une petite moue charmante : elle avait
vainement attendu une réponse... à son hardi placct. La mère se pa-
vanait entre ses jolies filles : et le père^ ivre de joie, se reposait de ses
fatigues à ses côtés. La walse finit, la musique se tut. Le roi se leva et
se mit à se promener dans la salle. Il s'arrêtait auprès des personnages
les plus distingués d'Âppelhausen, ^entretenait quelques instans avec
eux , adressait quelques galanteries à leurs femmes et à leurs filles , et
passait outre. Il s'approchait de la famille du conseiller, qui se hàla
d'en ranger les membres par ordre de naissance. Les deux jeunes filles
étaient tremblantes , chacune par Tin motif différent ; elles n'osaient
lever les'yeux, car sûrement — , bien sûrement...., le roi honorerait
aussi Weiklei" de quelques paroles flatteuses. Leur pressentiment se
réalisa. Le prince s'arrêta devant le conseiller, qui s'inclina jusqu'à
terre, et avait pèîné a rriairttenir son équilibre, tant ses jambes étaient
peu assurées. — Cher conseiller, lui dcmanda-t-il avec intérêt, j'ai ap-
pris qu'on a publié aujourd'hui les bans de l'une de vos deux filles ;
de laquelle donc? »
Le conseiller, pressé de répondre, indiqua Augustine , quoique sa
femme lui' donnât de violens coups de coude dans le flanc, et se pré-
parât à relever son erreur. Mais le roi ne lui en laissa pas le temps.
« —il Ali ! je me suis donc trompé? ajouta-t-il. On m'avait dit que
(iïemeritînè était fiancée, et vraiment contre son gré. Comme je déteste
l^oute cônlraihte dans les affaires de cœur, j'aurais intercédé pour
elle', si votre réponse ne m'avait pas rassuré. »
Madame Weixier sentit ses joues se couvrir du rouge de la honte, en
voyant son plan détruit. Le roi s'empressa de changer de sujet de coh-
versalion, et s'adressant à Clémentine : t Ma belle enfant , je devrais
maudire ma fatigue qui m'empêche d'avoir le plaisir de danser avec
vous et vos charmantes compagnes, comme je l'avais promis. Pardoil-
ncz-moi , et puisque ma place est occupée par le colonel Isembart au-
près de l'aîniablc fille du bourgmestre, permettez-moi de vous présen-
ter aussi un partner. »
Clémentine baissa les veux en rougissant, et eut bien de la peine à
m
retenir ses larmes' eh voyant iespromessèâ du roi s'évariouir fet se ré-
soudre en quelques vains juropos de û^alantfcrie, tandis qu'elle espéi'ait
apprendre de sa bouche des choses si importantes! Cependant, le roi
^t signe d'approcher à un jeune homme élég^amment vêtu. « Monsieur le
secrétaire du cabinet, lui dit-il, toici votre danseuse. -^ Du courage,
mon cnlanl! ajouta-t-il à voix basse en relevant la tète deCiémenline.
Ce jeune homme vous parlera de Théodore. »
Clémentine leva vivement des ^ux brillans de joie sur ce messager
du ciel ; mais elle retomba sur son siège en poussant un cri de sur-
prise. Le regard plein d'amour de Théodore était fité sur elle, sesTè-
vres brûlaient sur ses mains : c'était lui-même, beau conaBa<e Adonis I
<jwi était devant son amante enivrée de bo-nheuii!. 11: lui iriaçotudahcomi-
ment le prince lavait fait son secrétaire intime; il lui dit que sa pauvreté
n'avait été qu'apparente, et qu'il n'avait prié ce déguisement que pour
s'assurer si Clémentine l'aimait toujours. C était lui qui avait fait accor*
"diér là croix au cotiseiller Weixler. 'ti'l bïih-^
« Me pardonneras-tu, ajouta Théodore, me pardonneras-tu, chèrç
Clémentine, tout le niai que je t'ai causé? Pouvez-vous me pardonner
aussi , mes chers amis, celui que mon père et moi-même nous vous
avons fait jadis? Permettez-mOi de placer le plus avantageusement pos-
sible ce billet dé 6,000 écus , équivalent de la perle que vous avez
éprouvée par suite des malheurs de mon père; ce sera la dot de ma
fiàhcée,^e n'en veux poiilt d'autre! Oubliez donc toute rancune^ et
appelez-moi votre fils! ' ^"^'>^ af-idjHBil sbfiii'ii «iil^ ,
») — ]tIonsi€ùr le secrétaire intime , bégaya la mère en examinant
d'un œil satisfait et le billet de banque et le superbe diamant qui bril-
lait à la cravate de Théodore.
■' ij — Clitei* fîlis îfe'érria le conseillfer, ravi de voir Clémentine dans les
bras de son airiiàrlt , et eh lui tendant la main, c'est aujourd'hui la fête
du toi! et pereàt '<te\\îi qui ne se conformerait pas à sa volonté souver
raine ! Ma femme consent , et moi aussi à plus forte raison ; j'y mets
une condition cependant, c'est que mon gendre ne critiquera plus
mon lalin. .■.)''')i ,J Jiniiii»». u»*»!)»! '»i i)|iiM-f|i
» — Soyez san'â'tfuiwti^', etcelïént^ère! répondiC Théodore en lui
Serraut la main , j'ai oublié le mien .
» — Je... balbutia la mère... le roi... le pcvc... nous n'avons; mon
*cher secréiaire intime... rien préprement contre ce mariage; mais le
44
' ) » — Le voici précisément! » s'écria en ricanant Au^ustine.
Ji En effet, derrière la porte du cabinet M. le brigadier montait la
garde , et regardait avec une figure énormément longue Clémentine
suspendue au cou de Théodore , le père buvant à la sanlc des nou-
veaux fiancés, la mère applaudissant à leur union, et Augustine lui
faisant méchamment la nique.
**' XXVI.
Mais sa grosse face exprima une stupéfaction bien plus ridicule en-
core lorsqu'il apprit tout ce qui s'était passé, et qu'il vit son alliée la
plus fidèle, la conseillère elle-même, qui avait passé dans le camp en-
nemi.
« Qui mariai je donc? demanda-t-il enfin à voix basse.
•'"» — Moi , ou personne ! répondit gravement le bourdon sauvage.
» — A-t-on décidé l'affaire ainsi ? continua-t-il du même ton qu'au-
paravant.
» — Il n'y a aucune opposition, reprit Augustine ; le droit a iriom.
phé ; et maintenant vous deviendrez la risée de toute la ville si vous ne
parvenez pas à m'engager à vous épouser.
» — Eh! est-ce une plaisanterie, ou parles-tu sérieusement? lui de-
mandèrent ses parens étonnés.
j> y — Sérieusement, très sérieusement, » répliqua Augustine. Et elle
raconta avec la plus grande franchise tout ce qu'elle avait fait pour
s'assurer la possession de Pépin, depuis la lettre anonyme à Vermicu-
larius jusqu'à la mystification du surintendant.
« Maintenant, ajouta-t-elle , il ne me reste plus qu'à dire oui, de
la manière la plus raisonnable possible; mais il faut pour cela que le
cousin m'en supplie à genoux. .l'ai son anneau ; il a le mien ; le désiste-
ment de Clémentine est dans ma poche ; on a publié mes bans... Qu'y
a-t-il encore à faire?
» — Soit ! répondit la mère en haussant les épaules.
» — Soit I » répondit le père en secouant la tèle.
Théodore et Clémentine applaudirent. Mais il fut difficile de faire
ployer les genoux de Pépin devant son vainqueur inflexible; il y conr
sentit pourtant à la fin.
« VoyczTvous, s'écria la maligne Augustine, vous êtes encore bien
content que je vous prenne, comme je vous l'avais prédit ! ^ote* bien
45
cela pour l'avenir, et donnez-moi toujours raison. Maintenant, levez-
vous; c'est bien. • — — •-—
Pépin, qui ne savait pas trop s'il rêvait ou s'il était bien éveille, se
hasarda à demander : « Et le mariage, quand se fera-t-il.''
» — Huit jours après celui de Clémentine, se hdta de répondre la
mère : pas plus tôt, car l'aînée doit se marier avant la cadette; la cou-
tume l'exige, et il faut s'y conformer.
» — Ainsi soit-il ! dit Augustine d'un ton important ; mais pas un
jour de retard ; car je me réjouis de conduire une fois mon ménage
comme ma roère conduit le sien.
» — Petit démon ! « s'écrièrent-ils tous à la fois.
XXVII.
Théodore présenta sa fiancée au couple royal , et remercia le prince,
qui était l'auteur de son bonheur.
« Oh! s'écria Théodore, pourquoi tous les rois, vos cousins, ne
pensent-ils pas comme vous ? Ils renonceraient bien vite à leur affreuxT
système de terreur et de persécutions... Voyez-les ! les uns ne respirent
à l'aise que dans une atmosphère de sang; les autres ne trouvent de
plaisir que dans le récit des tortures infligées par leur ordre à quelque
malheureux dans les fers ! Le bruit des chaînes et des verrous , les gé-
niissemens des femmes et des enfans auxquels ils ont enlevé leur mari
et leur père, pour les plonger tout vivans dans d'horribles cachots, ou
les envoyer périr misérablement sur quelque plage déserte, voilà la
musique qui plaît à leurs oreilles!... Et quels crimes ont-ils commis ,
la plupart de ces infortunés? Sont-ce des assassins, des brigands , des
incendiaires.^ Non! Opprimés, ils ont revendiqué les droits sacrés de
l'humanité; mais ils ont succombé dans la lutte, et ils paieront
de leur vie peut-être la brillante chimère qu'ils avaient rêvée !... »
Eugène HAAG.
46
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GEORGES Eï LES CIGOGNES.
•i miwfotjoi tiii itiktt nu ,<»ïi' ! ob jr/l-)
inn u\ ' ' : — (• ,1
fui^,,.l^U,n CONTE ypSAlilOTE (1).
Pour un voyageur , qui a voulu s'arracher aux habitudes monotones
de la vie occidentale, rien au monde n'est plus agréable que les courses
nocturnes que l'on peut iaire eu automne sur les golfes grecs, comme
par exemple d'Astros à Nauplies, d'Egine au P-irée , de Poras à Epidaure.
Quelque grande et insupportable qu'ait é^é 1^ chali^ur du jour, ctè§ le
coucher du soleil, une température plus douce se fait sentir ; l'homme,
en respirant l'haleine embaumée, du soir, éprouve un bien-ètro indéfinis-
sable, qui répare ses forces abattues, et le fait, pour ainsi dire, re'-
naltre à une nouvelle existence. C'est alors qu'il faut s'embarquer, car
la brise de terre ne tarde pas à souffler. Le crépuscule bientôt cédera
la place à la pâle et timide lumière de^ autres de la nuit, et, sur uh
ciel d'azur d'une incomparable pureté , i'on voit luire l'une après
l'autre les étoiles, dont l'éclat n'est presque janjais voilé par de sombres
nuages. Mais quelques instans plus tard, l'horizon s'éclaircit à l'est, et
prend une teinte blanchâtre qui s'étend de plus en plus; les contours
des montagnes se découpent en traits vigoureux sur un fond argenté,
ç)t tous les ^-égards se portent involontairement de ce côi^ pour saluer
la pleine lune, qui soudain surgit au-dessus du piç le plus élevé : la lu-
mière, se reflétant vivement à la surface ridée de la mer, laisse dislii^-
guer dans le vague Lgine, Salaminc, et les monts les plus éloignés du
Péloponèse. Cependant, un vent propice a enflé sa voile : le kaïk (2),
(i) Los habilans connus en Europe sons hs nom vulf;;.iire (.TYpaariole» , se nomment
cux-mèmcs Vtarianitns (Ta^cauoJ;), de leur ilc ;ij)pcloc Psara , dont on a fait Ypsara
par corruplion clicz nous.
(2) C est ainsi que se nomment les barque» r'-lroilesel légères f|tii voyagent sur le ca-
nal du IJosphorc. Les Grecs ont enipiunté cette dénomination turque et s'en scrveut
fort souveut.
,47
en quittant les rivages du Pirée, vogue lentement sur les flots, qu'il
sillonne, et laisse derrière lui une longue trace ëtincelante. Dès que
l'crubarcalion a pris le vent, la manœuvre est terminée, et les matelots
s'étendent, oisifs, sur le tillac , à côté des passagers , s'en rapportant
avec eu.\ aux soins du patron, gravement assis au gouvernail. Tout en
respirant à longs traits l'air balsamique de ces contrées, chacun suit des
yeux les lignes irrégulières du continent, qui semble s'agiter au loin,
ou bien regarde le jeu des flots, qui reculent devant la proue , froissés
et chargés tlécume. — Lorsque le voyageur comprend la langue hellé-
nique moderne, il écoute avec intérêt résonner des chants dont on ou-
blie si facilement l'harmonie barbare quand on en peut saisir le sens
et l'énergie. Alors, des souvenirs de gloire déjà à demi effacés se retra-
cent à l'esprit, et, malgré spi, l'on se sent agité d'une ardeur \)elli-
queuse en entendant réciter avec feu quelques épisodes des combats li-
vrés, dans les dernières guerres, contre les farouches Osmanlis. Il
n'est pas rare non plus qu'une tradition populaire soit redite par le
karavokiri (1), que chacun écoute la bouche béante et l'oreille
tendue. ,
^ 'J.'I , . 17113 T OH I >
Le récit qui va suivre (véritable histoire de marins) fut fait par un
Ypsariote pendant une de ces traversées si poétiques j il mérite à tous
égards d'être rapporté. L'écrivain , en l'offrant à ses compatriotes lâ-
chera le plus possible de lui conserver la physionomie orientale et
joindra, dans de courtes notes, les explications les plus nécessaires.
Quant aux anachronismes historiques, ils ont d'autant moins besoin
d'excuse, qu'ils servent eux-mêmes à répandre sur ce petiç conte une
naïveté plus grande. ', jiiunib.
r Le patron , cédant enfin aux instances réitérées de ses compagnons
se fit apporter un gobelet de fer-blanc rempli d'une eau fraîche dont il
but quelques gorgées; puis, après s'être plusieurs fois remué et
avoir croisé ses jambes sous lui, il éleva la voix et s'exprima en ces
termes :
« Commencement du conte. — Bonsoir à vous tous (2). — Autrefois
un pauvre batelier vivait à Therapia , près de Gonstantinople. 11 ne
•'''■'
(i) K«i5a^oxJ>/;;, ce»t le patron d'une Larrjue, ordinaircjnenl mqnlo par dotn ou
Irois honorncs, et un pelU garçon qui S':rl de mousse , do domesUqne el de cuisinier.
(a) ^iX^ toï 7ra(,-a;i,.Ûi.GV xxVr, 'am'ix sx;\ C'est ainsi que cliaque narrateur commeuoe
«on i-écit , car, ordinairement, c'est le .sçir, q\x pendant la nuU »qjie.iU)u raconte do
semblables Li»lodre9. mu Jn/r • 1
48
possédait rien, si ce n'est Sa petite maison et un léger kaïk (1), à l'aide
duquel il gagnait, sur le canal du Bosphore, justement de quoi soute-
nir sa misérable existence : ce n'était donc qu'avec la plus grande peine
qu'il pouvait nourrir sa nombreuse famille du faible produit de son
travail. Sa femme , ses trois fds et ses deux filles étaient un fardeau si
onéreux pour lui, que, dès que ses garçons, Dimitri, Michel et Georges,
entrèrent dans l'adolescence, il les appela vers lui , et leur donna le
conseil d'aller chercher fortune de par le monde : leur distribuant alors
quelques piastres (2) qu'il avait épargnées avec une excessive patience,
il les congédia après leur avoir donné sa bénédiction paternelle. Ceux-
ci embrassèrent leur mère et leurs sœurs, et dirigèrent aussitôt leurs
pas vers l'orgueilleuse et magnifique Stamboul (3).
» Dès leur plus tendre enfance, habitués à la mer, sur laquelle ils
avaient si souvent aidé leur père à conduire sa barque, que de fois ils
avaient contemplé avec admiratioTi les beaux bàtimens mercantiles que
le commerce florissant de Constantinople amenait de toutes les parties
du globe ! Le sort de ces riches capitaines de navire excitait donc de-
puis long-temps leur envie ; et, sentant bien qu'ils ne pourraient ja-
mais atteindre le comble de leurs désirs qu'en s'armant d'une ardeur
extraordinaire, ils prirent la résolution de tout tenter, et se rendirent
sans différer sur la rade. Leur intention était d'y chercher quelque em-
ploi qui put entretenir leur espérance, lorsqu'en passant devant un
café (4), ils aperçurent sur un banc un homme, qu'ils reconnurent
(l) Il y a, à Constanlinople, des kalks de loiilcs grandeurs. Celui dont il s"agll i"i est
l'on de ceux qui servent d'ordiuaire à transporter les promeneurs de Conslanlinople à
Thcrapia , Bujukdéré, etc., etc. Ils sont extrêmement étroits, peuvent contenir doux
ou trois personnes, et chavirent très facilement. yVussi ceux qui les coiuliiisenl vous
font-ils asseoir sur un petit banc peu élevé , en vous recommandant de ne pas bouger.
{Ps'ote du traducteur.)
(a) La piastre turque, après avoir subi différentes altéiations, a aujourd'hui une
valeur d'environ trente à Irenlc-cinq centimes. (JS'ole du traducteur.)
(3) Les Turcs appellent ainsi Constantinople. Les Grecs ont l'habitude, depuis long-
temps, dénommer celle capitale Otôv wo'/./) contraction de Ei'; t/iv «oivjv (c'est-à-dire
dans ou vers la ville ). Les Osmanlis, en s'appiochant de cette cité dont ils voulaient
«emparer, en demandèrent le nom à des Grecs qu'ils rencontrèrent. Ces derniers, s'ima-
ginaiit que leurs ennemi» s'informaient du lieu où ils allaient, répondirent drviv iroivi,
expression que les Turcs corrompirent et changèrent en Stamboul. {Note du traducteur.)
(4) Il y a un grand nombre de cafés à Constantinople. llien qu'ils soient peu bril-
laos , Us attirent néanmoins une grande quantité de cLalans. Les Turcs , fort paresseux
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aussitôt pour un marin, à son costume. L'extérieur engageant de cet
inconnu leur donna du courage : ils se firent signe entre eux, s'appro-
chèrent de lui, et le saluèrent avec respect en posant la luain droite sur
le cœur, ot en inclinant légèrement la tète.
» — Que les années de la seigneurie (1) soient longues et heureuses!
lui dirent-ils.
» — Soyez les bien-venus (2), mesenfans, répondit le marin; et il
se leva pour leur rendre leur salut à la mode grecque.
«Diniiiri alors prit la parole, et parla ainsi :
» — Nous sommes, il est vrai , tous trois bien jeunes, et sans expé-
rience aucuric; n<uis n'avons non plus jamais servi sur un grand bâti-
ment , comme celui que tu commandes sans doute ; néanmoins, si lu
veux nous prendre avec toi et nous prom3tlre de faire de nous de
bons matelots, nous sommes prêts à te suivre et à l'obéir pendant trois
années, pour la nourriture seulement.
» Le capitaine acquiesça volontiers à leur demande, les conduisit lui-
même sur son navire, jolie goélette nouvellement construite ; et le jour
suivant, ils mirent à la voile pour Smyrne.
p Dans le cours de vingt et quelques mois , ils firent plusieurs voya-
ges, virent Marseille, Livourne, Tricste, Alexandrie, Smyrne, et autres
ports de la mer Médi terrai. ée. Chaque fois ils revenaient charger à
("onstanlinoplepour l'une ou l'autre de ces destinations. Le capitaine ,
satisfait de la conduite des trois frères , leur faisait de temps à autre de
petits cadeaux d'argent et d'habits. Enfin , deux ans s'étaient écoulés, et
ils se trouvaient de nouveau dans la capitale de l'empire ottoman. Il
arriva qu'alors on armait dans celte ville une superbe frégate, destinée
à aller faire des découvertes. Dimitri , dont 1 esprit inquiet n'était plus
content des courtes traversées que faisait la petite goélette , ei!it vive-
par nature, y passent des journées enlièreg à prendre du calé, ordîiiaircmciit sans sucre
el avec ie marc, à fumer, et à boire du scherùet (dont nous avons fait sorliet), espèce de
boisson douce , aromatique , échaulTante , et presque toujours chaude. Les mangeurs
d'opium ont leurs cafés à eux. ( I^'ote du traducteur. )
(i) Do^Xàt Ta e'tvi tTî; covdEvTià; tou. Les Grccs, de quelque classe qu'ils soient , s'adres-
sent toujours les litres de seigneurie (-^aùdsvTià cou) ou de personne bien née {"h tvyevtîa
ffov), etc., etc. H faut cependant dire que Ion ne songe plus , en parlant, à la significa-
tion réelle de ces mots, qui ne servent qu'à alonger le toi ou le vous. Il n'est pas rare
d'entendre des frères el sœurs se donner ces déuominatious pompeuses.
3. 4
50
ment souhaité de se voir à bord de l'orgueilleux bâtiment de guerre , et
d'aller visiter avec lui de lointains parages. Occupé de ces pensées , qui
ne le quittaient plus, le jeune homme se promenait un jour sur le
port , tout en considérant la frégate dont les mats effilés s'élevaient
noblement dans les airs. Soudain une foule de monde se précipita sui;-
les pas d'un héraut. Dimitri se joignit aux curieux, et prêta l'oreille à
l'annonce du crieur (I) qui, en termes pompeux, faisait retentir
sa publication , conçue à peu près ainsi :
« La magnifique frégate qui apparaît aux yeux de tous , doit sous
peu se rendre sur des rives lointaines , oîi les pierres et les montagnes
sont d'or et d'argent. L'équipage n'étant pas encore au complet , de
bons matelots peuvent facilement s'enrôler , et moyennant de la force
et de la jeunesse , ils recevront une paie considérable. »
«^ » Personne à cette nouvelle ne fut plus joyeux que le fils du batelier
de Therapia. D'un coup d'œil il vit tous ses vœux accomplis , son amour
pour les longs voyages contenté, et outre cela l'espoir d'acquérir en
peu de mois de nombreuses richesses, espoir qu'il croyait fondé sur une
probabilité presque certaine. Sans réfiéchir davantage, il courut à la
place où l'on était admis, et il fit inscrire sur le contrôle, non seulement
son nom, mais encore celui de ses deux frères. De retour sur la goélette,
il instruisit IMichel et Georges de ce qu'il avait fait. Ceux-ci lui rappe-
lèrent l'engagement formel qu'ils avaient pris de servir trois années
leur capitaine. Mais Dimiiri vainquit tous leurs scrupules, eh leur
faisant observer qu'ils ne devaient point laisser échapper l'excellenle
occasion qui s'offrait de faire fortune. Dès que leur commandant re-
vint à son bord, Dimitri lui exposa la chose, et les trois frères réunis
le supplièrent de les délier de leur parole. Celui-ci chercha en vain à
leur faire changer de résolution. Il alla même jusqu'à leur offrir une
solde avantageuse à dater do ce jour, s ils voulaient rester encore avec
lui. Mais les en'ètés persistèrent dans leurs projets, et le capitaine enfin
dut céder à leurs instances. Les jeunes gens, avides de voir, réunirent
(i) Toutes les puLlicalions de ce genre se font à la criée. Quand un navire ou un ba-
teau est en partance pour Syra , par exemple, l'un des nialclots parcourt le port en ré-
pétant à haute voix et avec un accent nionolune : Aià tr,y ÏJoavl oià ■:%■/ Svoav ! (pour
Syra! pour Syra!). Il en est de niânic pour la plupart des vculcs publirpios. Quand, dans
tiuc ville grecque, quelqu'un veutsc défaire d'un cheval , il le Tait monter par uu crieur,
qui , tout en se promenant par les rues, annonce le prix de l'animal et eu vante les
qualités, jusqu'à ce qu'un acheteur se présente.
51
leurs hardes à la hdte , et se rendirent sur la frégate. Quelques jours
plus lard, celle-ci leva ses ancres, et, poussée par un vent d'est favo-
rable, elle sortit rapidement des Dardanelles, traversa la Méditerranée,
et après avoir franchi le détroit de Gilbraltar , elle entra dans l'Océan.
Tout promettait une heureuse traversée ; le temps était clair et la brise
fraîchissait. L'équipage tout entier était d'une gaieté sans égale, et les
trois frères surtout bondissaient de joie sur le pont.
» Cependant ils se trouvaient à peine depuis quelques jouTs dans la
grande mer , que de violens orages les assaillirent avec impétuosité. Le
navire dévia totalement de sa route, et fut balotté sur les flots furieux
pendant plusieurs mois presque sans nulle interruption. Le capitaine
lui-même ne savait plus où il était, et pourcomblede malheur, les pro-
visions allaient être épuisées. L'équipage supporta cinq, six jours fl)
toutes les horreurs de la famine. Sur ces entrefaites, l'un des maielols
expira , et l'on résolut de manger son cadavre. Après l'avoir coupé eu
morceaux, les infortunés en firent rôtir les membres, et les savourèrent
avec plus de plaisir qu'ils n'eussent broyé sous leurs dents, dans leur
patrie, le plus gras des agneaux de Pâques. La première répugnance
une fois surmontée , ils convinrent de faire chaque jour désigner par
le sort celui qui servirait à prolonger l'existence des autres. Dans cette
intention , on établit des billets blancs , selon le nombre des têtes, et
parmi eux un lot noir fut mêlé, qui devait désigner la victime. Celui
auquel écheait le numéro fatal prenait congé de ses camarades, recom-
mandait son âme à Dieu et à sa Panageia(2); puis, sans songera une ré-
sistance inutile, il se laissait tuer pourscrvird'alimentàses compagnons.
Ils pouvaient avoir environ vécu de cette manière pendant dix jours ,
lorsqu'un malin le mortel billet tomba sur Georges. 11 venait alors de
sortir d'un sommeil tranquille et bienfaisant ; un doux songe lui avait
montré la terre et la fin de ses maux et maintenant il allait périr.
L'éloquence du désespoir lui fit en traits si éclatans peindre son rêve à
ses bourreaux inhumains, il en sut rendre l'accomplissement si pro-
bable , qu'il obtint un répit de quelques heures. En revanche, il leur
promit que si l'on n'apercevr.it aucune côte jusqu'au soir, il se tuerait
(i) Ciaq , six, maniorc grocqa; de désigner un nomLrc indéGui , que ce soit de»
jours, des Loinmes ou des choses. Nous trouvons de même plus loin «environ dix
jours, xii-j.fj.li (îtxapià r,fA£'pat; , etc. »
(2) C'est ainsi que les Grecs appellent la Sainte Vierge. Panagcia veut dire lillérale-
ment la Toute Sainte. Ou a , dans le Levant , une grande dévolioQ pour elle.
4.
52
lui-même sans hésiter. L'attente des marins était portée à l'excès , et
tous les yeux étaient attachés immobiles sur le point de l'horizon vers
lequel la frégate avançait rapidement sous toutes ses voiles. Vers
midi , un mousse aperçut du haut du mût une ligne obscure qui cou-
pait l'azur des cieux et de la mer, et quelques heures plus tard ils
jetèrent l'ancre près d'une côte hérissée de forêts. Leur joie serait diffi-
cile à décrire. Arrachés comme par miracle au sort épouvantable qui
leur était réservé, les malheureux se jetèrent en pleurant et en riant
dans les bras les uns des autres, et remercièrent Dieu et saint Nicolas (1)
d'avoir pourvu à leur salut. Sans retard , les chaloupes furent mises à
la mer, et l'on rama aussi vite que les forces épuisées le permirent
vers le rivage verdoyant. Les trois frères se trouvèrent des premiers
aux avirons ; mais à peine débarqués, ils se séparèrent des autres, et
coururent vers les bois, dans l'espérance de trouver du côté opposé
quelques habitations humaines. Pendant leur course, des œufs d'oiseaux
à eux inconnus , des fruils et des racines sauvages leur furent offerts
par le hasard, et calmèrent un peu l'horrible faim c[ui les tourmentait.
La nuit arriva bientôt, et aucunes traces d'homme n'avaient encore été
remarquées. Les jeunes gens ne purent même retrouver leur chemin
pour revenir à la frégate. Force leur fut donc de monter sur les bran-
ches d'un arbre touffu et d'y dormir du mieux qu'ils purent jusqu'au
lever de l'aurore. Alors ils poursuivirent leur route de la même manière
que la veille , et vers le malin du troisième jour ils atteignirent la fin
de la forêt. En avançant davantage, ils distinguèrent devant eux,
dans une plaine émaillée de fleurs , un magnifique château.
» Tout en marchant vers cette demeure, ils s'étonnaient de ne rencon-
trer aucun être vivant sur leurs pas. Enfin ils pénétrèrent, par une
porte étroite et basse, dans une vaste cour, où se trouvait un grand
troupeau de brebis , mais sans gardien. — Timides, ils s'approchèrent
du château, et, après avoir traversé un vestibule splendide et vaste, ils
franchirent de larges degrés qui aboutissaient à une quantité de cham-
bres ornées avec un luxe éblouissant. Les trois frères parcoururent
tout l'étage, et atteignirent enfin une grande salle au milieu de laquelle
une table couverte de mets varies était dressée. En vain ils élevèrent la
voix et cherchèrent par des cris réitérés à attirer les habiians de ce
palais : celui-ci paraissait complètement désert et inhabité. Cependant
(i) Saint ?iic(^Uia est le palioo des marins.
53
l'agréable odeur qui s'élevait des plais el la bonne mine des ragoûts
exciicrent leur appétit, cpic depuis si loiig-tenips ils n'avaient pu con-
tenter. Bientôt ils ne purent résister davantage à la tentation, et,
meitani de côté tout scrupule, ils s'assirent à la table. Mais à peine
avaient-ils mangé quelques morceaux, qu'un dragon aveugle entra en
hurlant d'une voix terrible : « Je sens ici de la chair humaine ! » Pales
de terreur, ils se levèrent de leur siège pour s'enfuir ; mais le monstre,
bien que privé de la vue, fut guidé par le bruit de leurs pas. Il étendit
vers eux ses longues et horribles griffes, et saisissant par le cou d'a-
bord Dimiiri, puis INlichel, il les étendit d'un coup morts sur la place.
Georges seul, grâce à son agilité naturelle, s'échappa, et descendit ra-
pidement dans la cour. Par malheur il trouva la porte extérieure fer-
mée; les murs étaient trop hauts pour pouvoir songer à les escalader;
la fuite était donc devenue impossible. Toutefois la crainte de la mort
lui suggéra une idée qu'il mit promptement à exécution. Soit qu'il
eut appris dans son enfance que le célèbre Ulysse (1) s'était jadis servi
avec bonheur de ce moyen, soit que la nécessité lui fit inventer cette
ruse, il saisit le couteau qu'un marin a coutume de porter toujours
sur lui , prit le plus grand des boucs et l'égorgea. — Aussitôt il le dé-
pouilla avec précaution, jeta la chair dans un puits qui se trouvait
là, et, s'affublant lui-même de la peau velue, il essaya de marcher à
quatre pattes comme l'animal à cornes, dont il avait résolu de prendre
le rôle.
» Tandis que Georges était ainsi occupé, le dragon avait fini son
épouvantable repas. Il descendit peu après les escaliers de marbre en
s'écriant ironiquement : « Oh ! tu ne m'échapperas point! et j'aurai le
plaisir de te croquer tantôt à mon souper! » — En grognant ces paro-
les, il s'avança dans la cour, et s'étendit près de la petite porte, qu il
ouvrit de manière à ne laisser libre qu'une issue assez large pour qu'un
mouton put passer. Alors il appela l'une après l'autre les laitières
de son troupeau, et ne les laissa sortir qu'après les avoir traites. Vin-
rent ensuite les boucs, parmi lesquels Georges s'était mêlé. Il s'appro-
cha avec un indicible effroi de l'ouverture dangereuse. Mais le dragon
se contenta de lui passer, comme aux autres, la patte sur le dos, et,
(i) Il n'est pas rare de rencontrer, clans les coules populaires de la Grèce moderne,
des analogie semblables avec la mythologie de lantiquilé. Il serait donc à désirer que
des ileilèncs instruits publiassent un recueil de ces histoires.
54
•ptès avoir loué hautement la grandeur et la force de l'animal , il le
laissa échapper.
» Soustrait à une mort odieuse et presque certaine , Georges jeta
bien vile de côté la peau dont il s'éiait couvert, et courut de toutes
ses jambes vers la forêt voisine. Il erra dans le bois pendant plusieurs
jours ; les privations qu'il dut supporter lui firent plus vivement sentir
l'horreur de la solitude, et plus d'une fois il déplora amèrement le sort
de ses deux frères. Parveim à l'extrémité opposée de la forêt, il vit de-
vant lui , dans une vaste plaine, une cité considérable au milieu de
laquelle un magnifique édifice, qu'il prit pour la demeure royale, s'é-
levait avec orgueil. Toutefois, le danger qu'il venait de courir lui fit
éprouver de justes craintes pour les palais de ce pays. Il resta donc
presque tout le jour sur la lisière d'un taillis obscur, et là , caclié dans
d'épaisses broussailles, il lança des regards méfians sur la ville qu'il
distinguait. Cependant l'espérance et la faim décidèrent le jeune homme
à sortir de sa retraite et à s'approcher des habitations, où il pensait
devoir enfin rencontrer des hommes. Dans le cruel abandon où il se
trouvait, il désirait ardemment la société de ses semblables, et le be-
soin de voir des êtres de sa nature lui fit surmonter la crainte qui l'a-
gitait encore.
» INéanmoins, comme on peut aisément se l'imaginer, il s'avança avec
la plus grande précaution , et déjà depuis près d'une heure il était ar-
rêté devant la porte de la ville sans avoir eu le courage d'entrer, lorS'
qu'il pénétra dans une large rue flanquée de maisons bien bâties, mais
désertes. Au bout de cette rue, il aperçut le palais, qui paraissait éga-
lement mort et irdiabiié. Ce bâtiment majestueux excitait principale-
ment sa frayeur, et il n'osa pousser jusque là ses recherches. Il péné-
tra donc dans l'une des maisons les plus voisiucs de la porte, et y trouva
tout ce qui est nécessaire dans un ménage bien monté. Les chambres
étaient, pour la plupart, splendidement ornées, et.il remarqua même
que les pierres précieuses ni même lesdiamans n'avaient point été épar-
gnés. — Les caves et les garde-mangers éi aient abondamment garnis de
provisions de tout genre, et notre aventurier n'eut ici aucune privation
à redouter. Il ne lui manquait donc rien pour être parfaiiemenl heu-
reux, si ce n'est la société des hommes, qu'il regrettait, et le plaisir
de recevoir des nouvelles de ses parens bien-aimés.
0 Georges pouvait habiter cette ville depuis environ quatre ou cinq
jOQois, lorsqu'un malin, ens$; pronacnant devant la porte, il vit uneiion^-
i)o
breuse armée s'avancer à travers la plaine. La joie qu'il éprouva à cet
aspect fut bientôt étouffée par la crainte, et, s'imaginant soudain que
ces étrangers pourraient bien être des antropophages , il rentra pré-
cipitamment dans la ville et se jota dans la première maison qu'il ren-
contra. C était, par hasard, la boutique d'un boulanger. Dans une
chambre obscure, il trouva un vaste pétrin, où il ne se cacha que dans
l'intention de quitter sa retraite pendant la nuit et de prendre aussitôt
le large. — Malgré la promptitude avec laquelle il avait disparu, les
arrivans l'avaient remarqué, et, dès qu'ils lurent entrés dans la ville,
ils en bouchèrent toutes les issues, en plaçant partout des sentinelles.
Cette précaution mie fois prise , ils commencèrent à explorer avec soin
toutes les maisons, afin de découvrir leur hôte inconnu. Georges en-
tendit distinctement les pas de ceux qui le cherchaient résonner plu-
sieurs fois tout près de luij mais n'ayant pas été découvert, il ne se
hasarda pas à se montrer. Le jour suivant les perquisitions recommen-
cèrent sans plus de succès, et la voix des crieurs publics, quisommaient
l'étranger de paraître devant le roi en promettant qu'il ne lui serait fait
aucun mal, parvint jusqu'aux oreilles du pauvre matelot demi-mort de
frayeur et de faim. S'imaginant que déjà sa mort avait été résolue, il
préférait mourir d'inanition dans sa cachette, plutôt que de livrer sa
chair aux dents voraces d'un peuple qu'il croyait être inhumain et
sauvage. Trois jours s'écoulèrent ainsi, et les bourgeois de la ville ces-
sèrent leurs poursuites pour songer à leurs affaires. Chacun s'établit
dans sa demeure respective, et le propriétaire de la boulangerie dans
laquelle Georges se tenait incognito, reprit possession de sa boutique.
Après avoir noué un tablier blanc autour de ses reins, il se disposa à
exercer son métier. Dans cette intention , il entra dans le cabinet où
le pétrin était appuvé contre la muraille. Il en souleva le couvercle , et
fut étrangement surpris d'y découvrir celui qui s'était lait traquer si
long-temps. Georges, tremblant d'effroi, se jeta aux genoux du bou-
langer sans oser lever les yeux sur lui. — Mais cet artisan lui adressa la
parole avec bonté, et lui dit d'un ton doux et amical : « Pourquoi t'es-tu
caché ici, et par quelle raison ne t'es-tu pas présenté à notre roi lors-
qu'il t'a fait mander auprès de lui par ses crieurs?
» — J'éprouvais, lui répondit le Constantinopolitain , une crainte
insurmontable !
» — Il ne te sera fait aucune peine, reprit en souriant le fabricant
de pain, car nous vivons en bonne intelligence avec vous autres
56
hommes. Il faut pourtant que tu te présentes à notre souverain, et je
Tais moi-même te coudiiire au palais. »
M Georges résista en vain. Il se rendirent ensemble aux pieds du
trône. Le monarque reçut le jeune aventurier avec une affabilité sans
é^ale. Il écouta avec plaisir le récit de ses aventures singulières, et lui
permit de rester aussi long- temps qu'il voudrait dans sa capitale.
» Georges demeura chez le boulanger, laida dans son travail, et ne
se déplut point chez ce peuple hospitalier. Cependant le désir de revoir
sa belle patrie le rendait de temps en temps soucieux.
» Il vécut de cette manière pendant si\ mois, au bout desquels le roi,
à la tète de tous les habilans de la ville, sortit des portes et se rendit
dans la plaine. Curieux de voir ce que cette émigration générale pou-
vait signifier, le matelot de Constanlinople suivit de loin la foule. — Il
fut bien étonné d'entendre le roi distribuer des ordres concis à ses su-
jets, qu'il avait préalablement partagés en petites troupes séparées,
Les unes devaient se rendre en Angleterre, d'autres en France, (juel-
ques unes en Italie, à Smyrnc, à Stamboul la Superbe, aux Darda-
nelles, etc., etc.... L'une de ces cohortes même fut dirigée sur Théra-
pia, le lieu de la naissance de Georges. — Avant qu'il eut eu le temps
de demander ce que tout cela voulait dire, les bataillons se mirent en
mouvement, et s'avancèrent vers un large fleuve qui coulait à une
lieue environ de la ville. Soudain, ô miracle! le roi et tous ses amis
obéissans se précipitèrent à la fois dans le fleuve! — QueUjues minutes
plus tard, ils reparurent tous sur l'autre rive, changés en belles cigo-
gnes! Celles-ci se réunirent selon les ordres précédenmient reçus, et
prirent leur vol vers les divers points de l'univers qui leur avaient été
assignés.
» Le voile qui jusqu'ici avait couvert les yeux du jeune marin sans
expérience tomba tout-à-coup, et il accjuit alors la certitude qu'il se
trouvait dans le pays des cigognes. En songeant au passé, il se rappela
qu'il devait avoir vécu seul dans la ville plus de ti.inps qu'il ne l'avait
d'abord pensé, et il comprit qu'il allait encore rester dans l'abandon
pendant six éternels mois. — Il se soumit avec le plus de résignation
qu'il put à son sort, et tacha d'employer son temps aussi bien que
possible.
«Lorsque le sixième mois approchait de sa fin, il duincurait des
journées entières devant la grande porte de la cité, et attendait avec
une impatience indicible le retour de ses amis au long bec. Un malin
57
qu'il était plus triste que d'ordinaire , il entendit dans le lointain un
bruit sourd et continu. En levant les yeux , il aperçut de l'autre côté
du fleuve un nuage noir qui s'approchait, rapide, et s'abattit peu après
sur la rive opposée. C'étaient les cigognes! Elles plongèrent de nou-
veau, comme elles avaient lait au jour de leur départ, et reparurent
sur l'autre bord sous leur figure d'hommes. Peu de minutes après,
Georges, qui avait couru au devant d'eux, était déjà dans leurs bras.
Il rechercha, avant tout, ceux qui avaient été à Thérapia, et leur fit
ensuite mille et mille (jueslions , auxquelles ceux-ci répondirent aussi
bien qu'ils purent.
3 Georges passa le nouvel hiver qui survint d'une façon plus
agréable encore que le précédent. Toutefois, il ne cessait d'adresser au
roi la prière de lui fournir un moyen de retourner dans sa chère patrie.
Le monarque l'assura avec bienveillance que cela n'était pas en son
pouvoir; mais que cependant, s'il voulait aussi devenir cigogne, il l'en-
verrait au retour du printemps à Thérapia. Le jeune homme, poussé
par le désir le plus vif de revoir sa famille, depuis si long-temps aban-
donnée , consentit à la proposition. Enfin, la saison attendue avec im-
patience arriva; le jour du départ général fut fixé, et tout se passa
comme l'année précédente. Georges se plongea comme les autres dans
le fleuve enchanté, et reparut sur l'autre rivage métamorphosé en une
magnifique cigogne, avec un long bec rouge , de longs pieds écarlates,
et le corps recouvert d'un plumage aussi blanc que la neige, sur
lequel se découpaient des ailes d'un noir luisant comme le jais.
»0n ne saurait préciser au juste le nombre de jours qu'employa
notre ami pour se rendre à Thérapia, par la voie des airs : ce qu'il y a
de sûr, c'est qu'il s'accoupla dans ces lieux avec une jolie cigogne fe-
melle, et bâtit son nid sur le faîte même de l'habitation de son père,
qu'il salua d'un joyeux battement d'ailes. Qu'il se sentit heureux de se
revoir auprès des siens , et de les trouver tous en bonne santé 1 Cepen-
dant, il ne suffisait pas au tendre cœur de ce bon fils de distinguer du
haut du toit son père, sa mère et ses sœurs : pour se rapprocher d'eux
davantage , il vola dans la cour, et se montra si doux et si privé , que
bientôt il eut la permission d'entrer jusque dans la maison. Depuis
cette époque, il ne laissa passer aucun jour sans se montrer, à l'heure
du repas, dans la salle où mangeait la petite famille réunie. Il piquetait
58
adroitement les miettes de pain qui tombaient sous la table basse (1),
et son cœur palpitait de bonheur quand sa vieille mère prenait sa tète
sur ses genoux , puis le caressait d'une main , tandis que de l'autre elle
lui mettait dans le bec quelque bon morceau : alors Georges agitait ses
ailes avec une grâce parfaite, et faisait cent tours comiques qui devaient
témoigner son amour et sa reconnaissance. Bien souvent, au milieu de
sa joie, il éprouvait toutefois une cruelle peine; car il entendait seâ
pauvres parens déplorer sa mort et celle de ses frères; et, quelques ef-
forts qu'il pût faire, il ne parvenait point à faire comprendre qu'il était
ce même Georges, présumé sans vie... Néanmoins, il ne perdit pas toute
espérance de trouver un jour un moyen de revenir chez lui sous sa
forme humaine ; et, afin de pouvoir prouver d'une manière irrécusable
qu'il avait été au sein de sa famille sous la forme d'une cigogne, il joua
le tour suivant à sa sœur chérie Kathiiika.
» Cette jeune fille avait, un jour, été priée à la noce d'une de ses
amies, et elle était occupée dans sa chambrclte à se parer, avec l'aide
de sa mère. Selon sa coutume habituelle, Georges n'était pas loin de
là. Kathinka venait de tirer d'un petit meuble une paire de bracelets
en argent, dont elle avait naguère hérité de son aïeule, et qui étaient
d'une valeur considérable, vu la pauvreté de cette famille. Elle avait à
peine ajusté l'un d'eux à son bras gauche, qu'un grand bruit se fit en-
tendre dans la rue , comme si un pascha, ou quelque autre grand per-
sonnage , passait à cheval avec sa suite. Curieuses, comme le sont
toutes les femmes, la mère et la fille coururent à la porte de leur mai-
son pour voir ce que c'était, et, dans leur empressement, elles laissèrent
le deuxième bracelet sur la table. A peine Georges se fut-il aperçu de
cet oubli, qu'il saisit le bijou dans son bec , vola sur le toit, et cacha sa
prise dans les ramilles de son nid. — Lorsque Kathinka revint dans sa
chambre, le bracelet ne se trouva plus; et, en cette occasion, la mère
ne manqua pas de faire à sa fille sur sa curiosité intempestive des re-
proches qu'elle méritait tout autant qu'elle. Elles se mirent pourtant
alors à chercher partout, mais leurs cffors n'obtinrent point de récom-
pense : l'objet avait disparu , et personne ne songea à la cigogne, qui,
dans son nid, se réjouissait à part elle d'avoir si bien réussi.
• Cependant, raulonuic était écoulé. Les cigognes <jui habitaient
' (i) Cc« tables sont d'orflinaîrc élcvéns «le Imil pouces ; on H'.isscoil à l'onloar, sar des
iapu ou (les nattes , ca cruii>antles jambes , etc. . ,i|)
59
Therapia, et celles des environs, s'étaient déjà plusieurs fois réunies
pour s'ciitendre sur leur prochain départ ; et, au jour convenu, Georges
prit son vol avec les autres. Arrivées au fleuve mystérieux, la méla-
raorpliose eut lieu de nouveau , et les habitans de la ville désertée ren-
trèrent dans leurs pénates sous leur forme humaine. Georges était
ravi d'aise d'avoir revu les siens; mais l'envie d'être réuni pour tou-
jours à eux s'était réveillée en lui plus vivement que jamais, depuis son
refour. Il adiessa donc au roi des prières si instantes, si importunes,
que cet excellent prince lui promit de songer à satisfaire son désir.
Après quelques semaines, un moyen fut trouvé : une troupe de cigo-
gnes-hommes reçut l'ordre de construire une chaloupe, et, en moins
d'un mois, ils eurent terminé une petite barque qui pouvait naviguer
convenablement; celle-ci fut remplie de provisions de tout genre,
puis mise à flots en grande pompe sur le fleuve dont il a été question.
Le roi ayant fait avçrtir Georges que tout était prêt pour son départ, il
voulut encore lui témoigner son auguste bienveillance, et lui fit cadeau
d'un sac rempli de pierreries qu'il tira de son trésor. Georges prit
congé du souverain avec une émotion bien vive ; il embrassa le bou-
langer et ses autres amis en versant des larmes, puis se plaça, avec
son riche présent, dans l'embarcation. Le câble qui la retenait à la
terre fut coupé alors, et elle glissa rapidement sur l'onde, entraînéç
par la force du courant.
«Quelques heures plus tard, le fleuve se précipitait dans une kata-
Tothra (1), et coulait pendant plusieurs centaines de lieues sous une
grotte de rochers. Georges, malgré tous les calculs qu'il fit depuis, ne
put jamais savoir au juste pendant combien de jours et combien dp
nuits il navigua de cette manière, car une obscurité profonde régnait
dans ce gouffre : toutefois , il estima .fipproximativement qu'il devait
ayoir passé plusieurs semaines sous ces voûtes sombres. Notre hardi
voyageur, malgré sa fermeté, était prêt à s'abandonner au désespoir, cjt
il maudissait l'heure où il avait quitté la cité hospitalière des Cigognes
pour se risquer sur les eaux d'un torrent,, qu'il s'imaginait déjà devoir
le conduire en droiture en enfer. Il était absorbé dans ces tristes pen-
sées, quand il crut voir dans le lointain un astre brillant; plus la
.1..; ^;. ■ - .
(i) Les Grecs nopimcnt kathavotra ( xarot/îaiôctse ) ,les ,ça;»er»es , ou fentes de rophcrs,
dans lesquelles beaucoup de rivières de ces contrées vont se perdre , pour reparaître à
quelque distance plus loia, ,,., _ ,
60
barque avançait et plus l'astre prétendu grossissait : il reconnut à la
fin que c'était la lumière du jour qui pénétrait par cette ouverture.
Avec la rapidité d'une flèche, la chaloupe sortit par cet étroit passage,
et Georg^es reconnut à une petite dislance de lui la ville de Smyrne,
où il avait été plusieurs fois. Il glissait alors plus lentement sur une
rivière (1) peu éloignée de cette capitale, et qui sort d'un groupe de
rochers. Personne, jusqu'à cette époque, n'avait pu deviner d'où pro-
venait la source de ce petit fleuve.
ajGeorges, après avoir caché sa chaloupe parmi les joncs, sauta
gaiement à terre, et se rendit à la ville pour y chercher une demeure.
Lorsqu'il eut arrêté ce qu'il désirait, il revint à sa barque pendant la
soirée, et, après en avoir tiré le petit sac de pierres précieuses qu'il y
avait laissé , il la coula à fond. Dès le lendemain, il fit appeler des juifs
pour leur veudre quelques brillans ; il eut la sage prévoyance de ne
pas montrer à la fois toutes ses richesses, et ne fit voir qu'une dou-
zaine de ses pierreries les plus belles. O prodige! les enfans barbus
d'Israël, en voyant les merveilleux joyaux, ne purent assez les tourner
et retourner entre leurs doigts, en les examinant à contre-jour ; et, en
dépit de leur système et de leur habitude, ils renchérirent à la fois les
uns sur les autres, et offrirent des sommes immenses. Georges, de
cette manière , se vit bientôt possesseur de deux tonnes pleines d'or.
Il commença par se pourvoir de mille choses nécessaires^ il se [)rocura
des habits magnifiques, une foule de serviteurs, et acheta, enfin, une
superbe frégate, qu'il a[>provisionna richement. Dès que son é(juipage
fut au complet, il s'embarqua avec tous ses trésors, et cingla directe-
ment vers Constantinople.
Quelques jours après, il jeta l'ancre devant Therapia. En arrivant,
il salua son lieu de naissance d'une longue salve de coups de canon, et
engagea les plus âgés du pays à venir à son bord. Ceux-ci se présen-
tèrent peu après, vêtus de leurs costumes de gala ; et le hasard voulut
que le père de Georges les amenât lui-même dans son kaïk. Le jeune
capitaine reçut ses hôtes de la manière la plus affable, et les pria de se
mettre à table : toutefois, il voulut que le vieux batelier mangeât avec
eux. Les vieillards firent un peu la grimace, mais ils n'osèrent pas
s'opposer à ce désir. Georges plaça son pauvre père à côté de lui, et lui
fit de nombreuses questions sur l'état de ses affaires. Lorsque les con-
(i) L(f fleuve Mêlas , près de Smjrae.
61
vies prirent congé du propriétaire de la frégate , celui ci fit présent au
batelier d'une poignée de sequins. En même temps, il accepta une invi-
tation pour une fête que les vieillards voulurent lui offrir, mais sous
la condition expresse que le marin qui les avait amenés serait aussi de
la partie avec sa famille. Le plus âgé d'entre eux promit, en se retirant,
que ses désirs seraient accomplis.
u Le lendemain , lorsque l'heure fixée arriva, Georges se rendit à
terre en grande pompe, et arriva au lieu de la fête tout éblouissant
d'or. Il plaça de nouveau son père à sa droite, et les vieillards à sa
gauche. Après que le vin eut un peu égayé les convives, le capitaine
commença à raconter ses aventures extraordinaires.
» — Entre autres singularités, dit-il, je vins un jour à Therapia sous
la figure d'une cigogne...
» Tout le monde se prit à rire, et crut que le jeune homme faisait
une plaisanterie.
'• — Je ne badine point, continua Georges, et je veux vous donner
la preuve que je ne dis que la vérité. — Monte, dit-il à l'un de ses do-
mestiques, sur le toit de la maison de ce batelier, et tu trouveras un
bracelet qui est caché dans les ramilles du vieux nid de cigognes.
» Son ordre fut exécuté, et l'homme rapporta bientôt le bracelet,
que Kathiiika reconnut aussitôt pour lui appartenir. La surprise dont
la vieille mère fut saisie eût pu la tuer; mais la joie de retrouver au
moins l'un de ses fils la soutint.
«Georges s'établit à Therapia, fit bâtir une superbe maison, et pro-
cura à ses parens toutes les douceurs de l'aisance, jusqu'aux jours tar-
difs de leur mort. Il dota richement ses sœurs, et les maria à de braves
gens. De plus, il fit élever à la mémoire de ses infortunés frères un
splendide mausolée , et fit une donation à l'église pour faire dire des
messes à leur intention.
» Les descendans du capitaine Georges vivent encore aujourd'hui à
Therapia et dans les environs, où ils jouissent d'un véritable bien-être
et de la considération générale »
Lorsque TYpsariote se tut , le kaïk longeait au nord-ouest la côte de
l'Ile d'Égine, et entra bientôt dans la rade de la ville du même nom.
Personne n'avait fermé l'œil jusqu'alors : cependant, comme la lune
brillait haute au firmament, et que les employés de la santé dormaient
encore, les vovageurs, s'enveloppant de leurs manteaux, s'étendirent
dans la barque, où, en attendant le lever de l'aube, ils se livrèrent pen-
dant quelques heures au sommeil. Le Comte de Corberon.
iLaïïÉiiiiipii^
yiiii.i,
ififoè BiqcnaiIT
2iS2îiil 911
P O H O L.
HISTOIRE DE 1829.
A vavxY).
V. Hugo. Notre Dame de Paris-
T»ani
I.
i:
L'IDÉE NOIRE.
' Il était grand , pâle et maigrej il avait un front large et osseux , des cbeveux
noirs , des yeux noirs j — c'est bien.
' ï*6ur le moral... sérieux comme un croqué-mort j triste, sombre, morue. —
Il crovaiten Dieu, en la Vierge-mère, au diable.
Lorsque ses camarades riaient, couraient ou devisaient joyeusement... lui,
croisait les bras , penchait le front, et se promenait à pas lents le long du mur
gris de la cour. — rêvant à l'erifér, aux laves brùlantrs, aux démons liidtiix; —
les cris des damnés râlaient à son oreille et le riie des démons claquait comme
le larabat du cloître... puis quand son imagination se dilatait éperdue dans
cet affreux cauchemar, une horrible main sèche et onglue lui montrait la place
qu'il deValt occuper là. ^
Alors SCS cheveux se dressaient et se tordaient sur sa tête; il fermait les yeux
et passait la main sur son front luisant d'u.:c sueur froide. — L'idée élait tou-
jours lij c'était une fille d'enfer épouvantable, désespérante , qui toujours le
suivait, rétreignait, le torturait, brunissant ses r«*'ves la nuit, accroupie dans
tonles sps pensées... et qui , !i\(?, impitoyable, loiijf)urs lui criait à l'oreille:
a damne! » Et pourtant il priait Dieu, il se signait au front avec de l'eau bé-
nite... il priait la Yierge-mère , se frappait la poitrine , pleurait.
Comme il venait de terminer sa troisième année de théologie, et qu'il avûît
63
trois ans à vivre encore avant que de pouvoir être ordonne prêtre de Dieu . —
il quitta le séminaire. Sa noire idée sortit avec lui...
II.
MISÈRE.
Son père était mort, sa mère était morte; il était seul au inonde. — Il eût
voulu mourir, lui aussi... Oh 1 non! je mensi
Il fallait qu'il vécût pour retarder l'heure de sa damnation... Vivre, n'im-
porte comment... mais vivre... dût-il mendier son pain... dûl-il le voler.
Oh I la vie — comprenez-vous? — c'était son espérance de condamné ... il y
tenait, il s'y cramponnait des genoux, des ongles et des dents, comme aux ron-
ces d'un précipice, — car la damnation était au bout. — Mais il voyait chaque
Iieure, chaque minute, chaque seconde briser, arracher, une de ces ronces qui le
tenaient suspendu , et toujours le nouvel appui qu'il saisissait se trouvait plus
près du fond de l'abîme. — Car vivre, c'est voler vers la mort, — car chaque
instant que nous vivons s'amoncèle et pèse sur notre vie et la pousse vers son
terme... comme les couches d'eau sur le caillou qu'on jette à la mer.
Aussi, il pleurait avec rage, avec désespoir, ses jours vécus... il eût voulu ar-
rêter les heures... mais les heures passaient rapides , échevelées, plus promptes
que le coursier de Mazeppa... •
Il était orphelin, sans ressources • — pour payer son grabat et son pain noir,
il lui a fallu vendre ses bardes, ses livres classiqueà. — Mais un jour il se
liouva qu'il eut faim , et qu'il ne lui restait plus que sa soutane râpée qui mon-
trait la corde , et son bréviaire huileux et noirci par l'usage... 11 sortit.
Il s'en fut sonner au séminaire... demanda le supérieur, et lui dit d'une voix
creuse: « J'ai faim! » Le supérieur le fit dîner. ' "»' "v r^ujjjii
Mais les chefs de ce saint lieu voulaient qu'il vécût ses trois djiff' dans lé
monde... espérant que son noir pressentiment l'abandonnerait là, plutôt qu'ici*
Ou lui trouva une place d'instituteur chez madame de Bax.
III.
UN AMOUR DE FEMME.
Elle avait trente-six ans, une jolie tournure , de belles dents , de beaux yeux
bleus... et deux fils de huit ou dix ans. — Depuis 1823 , son mari dormait dans
un linceul de marbre blanc — au Père-Lachaise.
64
Et voîci :
Comme elle n'osait convoler en secondes noces , crainte du qu'en dira-t-on, —
comme elle n'osait avoir un amant, crainte du scandale... et qu'il fallait pour-
tant qu'elle aimât ... elle aima Dieu, se fit dévote, jeûna.
Mais quand Pohol fut chez elle, avec son front pale, ses cheveux noirs sa
robe noire et sa noire mélancolie... elle en eut pitié d'abord... puis, n'aima plus
Dieu , et l'aima , lui!
Car elle avait deviné sous ce front une âme capable d'un amour immense ...
car, aussi , avec un homme de Dieu le secret est sûr, vous savez I
Il eut des soutanes neuves du drap le plus fin, des rabats qu'elle avait faits de
sa main blanche et rose, des bas de soie, de beaux livres, un bel appartement
avec pvie-dieu en acajou , et Christ en ivoire. — Il eut tout cela et de douces
paroles... mais il ne comprit pas.
Comment voulez-vous qu'il comprît... avec son idée qui le ronjjeait et le ren-
dait fou I
L'amour d'une femme de trente-six ans, c'est de la rage... elle parla plus clai-
rement, il comprit alors... et s'écria : « Arrière, démon I »
Il sortit de là avec trois mille cinq cents francs d'économies.
Madame de Bax se vengea. — Vous verrez I
IV.
NON!
Je vais vous dire pourquoi il voulait se faire prêtre.
Son idée de damnation était devenue certitude; car prières ni jeûnes , larmes
ni eau bénite, n'avaient pu exorciser ce fatal pressentiment, inhérent à sa pensée
comme l'âme au corps. Il était sûr de sa destinée d'enfer, aussi sur que l'est de
fipurer en Giève le criminel dont le pourvoi vient d'être rejeté... Et c'est pour
lutter contre cette destinée, pour forcer Dieu à être injuste en le damnant,
qu'il voulait consacrer au ciel son existence entière... qu'il voulait sur la teirc
le servir l'adorer de toute son âme, de toutes ses affections, lui qui devait le
maudire une éternité.
Voilà pourquoi.
Ainsijce fut avec joie ([u'il sortit de chez la diimc et qu'il se dirigea vers le sé-
minaire. Il avait vécu ses trois ans, il deii.aïula les ordres. — On lui dit:
«Non 1 »
Alors il quitta Paris et se présenta dans un séminaire de province. — On lui
dit: a Mon ami, revenez dans huit jours. Dans huit jours il revint; ou lui
dit : « Non I »
Il lança au ciel un blasphème de désespoir: il était comme le naufragé qui se
noie cl aux cris duquel le navire (lui passe répond : « Non I reste! »
Sa raison reçut un cho: terrible qui manqua la briser- car il se vit perdu.
Mais un rire de rage le prit : il revint à Paris , riant de ce rire et chantant.
V.
FOLIE.
a Vrai Dieu, dit-il , puisque je dois geindre et liurler dans la géhenne éter-
nelle , rions, et rions joyeusement. — Bien fou! de vouloir commencer mon
enfer sur la terie. — De la joie ici, gardons nos larmes pour là-bas I »
Et sa joie vous eût fait mal à voir, tant elle se trouvait gauche, embarrassée
et souffrante, sur ce visage austère et pâle; sur ses lèvres où elle venait s'as-
seoir, frémissantes encore d'un blasphème.
Savez-vous ce qu'il fit de ses belles soutanes dediap fin? — Des vétemens de
dandy. — De ses r.ibats? — Il les déchira dans ses dents et lesjeta à la rue. •
De ses trois mille cinq cents francs ? — Il s'en fut au Cent- treize les jeta sur le
tapis vert et s'en revint avec le décuple dans sa poche.
Oh I vrai! vous ne le recotuiaîlricz pas. Sa clievelurc noire et qui tombait
naguère inculte sur ses épaules, aujourd'hui se relève sur son front en boucles
élégantes; sa taille haute et cambrée moule un habit d'une coupe parfaite. Il
porte des bottes bien luisantes et carrées ; le gilet de satin; le pantalon quasi-
collant, — voire même le binocle d'or, la canne ou la cravache. Un dandv...
un vrai dandy!
Il dc^eùne au Café ;^nglais et dîne chez Véry, le pauvre abbé qui vendait ses
guenilles pour du pain noir.
Oh ! ne lui parlez pas du passé, ne lui parlez pas de demain... de grâce!...
ayez donc pitié de lui !... Laissez-le tournoyer à s'étourdir dans la ronde où l'il-
lusion renlraîne... Laissez-le, le pauvre jeune homme , courir les cafés dorés
les bals éblouis^ans, les promenades parées... laissez-le s'enivrer d'harmonie aux
Bouffes ou à l'Opéra... et soulever la poudre du bois de Boulogne sous les pieds
d'acier de son cheval anglais!
N'est-ce pas assez, lorsqu'il rentre chez lui le matin, à une heure ^ qu'il
trouve à son chevet une noire idée qui l'attend ?
3.
VI.
IMPRÉCATIONS.
« Damné î... Oh ! mon Dieu !...
1 Mais pourquoi?... Qu'ai-je donc fait ? Que fcrai-je donc? Ne t'ai -je pas
aimé vingt ans, u'ai-je pas voulu le consacrer ma vie, mon amour et mon
iiue ? — Tu m'as repoussé... suis-je maudit?
» Oh î maudis sois-tu , toi, bourreau et tyran !... toi , qui m'as jeté sur la
terre pour me voir souffrir et te rire de mes cris d'angoisse... Maudis sois-tu
de ce cœur qui voulait n'aimer que toi î maudis sois- tu de cette voix qui vou-
lait bénir ton nom et chanter tes louanges ! — Que du fond de l'abîme où ton
pied me pousse , mes blasphèmes t'atteignent dans le sein de ton bonheur , et
épouvantent tes anges ! »
Puis, il se prenait à frémir, tout seul dans son bel appartement... il n'osait
retourner la tète^ ni regarder ses glaces de Venise, de peur d'y voir une
joveuse face de démon lui rire parce qu'il avait maudit Dieu.
Puis c'étaient des remords , des prières , des larmes... c'était son front heurté
sur les marqueteries du parquet; puis un peu de sommeil avec des rêves d'en-
fer... puis , le réveil I
VII.
CONVERSION.
Mais dites-moi si cette vie de grand monde, de bruit et de joie, pouvait
durer long-temps pour le pauvre jeune homme qu'une pareille idée rongeait
sans cesse au cœur ?
Non !
Au bout de deux mois , il en eut assez des cafés dorés , des bals éblouissans,
dos promenades parées. — Il en eut assez de l'harmonie des Bouffes et de
l'Opéra. • — Il vendit son cheval anglais. — Il quitta son bel appartement dont
les places de Venise lui faisaient peur. — Il brisa s-a canne , sa cravache et son
binocle d'or: et s'en fut comme un simple écolier habiter une chambre dans
une maison de la Cité.
Plus de boucles sur le front , plus de joie sur les lèvres, plus d'habit de
dandy.
Et quand venait la nuit, il sortait et s'en allait rêver là où dorment les
I
67
morts... les morts 'dont les âmes chantent Dieu, ou le maudissent, et qui tous
élus ou damucs , dorment là côte à côte avec une croix au chevet de leur
couche !
Oh ! qu'il aurait voulu douter et croire au néant... croire que tout est fini
quand les vers vous ont rongé jusqu'aux os!
Mais je vous ai dit qu'il avait foi en Dieu , aux mystères , et à tout le reste.
Elle était trop pieuse pour lui permettre le doute, sa fidèle compagne, qui
lui disait toujours : « damué ! v *
VIII.
UN ANGE.
Il y avait un ange qui avait de beaux yeux plus bleus et plus purs que le ciel
de la Provence , de longs cheveux de soie, luisans, souples et fins, et qui
lorsqu'ils tombaient sur ses blanches épaules, les couvraient comme un man-
teau d'or.
C'était un ange de seize ans, à la taille de guêpe, au front candide au re-
gard baissé , au pied si petit î... Et pourtant il n'avait point d'ailes , car il était
jeune fille et se nommait Marie.
Elle était vêtue d'une robe noire à raies blanches, et, tous les soirs, elle ve-
nait poser ses deux petits genrtux sur une tombe nouvelle , et mouiller de ses
larmrs un nom écrit en lettres blanches sur une croix peinte en noir. — C'était
au Pèrc-Lacfiaise.
Sur celte croix étaient ces mots : Marie- Françoise Lehoy , décédée à Vase
de trente-quatre ans , /e 12 septembre 1828. — Puis ceux-ci : « Je t'attends là-
Iiaut! »
Hélas I mon Dieu ! comme elle priait la pauvre jeune fille I comme elle em-
brassait celte croix posée sur la lêle de sa mère !... jusqu'à ce qu'un homme
vint qui la louchait doucement sur l'épaule et l'emmenait. C'était son oncle.
Il y avait bien des ans que sou père était mort et qu'elle avait porté pour lui,
toute petite^ la robe noire et blanche.
Eu 1815. — Vous savez.
IX.
INTRIGUE.
Cefutlà, auPère-Lichaise, qu'illa vit... et ce fut pour la voir prier et pleurer
qu'il y revint tous les soirs.
68
Point de détails j laissez-moi vous dire qu'il l'aima de toute la force de son
âme exaltée... qu'il l'adora comme il eût adoré Dieu, si Dieu ne l'eût pas maudit.
Comprenez-vous? aimer un ange, lui! vivre sa vie avec un ange I Ouïr cet
ange, lui dire des paroles d'amour! 11 rêvait cela , le damne...
Oh! je ne vous le dis poiut^ car cela ue peut se dire! comprenez donc, ou
brûlez ceci.
Dès que l'oncle était venu toucher à l'épaule de Marie et l'emmenait , Pohol
tombait à genoux à la place qu'elle quittait, il pleurait sur cette croix de bois j
sur cette pauvre morte qui avait perdu sa fille et qui l'attendait ià-hautl...
Marie, en s'en allant, voyait cela.
Que voulez-vous que devienne ^ hélas! un amour né au Père-Lachaise?
Il Y eut une autre femme , non en deuil , qui vint une fois par hasaid, et se
diripea vers un beau mausolée. En passant elle vit un grand jeune homme , de-
bout les bras croisés et les regards attachés sur une jeune fille en deuil accrou-
pie devant une petite croix ; elle le reconnut... et poursuivit sa marche vers la
riche tombe de marbre.
Depuis lors elle revint tous le» jours.
Un soir, entre autres, quand Marie s'en fut allée , et que lui était à genoux ,
cette femme s'approcha... lentement... elle semblait craindre. Lorsqu'elle fut
bien près, elle dit à demi-voix : « Pohol ». Sa voix tremblait...
Lui se leva, reconnut celte femme et s'écria encore : « Arrière, arrière, dé-
mon I »
Il s'enfuit rêvant à son ange.
X.
ORAGE.
Vous allez voir.
Marie est là qui pleure... Pohol est à quelques pAs d'elle , il la regarde et rêve
son beau rêve ! Je ne sais si l'autre femme... n'importe. La nuit venait.
Vint aussi un orage d'automne, furieux , épouvantable, rugissant... avec sa
crinière de feu... son hennissement qui fait peur... La pluie tombait en larges
colonnes, et la grêle pétillait sur le marbre des tombes et sur cette forêt de
croix...
Il s'élança vers Marie et l'enlaça dans ses bras avec frénésie et frayeur... car
la foudre éclatait , bondissait , frappait çù et là. Il l'entraîna.
Oh ! cela faisait frémir!
Il semblait un vampire, lui, vêtu de noir, pâle et sombre... avec soa regard...
69
lui... emportant une jeune fille... foulant les tombes... se heurtant aux croix...
et quelquefois sentant craquer et s'affaiser sous ses pieds le sapin vermoulu d'uno
bicic. Ainsi il courait dans rombre... et apparaissait comme une vision quand
un éclair lui jetait sa lueur rouge, au milieu du grondement de l'orage, du
battement de la pluie , du sifflement de rouragan dans les cyprès.
Oui , cela faisait frémir, je vous dis.
Ce fut dans un mausolée, dont son bras de fer brisa la porte de fer, qu'il se
blottit avec elle.
Avec elle... avec elle!... oh! qu'il était heureux, le damné!
XL
HORREUR.
Oui I... car il essuva de ses lèvres ces cheveux blonds ruisselans de pluie...
car il réchauffa de ses baisers hrùlans et frénétiques ce front blanc et glacé
comme la statue d'un tombeau... car il la tenait sur ses genoux, frémissante de
terreur... sans voix... liaietantc... 11 lui tint des propos extravagans d'amour, de
damnation, de bonheur, que sais-jo^ Jl était fou! il parlait... il parlait à son
ange et répétait sa phrase folle quand le ciel criait plus haut que lui, chaque
mot, entre deux baisers... chaque baiser, entre deux éclats de tonnerre...
Horrible !
Elle , que vous dirai-jc ? c'était pour elle un rêve affreux , un cauchemar... elle
doutait si elle vivait et veillait... elle ne pouvait parler, crier, ui se défendre^
à demi-morte qu'elle était, d'éjiouvante et d'émotion...
01» !... l'ange était en enfer et le damné au ciel!
Quand l'orage eut ces-é et que l'aube commença à poiudre, ils retraversèren t
le champ dos morts. Maiie n'osa regarder la tombe de sa mère... mais Pohol y
jeta un coup-d'œil en passant.
La foudre avait brisé la croix de bois. . |j [.,..
XIL
DÉSESPOIR.
Il fallait riiymcnce... car l'hyménée efface tout. Pohol se rendit donc cher l'on-
cle de Marie ; ce pauvre homme qui avait passé une si lamentable nuit , et à qui
Marie avait menti en rentrant, il le fallait.
L'oncle ne dit pas non j il demanda teulement quelques jours pour s'informei ;
c'était justQ,
70
Il fut s'informer au séminaire.
Les quelques jours écoulés, Marie interrogea son onde. Celui-ci, pour toute
réponse, lui remit une lettre ouverte. Après l'avoir lue elle sortit sans bruit j
c'était le soir.
Queliues instans plus tard, vint le damné avec de respérance dans le cœur,
du bonlicur dans l'avenir à le rendre fou, à tuer sa noire idée.
« Eh bien ? fit-il d'une voix frissonnante d'espoir.
» — Jamais!... lui fut-il répondu. »
Ohî la rage le prit et le roula par terre avec un râle effrayant... il embrassa
les genoux de l'oncle, d'une force à lui faire mal... il conjura, pleura, pria...
menaça I...
L'oncle appela ses gens.
Pohol se leva droit alors et cria : 11 me la faut! Il s'élnnça dans l'escalier, par-
courut la maison , les chambres, appelant Marie. Elle n'y était pas.
Il sortit, courut la ville, courut les églises , courut au Père-Lachaise... Rien !
Savez-vous où il la trouva le lendemain à l'aube? à la Morgue!.., morte...
noyée... couchée sur un lit de marbre , avec des taches bleues, noires , violette»
sur le corps... et morte !
XIIL
UNE LETTRE. y
Morte par un suicide, elle était donc damnée! Et sa mère qui V attendait là-
haut l
Sa main droite était fermée avec une force convuUive : on vovait le coin d'une
lettre entre ses doigts crispés. Pohol ouvrit cette main , brisant presque les doigts,
prit la lettre et la lut... Elle était datée du 15 janvier de la môme année, adres-
sée au supérieur du séminaire, et signée Julie de Bax. Le contenu le concernait
et était horrible de calomnie.
Quand il vit cela , un rire effrayant le prit, ses dents claquèrent...
« Je la tuerai ! dit-il.
» — Qui donc ? demanda le concierge de la Morgue.
» — Oh ! vous verrez ! »
XIV.
UN AMOUR D'HOMME.
Voilà , parbleu î un riche appartement, une belle tenture , de beaux meubles...
Un lit voluptueux , ma foi ! sans soa manteau de soie... et puis , celte petite lampe
71
qui se meurt et qui laisse tomber sur tout cela ses débiles rayons blanchis par le
veirc brut qui l'entoure I... Oli ! cet appartement me plaît.
Dans ce lit, une femme dort. — Est-elle jeune ou vieille? — Mais, pas très
vieille, sans doute, puisque son appartement est si frais.
C'est madame de Bax. — Minuit.
Voici que les rideaux de soie de la croisée se meuvent... voici qu'un homme
en sort, velu de noir, (jrand... Voici qu'il s'avance sans bruit, s'arrête auprès
du lit, croise les bras et appelle : «Julie! »
Comme elle dorl I il faut qu'il la secoue pour l'éveiller.
Ne tremblez pas ; vous allez voir.
« Point de cris, femme! dit l'homme, c'est Pohol que tu aimes et qui repous-
sait ton amour, comme Dieu repoussait le sien... je t'aime aujourd'hui, et je
reviens vers toi... oh! cela te semble un rêve, n'est-ce pas? tu ne m'attendais
pas, aujourd'hui, à cette heure, jamais... regarde, c'est bien moi, pourtant!...
Mais tu ne me dis rien?... est-ce que tu as peur?... est-ce que tu n'as pas de joie
à me revoir? »
Elle avait peur, vrai Dieu! et sa main^ que l'homme avait saisie et qu'il pres-
sait dans la sienne, tremblait!
a Tu m'aimais bien, Julie... je le sais, c'est pour cela que tu m'as empêché de
consacrer à Dieu ma vie^ lu la voulais pour toi. Eh bien! à toi ma vie et mon
dme ; je ne le quille plus... toujours auprès de toi... Auprès de toi, toute l'éter-
nité! 1) ajouta-t-il en serrant les deuts.
Mais il se remit.
XV.
MEURTRE.
<i Vois cette lettre, elle est de toi ; c'est celle, t'en souvient-il, que tu écrivis au
supérieur de mon séminaire quand je voulais y rentrer en quittant ta maison...
cette lettre où tu me calomniais par amour, tu ne sais pas que Marie l'a lue et
qu'elle s'est noyée après... Je n'ai donc plus ici-bas que ton affection; aussi je
viens à toi et je t'aime... Ne le crois-tu pas? Mais vois comme je ris, comme je suis
heureux là, à tes côtés... comme mes baisers brûlent sur ta main qui tremble...
Tu ne dis rien, Julie?... parle-moi, parle-moi donc... dis-moi que tu me par-
donnes et que tu m'aimes encore... Il me faut ton amour, vois-tu; il me Ivî
faut ! c'est mon dernier espoir , ma dernière joie , ne me l'ôte pas , au
nom de »
|l n'osa dire : au nom de Dieu,
72
Quand il l'eut bien rassurée à force de paroles d'amour, de supplications de
baisers, et qu'elle eut dit : oui!... il se pencha sur elle comme pour l'étreindre,
et lui enfonça un couteau dans le sein.
« Damnée ! s'écria-t-il avec une joie fcrocc , elle n'a pas eu le temps de dire
à Dieu : pardon I »
Il ranima la petite lampe, revint auprès du lit et contempla cette femme morte
et ce sang qui coulait...
Il riait en voyant cela.
XVI.
MAITRE SAMSON.
Il fut jeté à la Conciergerie, dans un cachot bien noir... Il se promena dans
ce trou de six pieds cubes, impatient d'aller au rendez-vous oii deux femmes
l'attendaient déjà.
Puis il s'assit aux assises, siu- le banc des accusés. 11 n'écoulait pns. Pourtant
quand son avocat se leva et qu'il voulut le défendre^ Pohol se leva aussi et cria :
o Cet homme ment. — Arrêt de mort I — C'est bien ? fit-il ».
Un prêtre vint, Pohol blasphéma , le repoussa, le maudit. Il voulait aller où
était son ange, où l'autre femme était aussi , grâce à lui.
Maître Samson l'accompagna en grève.
Voilà!
POST-FACE.
Le corps de la novée a été donné aux vers de Vaiigirard • c'est là le cimetière
de la Morgue.
Celui de la dame de Bax est au Père-Lachaisc, dans le mausolée que vous sa-
vez ; auprès de son époux, la digne femme!
Pour Pohol , mutilé par le couperet du docteur philanthrope et taillé par le
scalpel de l'étudiant, on a jeté à Clamart ce qui restait de lui.
Mais les trois âmes sont ensemble ! là où la vôtic ira , si vous mourez sans con-
trition !
Marc-Michel.
73
LÉGEiNDES ARTÉSIENNES.
LE COMTE RAOUL.
A trois lieues environ des bords de la Manche, dans le département du Pas-
de-Calais , composé d'une partie de l'ancienne province d'Artois et du gouver-
nement boulonnais, se trouve, au fond d'une vallée, un reste de vieux cliâleau
auquel on a joint récemment un corps de bâtiment moderne. Une petite ri-
vière, qui jîrond sa source un peu plus avant dans les terres, baigne les murs de
l'cdifice, qui était autrefois entouré d''un parc dont les hautes murailles de clô-
ture s'aperçoivent encore en quelques endroits. Il n'y a pas cinquante ans que,
au-de^su5d'lJne porte qui avait dû être jadis l'entrée principale, on remarquait
encore, en forme d'armoiries, deux cignes tenant chacun la moitié d'un anneau-
cet emblème rappelait aux bons villageois qui passaient devant le château , une
légende qui remontait au temps des croisades , et dont la mémoire de chacun
d'entre eux avait été ornée de père en fils depuis ce temps reculé.
Voici ce qu'un soir d'hiver, à la veillée, mon père m'a raconté à ce sujet.
lie domaine de Souverain-Moulin appartenait au sire Raoul de Crécy, qui y
demeurait. C'était en 1249 , sous le règne de Louis IX , connu sous le nom de
saint Louis; ce prince , dans une maladie qui le conduisit aux portes du tom-
beau, fit vœu à la Sainte-Tierge , si elle lui donnait la vie sauve, de consacrer le
reste de ses jours à combattre les infidèles qui opprimaient les clirétiens de la
Teire-Sainte. Son vœu fut entendu, car il recouvra bientôt après la santé j fi-
dèle à ses eiîg.Tgcmens , il se disposa aussitôt à exécuter celui qu'il avait formé,
et il commença les préparatifs d'une grande expédition contre les ennemis de la
foi. Il fit annoncer dans tous les lieux de son rovaume la faveur spéciale dont la
Sainte-Vierge l'avait comblé et le vœu qui l'avait précédée ; en conséquence, il
invitait toute sa fidèle noblesse à prouver son zèle pour la religion et son atta-
chement à sa personne, en venant se réunir sous le grand oriflamme qu'il allait
déployer à Saint-Denis.
Le comte Raoul avait alors trente ans _, et nul guerrier de ce temps n'éprou-
vait ua plus vif entUousiapme pour les exploits chevalerescjucs 5 déjà, dans v^i^ip*
74
tes occasions , ses ennemis avaient éprouvé qu'une cpée avait du poids dans ses
mains ; on peut donc penser qu'il ne fut pas des derniers à répondre à l'appel
du monarque, et que ce fut un vrai jour de fcte pour lui qne celui où, à la icte
de vingt hommes d'armes bien équipés , il sortit un malin de la cour de son
château au son des cymbales et des clairons. Tous ses vassaux , de quatre à cinq
heues à la ronde, s'étaient rassemblés à cette occasion, tant pour jouir du coii|)-
d œil de l'appareil guerrier que pour faire leurs adieux à ceux de leurs parens
ou amis qui partaient pour l'expédition; ils accompagnèrent la petite troupe
jusque sous l'éminence du Mont-Lambert, qui n'est qu'à une lieue de Boulo-
gne , et là ils se séparèrent, non sans s'être adressé force vœux pour la bonne
réussite de leurs entreprises. Au moment où les vassaux s'apprêtaient à regagner
leurs demeures et faisaient retentir l'air de nombreux vivats en l'honneur de
leur seigneur, une petite troupe de cavaliers, qu'on avait aperçue depuis quel-
ques instans dans le lointain , arriva au galop à l'endroit où ils étaient rassem-
blés, et on remarqua au milieu d'eux une femme, qui alla se placer, sans façon,
a coté du comte. Le murmure de la foule témoigna que c'était la comtesse, et
l'on put remarquer facilement, aux chuchotemens et aux regards de côté que
lui jetèrent les assistans, que, si le départ de leur suzerain excitait leur dou-
leur, celui de son épouse leur inspirait un sentiment qui était plutôt de la joie
qu'autre chose.
Le comte Raoul s'était marié fort jeune; la demoiselle de Carapigneulles, son
épouse, avait reçu dans son enfance plus de mauvais Iraitemens qne de caresses
de ses parens, et, comme il arrive d'ordinaire, son caractère en devint sombre
et acariâtre. A force de souffrir sans pouvoir se plaindre, elle parvint à acqué-
rir, avec une profonde dissimulation, un entier empire sur elle-même. Elle
avait dix-huit ans quand le comte l'épousa, et elle était d'une beauté remar-
quable, La sujétion absolue qui avait jusqu'alors pesé sur elle lui avait donné un
vif désir de domination j et, ce qui lui avait fiiit agréer avec plaisir la main du
seigneur de Crécy, c'est que sa physionomie, d'ordinaire froide et apathique,
lui fit présumer qu'elle trouverait en lui un caractère peu ferme et qui pren-
drait facilement pour guide les caprices de sa femme. Elle s'était trompée du
tout dans son calcul : le comte Raoul était un de ces hommes dont l'âme insou-
ciante pour les circonstances communes de la vie , savait, quand les évcnemens
l'exigeaient, se grandir hardiment à leur hauteur; quand les caprices delà
comtesse n'étaient que des caprices, c'est-à-dire de ces manies frivoles, dont
aucune femme n'est exemple, le comte feignait de ne pas les ai)ercovoir , ou
bien se contentait de hausser les épaules, en signe de pitié; mais , quand ces ca-
prices, dcvcaus tout-à-fait déraisonnables ou ridicules , essayaient de se forma-
75
1er en ordre, alors, un coupd'œil d'autorité ou une parole ferme et brèvo
a\crtissait la jolie femme qu'elle avait déjà passé les limites, et qu'il y avait du
danger pour clli; à essayer d'aller plus loin. On concevra , d'après cela , qu'une
affection trop vive ne tyrannisait pas les deux époux; ccpcudant, jamais aucun
gios mot, jamais aucune scène violente ne vint troubler ouvertement la paix du
ménage; s'ils n'étaient pas amis, du moins vivaient-ils en ennemis honorables. Le
comte, au reste, n'avait contre sa femme aucun sentiment de haine : il ne l'aimait
pas, voilà tout; mais pour la haïr, il n'y pensait assurément point, peul-étie ne
le daignait-il pas; elle , en revanche , lui avait voué une haine toute cordiale,
toute italienne, et, depuis long-temps déjà, elle épiait le moment de la conten-
ter. Elle crut en trouver l'occasion dans le voyage que son mari entreprit pour
outre-mer, et c'est ce qui f.iit que nous la voyons, à l'heure qu'il est, rejoindre
le comte sous Téminence du Mont-Lambert. On présume bien qu'elle n'oublia
pas, pour colorer ses vues, de parler à son époux des fatigues qu'il allait
essuyer, des peines qu'il aurait à supporter, des blessures qu'il pourrait rece-
voir, et de mille autres inconvéniens qu'une femme et qu'une épouse, surtout
mieux qu'aucune autre, sait faire oublier; elle lâcha même un mot sur leur
tendie amour , que l'absence pourrait refroidir. Le comte pensa tout simple-
ment que la comtesse voulait voir du pays ; il regardait sa femme comme une
folle et non comme une forcenée.
La petite troupe se mit donc en marche. Raoul et son épouse chevauchèrent
quelque temps à côté l'un de l'autre, échangeant, de temps à autre, pour ne
point provoquer la malignité de leur suite, quelques banales obîervations sur
la nature , les localités, et la cause qui les éloignaient de leur manoir. Immédia-
tement après le comte, marchaient ses deux écuyers, l'un, déjà un peu grisonne
et l'intime ami du seigneur de Crécy; l'autre , jeune chevalier à mine franche
et rosée, et d'une des plus nobles familles du pays. Après quelques heures de
voyage , le comte avait épuisé tout son répertoire d'amabilités qu'il tenait en
résolve pour sa femme, et, retenant un peu la bride de son cheval, il accosta soa
vieil écuyer, avec lequel il engagea un long entretien; la comtesse se tint encore
quelque temps en tète de la troupe, puis, ralentissant aussi insensiblement
l'allure de sa haquenée, elle se trouva à côté du jeune écuyer, avec lequel elle
ne tarda pas non plus à entrer en conversation.; et l'on remarqua, pendant tout
le reste du voyage, que les regards de la dame étaient beaucoup plus bienveil-
lans et son langage et ses gestes beaucoup plus anmiés auprès du jeune vicomte
de Béthune qu'auprès du noble châtelain son époux.
Nous devons abréger les détails de la route, de la jonctiou de Ja troupe du
76
comte avec le corps principal des croisés pour nous transporter de suite en
E{i;ypte, lieu de débarquement de l'expédilion.
Les Sarrazins attendaient les Croises ou débarquement, et le premier pied de
terrain qu occupèrent les chevaliers au sortir de leurs vaisseaux , ils furent
obligés de le conquérir l'épée à la main. Leur intrépidité cependant eut bientôt
fait place nette du rivage, qui , un instant auparavant , semblait une immense
forêt sous les bataillons serrés des ennemis ; les Croisés précipitèrent alors leur
marche dans les terres. Quelques jours après, Damiette, ville forte du pays, était
en leur pouvoir; et la principale mosquée purifiée, au lieu de chants sacrilèges,
retentissait d'hymnes chrétiens en actions de grâces des premiers succès de
l'armée. Il est inutile de dire que, dans les différens combats qui eurent lieu
jusque là, le comte Raoul ne le céda à aucun autre en courage et en valeur. Il
était puissamment secondé par ses deux écuyers : le vieux Renaud de Saint-
Martin ne quittait pas le comte d'un instant , et chacun convenait que sous
des cheveux gris il portait encore un bras qu'un jeune homme n'aurait [)as renie.
Le vicomte de Béthun.e, lui , se voyait rarement deux fois à la même place;
dès que le choc commençait, sa fougue imprudente l'emportait au milieu de la
mêlée, où il frappait de droite et de gauche, jusqu'à ce qu'il eût percé les rangs
ennemis ou qu'il se fût fait désarçonner, ce qui le forçait alors à se replier, au
risque de rester entre les mains des infidèles; dans une reconnaissance qu'il alla
pousser au dehors de la ville , avec quelques autres chevaliers, on crut que ce
malheur lui était arrivé ; il disparut tout- à-coup aux yeux de ses camarades, et
personne ne le vit pendant plusieurs jours. Par une malheureuse fatalité, le
comte, à cette époque, crut avoir deux pertes à déplorer au lieu d'une. Son
épouse, dans une procession que l'armée fit dans la ville , se trouva, on ne sait
comment, séparée de lui , et ce ne fut que le second jour que, pAIc et les habits
en désordre, elle reparut dans le logement de son époux; elle assura avoir été
arrêtée au coin d'une rue par des infidèles déguisés, et elle ne s'était échappée
de leurs mains qu'avec des peines infinies; on apprit en même temps que le
comte de Béthune venait de se retirer d'un danger à peu près semblable, et
qu'il avait aussi lejnint ses conjpa gnons.
Quelques uns des chevaliers de la suite du seigneur de Crécy, auxquels n'a-
vaient point échappé les manœuvres de la comtesse et du vicomte, pendant le
voyage, trouvèrent bien à cliiicholcr entre eux sur cette disparition et ce retour
simultané; mais le comte n'éleva aucun soupçon à cet égard, et il ne se livra
qu'au plaisir de retrouver deux personnes qui lui étaient attachées par des liens
si ctioits. Peu à peu, la ville fut assez sûre et assez tranquille pour qu'on osdt
t'y Jiasarder avec une suite peu oombreuse , et (Jes promenades assez frcqucatcs
77
que la comtesse de Crécy y fit avec son jeune écuyer ne furent aucunement
remarqui'cs, ji co n'est peut-être aussi par les inconif^iblcs clievaliers dont je
viens di' parler, et qui s'obstinaient à voir l'iionneur de leur suzerain compromis
dans ces courses en tête à tête.
Cependant, l'armée croisée résolut d'aller faire le siège du Caire, une des plus
fortes positions de l'Egypte , et éloigné d'une quarantaine de lieues de Da-
mictte. On sait que ce fut dans ce trajet que les maladies se répandirent dans
l'armée, et que leur influence paralysa le succès de l'expédition. L'inertie et le
découragement s'étaient emparés des troupes; et, après quelques efforts inouïs
de la part des plus braves, le roi et une partie de son armée étaient tombés au
pouvoir des ennemis; le comte Puaoul et son vieil écuver furent de ce nombre.
La comtesse était restée à Daniiette; le jeune vicomte deBéthune partit aussitôt
pour l'instruire de ccfâcheux événement. La comtesse reçut très bien son bel
ambassadeur. Elle instruisit ses alliés du malheur qui lui était arrivé et , pen-
dant quelques jours , elle resta enfermée chez elle avec son écuver, sans doute
en proie à sa douleur; puis, ayant réalisé le montant delà rançon de son époux
elle fit repartir le vicomte pour la reporter au camp des ennemis; mais on ne
sait ce qui arriva au jeune écuyer : les uns dirent qu'il avait été attaqué et dé-
valisé en route par des Sarrazins ; d'autres, que lui-même ne jugea pas à pro-
pos de s'acquitter de sa commission; d'autres, enfin, qu'il ne reçut pas une li-
vre à porter de la part de la comtesse; toujours est-il qu'on n'entendit plus
parler de lui parmi les Croisés, et que la rançon du comte ne lui arriva pas. II
est certain aussi qu'en même temps qu'elle faisait partir son écuyer pour le
camp ennemi, la comtesse s'embarquait sur un bâtiment qui la ramenait dans
son manoir, et qu'en y arrivant, elle annonçait qu'elle avait eu le malheur de
perdre son noble époux dans la guerre sainte. Le jeune vicomte reparut aussi
dans le pays quelque temps après l'arrivée de la comtesse , et peut-être même
qu'une personne qui eût été dans l'intimité du château eût pu assurer qu'ils y
étaient arrivés ensemble
Vingt ans après ce qui vient d'être raconté , un bâtiment, pendant une nuit
obscure, déposa sur la côte un malheureux, dont l'air do souffrance et les
vêtcmens négliges annonçaient qu'il était dans un dénuement complet. Il resta
pendant quelques instans couché sur les dunes arides qui bordent la côte; mais
un vent de nord-ouest qui sifflait de la mer, et la faim qui lui déchirait les en-
tiailleSjle forcèrent bientôt à se choisir un autre abri que le ciel, et un autre ali-
ment que la bise ; il avança donc dans les terres, et il essaya de se faire ouvrir la
porte de plusieurs cabanes qu'il trouva sur sa route ^ mais l'heure avancée
78
6t les nombreux brif^anda^es qui se commettaient en ce temps , rendirent
ses efforts infructueux. Sa fatij',ue et sou épuisement claiciit à leur comble;
cependant, la nécessité lui prêta encore quelques forces, et il continua à mar-
cher devant lui jusqu'à ce qu'il se vit arrêté par une forêt. Il sentit alors qu'il
lui était impossible d'aller plus loin, et, faisant quelques pas dans les âibres , il
céda à son mauvais destin , et se laissa tomber. Une profonde léthargie lui tint
lieu de sommeil jusqu'au lendemain à une heure assez avancée. Sentant alors de
nouveau les lirailiemens de la faim, il jugea qu'il lui fallait poursuivre ses re-
cherches de la veille, et il s'enfonça dans le bois vers une clairière qui lui parut
être une issue; il y trouva un bûcheron qui , assis sur le gazon, prenait son mo-
deste repas. L'artisan, à l'aspect du voyageur, se leva précipitamment , et sa
première pensée fut de prendre la fuite à la vue d'un homme dont l'accoutre-
ment et la mine lui S(mblaient appartenir plutôt à un voleur qu'à un autre
homme; cependant, comme il sentait sa coignée à côté de Ini , il laissa s'appro-
cher l'inconnu et attendit qu'il s'expliquât. Il eut bientôt reconnu, à l'air de
profonde vérité dont le voyageur lui fit le tableau de sa position, qu'il s'était
trompé dans ses conjectures, et qu'il avait affaire à un malheureux qui devait
exciter plutôt sa pitié que ses craintes ; il l'invita alors à s'asseoir et à partager
avec lui son morceau de pain ; l'étranger ne se fit pas prier, et il mans;ca avide-
ment. Se sentant un peu mieux , il se disposa à continuer sa route, et il pria au-
paravant son généreux compagnon de lui dire en quel endroit il se trouvait ;
celui-ci lui apprit qu'il se trouvait dans le bois de Si.uveraiu-Moulin. « De
Souverain-Moulin I s'écria l'étranger; je suis donc dans le Boulonnais? —
Vraiment oui , dit le bûcheron ; connaîtricz-vous ce pays? — Quelque pcti ; j'y
ai passé autrefois. Ce domaine appartenait, je crois, au comte Raoul de Crécy;
est-il encore de ce monde;? — ]Von , pour notre malheur. Le brave seigneur
était parti pour la Terre-Sainte avec son épouse , une méchatile femme, que
Dieu confonde , chbieni le coml-e y est resté et sa femme est revenue: c'est
toujours ainsi que les choses se passent d'ailleurs; les bons s'en vont , les mé-
cham restent. — Et la comtesse est encore vivante? — Oui , oui; et elle vivra
encore long- temps, c'est toujours comme cela. — Et elle n'est pas lemariée? —
A l'église? non, pas encore; jnaison assure que ce sera très prochainement
Allez, il V a eu bien du louche dans toutes ces affaires Au reste, je n'ai pas
besoin de vous conter toulrcla. » L'élranj^f^r partit là-dessus , et un froncement
de sourcil, qu'il fit en s'éloignant, aurait fait reconnaître à un homme plus
clairvovant que le villageois que ses dernières paroles avaient produit une forte
impression sur lui. Il prit un sentier détourné , qu'il retrouva non sans quelque
peiue, et il s'achemina vers le château de son vieil écuycr^ le sire de Saint-
79
Martin. II ne tarda pas à apercevoir les vieilles tours du manoir, dans lequel ua
varlet l'introduisit sans façon, dès qu'il eut déclaré avoir quelque chose d'im-
portant à communiquer au châtelain. Il entra dans une grande salle, où il re-
connut, dans un vieillard assis dans un fauteuil, la personne qu'il cherchait.
Quant au sire de Saint-l\[irlin , l'aspect du personnage qu'il avait devant les
yeux lui fit , au premier abord , éprouver la même impression que celle que
ressentit le bûcheron. Le comte resta pendant quelques instans devant lui sans
parler, pour voir s'il serait reconnu. A la fin , s'apercevant que le regard de son
ami ne le devinait pas, il s'approcha de lui, et lui présenta son doigt, où était
un anneau qu'il le pria de considérer; le vieillard l'examina attentivement et
trouva écrit dessus: Herminie de Campigneidtcs ; puis, jetant de nouveau
ses regards sur l'inconnu , il sauta de son fauteuil à son cou , en criant : <» C'est
mon pauvre Raoul I... Bon Dieu I comme te voilà équipé; quelle figure, quelle
barbe tu as I Va, il s'en est passé des nouvelles, depuis qu'on ne t^a vu; mais
allons au plus pressé et sans faire de phrases : ta femme se remarie aujour-
d'Jiui. » Raoul se contenta de répondre à cette observation : « Je suis étonné
qu'elle ait attendu si long-temps. — Attendu , reprit le vieillard , elle a attendu
après le sacrement , mais après le reste je n'^en répondrais pas pour rien. Écoute
je me suis toujours permis de te parler un peu franchement, de te dire la vérité,
enfin : eh bien ! si ce n'eût été par égard pour toi , je crois qu'il y a lonp-temps
que je serais allé faire un esclandre dans ton manoir j il y a des choses que j'ai
vues et dont je puis répondre : par exemple, que le vicomte de Béthune, avec
lequel elle est revenue de l'expédition, a été son amant pendant trois ans ; que
le sire de Courcelles l'a remplacé; qu'il a été remplacé à son tour par le sei-
gneur de Tiennes, lequel a cédé sa place à Jean de Mannighen, sire de Wismes,
qui doit serrer aujourd'hui le nœud de l'hymen avec elle. Il y a d'autres choses
qu'ont rapportées des personnes dignes de toute confiance, c''est qu'à l'annonce
de ta captivité, madame la comtesse a feinl d'envoyer ta rançon au camp ennemi,
et qu'au lieu d'en prendre le chemin, le vicomte de Béthune, qui en était
chargé, a pris le chemin du vaisseau qui l'a ramené ici avec ta femme ; tu sais,
si je te dis loutcs ces choses, quel intérêt me les inspire... » Le comte lui pressa
la main affectueusement. « Je n'en attendais pas tant d'elle, dit-il; cependant
tout cela ne m'étonne pas entièrement ; puis il ajouta; Rends-moi le service
que voici : va présenter cette bague à madame la coftitesse , sans lui parler de
mon retour, et nipporte-moi ce qu'elle aura dit. » Le vieil écuyer fit aussitôt
apprêter son cheval , et ii ne tarda pas à disparaître dans l'avenue et à faire ré-
sonner les pavés du manoir de Souverain-Moulin. La comtesse était alors au
milieu d'une nombreuse compagnie qui respirait l'air dans le parc^ le sire do
80
Saint-Marlin l'aborda poliment, et la pria de lui accorder quelques minutes
pour une communication très importante qu'il avait à lui faire.
La comtesse qui avait toujours connu le vieil ccuyer plus altaché aux intérêts
du comte qu'aux siens, le reçut assez froidement, et, sans daigner l'introduire
dans ses appartemens , le conduisit sur le bord d'un étang à. quelques pas de là,
l'invitant à lui faire part du sujet qui l'amenait. Le vieillard, sans paraître
s'apercevoir de son manque d'égards, prit l'anneau et le lui présenta. La com-
tesse l'examina quelques instans , et s'adressant au messager : u Eh bien , vous
pensez avoir fait un trait bien piquant; cet anneau vous aura été donné par
monsieur le comte en mourant, et c'est lui , sans doute, qui vous aura recom-
mande de venir évoquer ce souvenir à mes yeux , si je manifestais l'intention de
contracter un nouveau mariage; c'est bien assez pourtant, ce me semble, de
vinpt années de veuvage; du reste, ajouta-t-elle en souriant amèrement, je
vous remercie de votre attention , et pour vous montrer le casque j'en fais, te-
nez voilà votre anneau , allez le i-cpêcher; » et en même temps elle le jeta dans
l'élan*^. « Dieu ne laissera pas votre conduite impunie, madame, répondit le
vieillard : et tenez, ajouta-t-il , voilà que sa puissance se manifeste ; » et il mon-
trait à la comtesse deux cignes qui avaient plongé au moment où l'anneau était
tombé dans l'eau, et qui le rapportaient en le tenant dans leurs becs chacun
par un côté. La châtelaine pâlit, et n'eut pas la force de prononcr une parole
ni de faire un mouvement, pendant que le vieil écuyer se baissait pour re-
prendre l'anneau aux deux oiseaux. « Comtesse Raoul de Crécy, lui ditceliii-ci
en partant, le ciel lui-même vient de vous faire connaître que cet anneau ne
doit pas être encore détruit; Dieu sait punir ceux qui vont contre ses ordres ; »
et il se remit en route pour son manoir. « Celte femme est indigne de porter le
nom de Raoul de Crécy, dit le comte, après avoir entendu le récit de ce qui s'é-
tait passé entre elle et son ami ; dès ce soir elle n'habitera plus Souverain-Mou-
lin. » Aussitôt il donna ordre d'aller avertir en secret tous ses vassaux de son
retour, et de les inviter à se iroi'ver sur le soir aux alentours du ( hâtcau ; quand
ses ordres furent exécutés , et qu'il se fut lui-même fait reconnaître à la plupart
des chevaliers ses voisins , il partit seul , et se rendit, par un chemin détourné,
dans le bois qui enlouie lu manoir. Il chercha alors dans les broussailles rentrée
d'un chemin secret qui conduisait dans les appartemens ; l'ayant trouvé, il s'y
glissa, et arriva justpi'au sMon, oii la comtesse et une nombreuse société étaient
réunies ; une simple tapisserie les séparait de lui, et il entendait parfaitement
ions les discours joveux et les propos d'orgie que le vin faisait circuler autour de
la table ; il reconnut avec plaisir , au son de voix des conviés , qu'aucun de ses
anciens amis n'assistait au banquet , qui lui parut composé d'une troupe d'ivro-
81
gncs et de gens sans retenue : ks uns criaient, les autres chantaient , d'autres
brisaient des vaîcsj enfin le tuniullc paiaissait cire général. En ce moment, une
voix s'éleva par-dessus les autres , et réclama le silence pour porter une santé j
le bruit diminua un peu j le convive s'écria : « A la sauté du comte Ilaoul de
Crécy I » Comme il achevait de prononcer la dci'nièrc syllabe, la tapisserie
s'enlr'ouvrit, et un homme au regard sombre et aux. vètemens étrangers s'avança
lentement au milieu des convi\cs en disant : « Merci, messeigneurs, j'accepte
votre santé, donnez-moi une coupe , que je vous fasse raison. » L'effroi géné-
ral que cette apparition soudaine jeta paimi les convives est impossible à dé-
crire , et nul , comme ou le pense, n'eut le bras assez hardi pour présenter une
coupe au nouvel arrivé. « Allons , ajouta celui-ci , puisque je n'ai ici de con-
naissance que madame, je la prierai de vouloir bien me confier la sienne. » Et
s'emparant de la coupe de la comtesse : « Raoul de Ciécy boit à votre santé à
son tour, cria-t-il d'une voix forte. Eh bien I je suis accouru aussitôt pour vous
faire raison quand vous avez porté ma santé j maintenant que je porte la vôtre
il n'est personne pour me répondre. » Et là-dessus, il avala la coupe tout d'un
trait. « Tous ne me reconnaissez pas peut-être, mes maîtres, sous ces habits
de captivité^ et vous non plus, madame, vous semhlez ne pas me reconnaîtie •
eh bien! maintenant, dites, me reconnaissez-vou^ ? » Et arrachant sa longue
barbe postiche , et se dépouillant d'un long manteau qui lui tombait jusque sur
les pieds , il apparut bardé et cuirassé sous son costume de chevalier. Avant fait
alors un signal , une troupe de chevaliers de ses amis pénétra dans la salle, épée
nue, et menaçant de s'en servir contre quiconque remuerait. «Maintenant
messeigneurs, reprit R^aoul , maintenant que le repas est achevé, je vais vous
procurer un divertissement pour couronner lafèie, et comme c'est madame qui
vous traite, il est juste qu'elle fasse les honneurs jusqu'à la fin. » Et, entraînant
son é[)ouse par le bras, il la remit entre les mains de quatre archers, auxquels
il ordonna de faire leur devoir. Ceux-ci commencèrent à la déshabiller et lors-
qu'il ne lui resta que son dernier vêtement, ils se munirent chacun d'un paquet
de verges, et pendant un quart d'heure les appliquèrent sans relâche sur les
membres de la comtesse. Quand elle eut subi son supplice , le comte la prit par
la main, et la présentant au siie de Wismes, qui devait l'épouser le soir même ;
« Messirc , dit-il , voici votre épouse que je vous piésente; il est temps de vous
rendre à l'église, le prêtre vous attend. Vous voyez, ajouta-t-il, que, pour mon
arrivée, je vous donne une fête mémorable. «Là-dessus, avec l'aide de ses
amis, il fit évacuer tous les convives , et lorsqu'ils furent dans la cour et que
le comte eut été rcv^onnu de tous ses vassaux, ceux-ci firent retentir l'air des
bravos qu'ils adrcssèrcat au comte et des huées dont ils poursuivirent les fugi-
3. G
82
tih'f leurs cris et leurs imprécations redoublèrent encore lorsqu'ils aperçurent
la comtesse dans sa tenue humiliante, expulsée honteusement du château, où
elle avait exercé si long-temps son antorilé despotique.
Le cooiteliaoul , réinstallé dans ses domaines, y acheva paisiblement sa car-
rière. La demoiselle de CampigneuUes retourna che? ses parens , qui n'apprirent
pas sans colère l'indigne traitement que le comte lui avait fait éprouver; mais
comme ils reconnaissaient eux-mêmes que sa conduite était loin d'ét;'e exemple
de reproches, et que d'ailleurs la maison et les amis du comte formaient un parti
trop redoutable pour qu'ils n'eussent pas à redouter leur vengeance, ils ne cher-
chèrent jamais ouvertement à tirer réparation de l'affront sanglant qu'ils
avaient reçu. L. DtLAuoDE.
NUMISMATIQUE DE LA PENSÉE.
[Suite.)
Dans les matières de sciences et de littérature , comme dans les mœurs et dans
les affaires , Paris est le centre commun : tout part de ce foyer. Les académies
dictent les lois de l'opinion et du goût (1); une nuée d'écrivains publie les ora-
cles dans ses brochures. L'imprimerie accueille et multiplie tout ce qui est de
débitj l'oisive et ignorante curiosité parcourt et adopte j les conversations rcpè-
(i) L'Académie française, par son privilège cxcluMf sur le goût , donne une certaine
uniformité monotone à tous les genres d'esprit. Montaigne nnjourdliui ser.iil obligé de
sacrifier une partie de ses tournures brillantes cl pjKoresqucs , auxquelles il doit le nerf
et l'énergie de son sljle , cl La Fontaine perdrait beaucoup de sa naïveté en renonçant,
comme on l'exigerait , à quelques uns de ces ■vieux mots , hors d'usage, qu'il emploie si
heureusement. L'Allemagne doit l'originalilé de ses écrivains à leur séparalion, qui leur
laisse la liberté du goût, la variété des formes, la marclie hardie cl indépcodanlc du
génie.
L'Académie des Sciences exerce le même dcppolisme sur l'opinion. Mairan imagina
rhypolhése , au moins fort étrange, du refroidissement de la terre; IWiiron en fil l.i base
de «on système, et Bailly écrivit sérieusement , dans ses Lcllrcs sur l'Origine des Sciences :
k C'c?t une opiuioa qui n'est pas assez répandue. »
83
tent en cc.bos ; la capitale est imbne, sans savoir comment, d'une opinion qu'elle
ne connaît pasj les provinces s'en remplissent avec la môme innocence; et on
vous dit do bonne foi : c'est l'opinion générale.
La mode aussi vient exercer son empire sur les objets de l'esprit, et se combine
avec les mœurs pour produire des cbangemens imperceptibles , mais importans.
Le grand siècle avait éptiisé tous les genres de littérature j il fut suivi d'un long
repos. Enfin l'Esprit des Lois parut. On y i-emarque tout l'espace que l'esprit
pbilosophiqiie avait parcouru en silence. C'est la première attaque combinée à
la fois contre les préjugés politiques et religieux, attaque sourde et timide toute-
fois ; 1? p'.iilosopbie n'y parle encore qu'aux esprits fins. Philosophe gascon,
comme Montaigne, l'auteur s'enveloppe des éclairs de l'esprit; son épigraphe
même (1) est une énigme qui avertit le lecteur intelligent : son livre, dit-il , est
un enfant né sans mère; par où il donne à entendre qu'un ouvrage qui a le gé-
nie pour père devrait avoir pour mère la liberté. Montesquieu, magistrat du
premier ordre , répandu dans le grand monde , donnait un éclat personnel à son
livre. Il fut généralement lu , peu entendu de son temps; mais on s'en est bien
servi depuis. Tout ce qui en resta dans le monde fut un certain jargon sur la
division des pouvoirs , l'admiration du gouvernement anglais , et quelques traits
hardis contre la religion.
Quelque peu entendu que fût VEsprît des Lois y il laissa dans tous les esprits
un ferment de licence politique et religieuse, qui n'a fait que se développer de
plus en plus. Les femmes, appelées par la nature à juger en matière de goût et
de sentiment , mais invitées par l'amour-propre à ne pas reconnaître de limites,
ne furent point rebutées par la sécheresse des objets. Il n'y avait plus de littéra-
ture; il fallut transporter dans la philosophie le siège de leur empire; toutes
les Hélènes voulurent être des Minerves ; tous les Paris furent des Solons ; la po-
litique et la législation devinrent les conversations des soupers. La liberté du
commerce des Indes, le système économique et les disputes sur le commerce des
blés, furent ensuite l'affaire générale, et achevèrent d'initier le monde poli dans
l'art du gouvernement; et l'imprimerie propagea les vérités , les erreurs, les
paradoxes et les sottises. L'insurrection des Américains trouva tous les esprits
préparés par la théorie; elle gouvernement, trop complaisant pour les rumeurs
de Paris , qu'on appelait l'opinion et le vœu du public , se laissa entraîner dans
celte fatale gueire.
Tandis que le gouverncmont était ainsi mine lentement , la religion avait été
attaquée de plus loin. Bacon, génie lumineux, et qui serait supérieur aujour-
(l) rolem sine maire creatam. Otide.
64
84
d'hui même qu'on l'appelle superstitieux (1), causa, sans le vouloir, tous les dé-
sordres de la philosophie. Avant lui , tout était spéculatif, on voulait deviner
la nature^ il conseilla d'abord d'abandonner tous les systèmes, de consulter
l'expérience, de rassembler des faits, et d'attendre qu'ils fussent assez nom-
breux pour en former un édifice solide et régulier. Sur son plan de renouvel-
lement d'études , toutes les branches de la physique se sont accrues et dévelop-
pées , et elles semblent piètes à toucher le dernier terme.
Dans les mêmes vues, Locke entreprit de soumettre à l'expérience les phéno-
mènes de l'entendement humain ; il renouvela, étendit et démontra le principe
d'Aristote : que rien n'arrive à l'intelligence qu'à travers les sens ; et il abattit la
chimère des idées innées, qui , jusque là , avaient prévalu dans l'école. Les dé-
couvertes de Locke sont justes, mais elles sont incomplètes; il n'a considéré
l'àmc que comme principe intelligent; il a créé la métliaphysique des idées.
Condillac et les autres métaphysiciens ont suivi la même carrière. Enchérissant
sur Locke, ils ont fini par rendre au moins problématique l'existence de l'âme;
les phvsiciens se sont saisis du terrain abandonné, et ont fait prévaloir, parmi
les savans, le système matérialiste.
Le matérialisme est ainsi devenu l'opinion générale de tous ceux qui n'ont
point d'opinion, parce qu'il est l'erreur ou le préjugé de ceux qui font la loi
aux esprits, et que l'affaissement des mœurs lui a préparé un accueil favorable.
Qu'est-ce qu'une nation savante? c'est une nation qui a des savans , des dé-
pôts et des monumens de la science; tous les trésors de l'esprit humain sont là.
Mais il n'y a en circulation que les idées courantes, papier de confiance, comme
les biink-notes. Il résulte dos livres une certaine vapeur d'opinion publique
dont la généralité des hommes est imbue sans s'en apercevoir, comme de l'air
rcspirable. Cependant la conviction n'entraînerait pas des effets plus certains;
et voilà pourtant comme l'opinion est la reine du monde.
Quelle est donc cette espèce de magicien qui peut créer à son gré des formes
nouvelles à l'esprit humain , le rendre fier et sensible sous Louis XIV, froid et
raisonneur sous Louis XV, révolutionnaire sous Louis XVI?
Depuis que les éludes sont devenues vulgaires , l'instruction n'a pas été prise
sur la mesure de la pi'ofession ; il s'est élevé une foule d'hommes qui avaii'nt
échangé leur éiat contre leur esprit : avec des talens , mais point d'enqjloi , ils
restent vacans et hors-d'œuvrc dans h^monde. C;ipilalistes de la pensée, par
le luxe Je l'esprit, comme les capitalistes du numéraire le sont par le luxe
(i) C'est la qualiGcalioa que lui donne M. Waigcoa, riidacleur de lu parlic philoso-
phique de l' Encyclopédie.
85
des richessoe, ils n'ont tous dans le cœur que lours capitaux. L'inquiétude des uns
pour leurs créances , l'activilé dos autres à chercher place dans une vieille so-
cittë où toutes les places sont prises (1}, voilà un ferment de révolution qui ne
manquera jamais à une nation savante et endettée. L'imprimerie, traitée en
commerce , n'est plus qu'une fabrique indifférente de vice ou de vertu , et les
auteurs, devenus multitude, ne sont plus que des artisans qui travaillent sui-
vant les commandes. Comment le peuple participerait-il aux lumières? Il n'est
susceptible que de passions ; partout le bas peuple a moins d'idées que les sau-
vaffcs. Une nation policée n'a qu'une superficie brillante; elle recèle dans son
sein les Gotlis et les Vandales, toujours prêts à faire irruption s'ils ne sont com-
primés par lepjOuvcrnement. Le ressort est-il brisé, v^ is voyez toutes les passions
féroces se répandre en brigandages. Le peuple ne peut que sentir j il n'a ni le
loisir, ni les moyens de penser. Dans les campagnes , il est plus près de la na-
ture et de l'innocence; son ignorance n'est que simplicité, c'est celle de l'en-
fonce. En effet, l'enfant est un homme qui ignore encore : le peuple est un
amas d'hommes qui ignoreront toujours. Mais la populace des villes est la der-
nière lie de l'espèce humaine; ses passions sont grossières, brtitales et dégéné-
rées : elle ne connaît l'amour que par la débauche, l'araour-proprc que par
l'envie et la cupidité. /^
S'il perce jusqu'au peuple une partie de cette vapeur d'opinion publique dont
nous avons parlé, c'est une mofette qui l'empoisonne. Il se dépouille de toute
moralité; l'astuce et la fraude remplacent la simplicité; il perd sa religion , et
avec elle les consolations, les dédommagemens, et ce vaste et inaliénable patri-
moine de l'homme, l'espérance; mécontent du présent, sans attente de l'avenir,
il ne lui reste qu'un désespoir sourd, germe secret de tous les crimes. La religion
est la seule philosophie de l'homme écU.iré ; elle est la seule sagesse du peuple :
pour Is premier, elle offie des mesures à toutes les profondeurs, depuis le bien-
heureux Labre jusqu'à Newton ; elle seule répond à tous lessentimeus de l'àme :
(») J.-J. Rou5se.Ta nous apprend lui-même , qu'après aToir été apprenti graveur, puis
laquais dans trois maisons, son dernier maître, l'abbé de Solar, s'étanl amusé à lui ap-
prendre le laliu et quelque lilléraline , il quitta ces basses professions pour faire le mé-
tier de philosophe. Voilà d'où est sorti le Discours sur l'inégalité des conditions , le Contrat
social, et voilà où il avait pris la morosité de Diogène. Voyez les Confessions de J.-J. lious~
seau. D'Aleuibert , né sans père ni mère, élevé par la bienfaisance, ne se trouvait pas
satirHiIt de l'empire des deux Académies, et de la considération attachée à l'esprit et aux
lalcns. Sou humeur chagrine perce dans toutes ses correspondances. Ce qu'il ne peut
a«oir est ce qu'il envie ; le reste ne lui est rien ; il est l'ennemi de la sooiété, comme Boi'
leau fut celui des femmes.
86
pour le second, elle est le seul guide infaillible de l'ignorance, le seul garant
de l'innocence, le seul dédommagement du faible, du pauvre et du mallieurcux.
Le siècle du magnétisme animal, des ballons, de la libellé et de l'ép,alité, était
fait pour produire des choses extraoïdiiiaiies ; et qu'on ne pense pas que je
veuille fronder mon temps. Je suis, en secret, fort partisan du magnétisme ani-
mal , et je n'ai jamais vu un de mes semblables, nageant dans les airs à trente
mille pieds au-dessus de ma tête, que je n'aie éprouvé une émotion très vive, un
sentiment de crainte et d'admiration. Quoi qu'il en soit , il manquait à tous les
peuples un moyen de se communiquer facilement leurs pensées; depuis la con-
fusion des langues, à la tour de Babel , on devait en sentir la nécessité; enfin ,
l'on nous donna une pasi^rapliie.
Ce mot, venu de Grèce en France , veut dire le grand art , ou l'art par excel-
lence , car il veut dire l'écriture universelle, et l'on sent assez l'utilité d'une
pareille découverte : le Chinois et le Turc, l'habitant de la Aéwa, celui du Tage,
de l'Elbe ou de la Seine, devaient s'entendre et se répondre , sans savoir leurs
langues réciproques, avec un petit bout de crayon et leur pocket-pasigraphe ;
ils devaient finir toutes leurs affaires comme compatriotes, sans truchement ni
interprètes; quel avantage pour le commerce, pour les sciences et pour les
vovageurs! Quel bienfait pour l'humanité entière, qui , jusqu'ici , désunie et
morcelée par la diversité des langages , allait se trouver tout d'un coup fondue,
pour ainsi dire, dans le même moule! Un mur d'airain séparait les nations, il
va s'abattre : l'homme ne sera plus si ennemi de l'homme dès qu'on poin-ra
s'expliquer et se faire entendre. Combien de gens n'ai-je pas vu se haïr de la
meilleure foi du monde, uniquement parce qu'ils ne se compienaient pas î Et,
il faut en convenir, l'animal caressant qui nous suit et qui ne communiqué
avec nous que par ses cris inarticulés , le chien est moins étranger à l'homme
qu'un autre homme qui ne parle pas la môme langue. Concluons donc qu'une
pasigraphie serait d'un merveilleux secours sur la terre.
M. de Memieux nous promettait ce secours au moyen de douze caractères,
qu'on apprenait à connaître et à former en douze heures. Cette extrême simpli-
cité méritait toute l'attention des philosophes , et faisait pressentir dans l'auieur
un esprit très philosophique. Cependant quelle devait être la nature de ces
douze caractères (car peu importe leur forme)? seront ils alphabétiques, ou se-
ront-ils des espèces d'hiéroglyphes , exprimant toute une idée, comme il en est
des caractères d'écriture chinoise.
S'il est question d'un alphabet, certes le secret n'est pas rare; s'il est ques-
tion d'hiéroglyphes, il est difficile de comprendre comment douze idées pre-
87
niièrcs et leurs douze signes représentatifs pourront suffire à toutes les combi-
naisons.
Dans l'un et l'autre cas , c'est une langue nouvelle qu'il s'agit d'apprendre et
qu'on espère faire adopter à toutes les nations. On dit à un Portugais : quand
vous voudrez écrire vaisseau, faites un tel caractère, une croix, par exemple j
on en dit autant à un Indien , et quand ces deux hommes se rencontrent, s'ils
tracent une croixsurleurs tablettes, ils comprendront tous deux qu'il s'agit d'un
vaisseau , et ainsi du reste. Sans aller chercher si loin, je dirais au Portugais et
à l'Indien : écrivez tous deux navis , et vous vous entendrez de même; en un
mot , je dirais à tous les peuples de la terre : apprenez tous également le latin ,
ou telle antre langue, et vous vous communiquerez d'abord tous.
C'est ainsi que toutes les nations qui ont adopté les chiffres arabes peuvent se
communiquer facilement toutes les idées de nombres et de combinaisou dénom-
bres, malgré la différence de leurs langages. Qu'un Français voie un Allemand
écrire 234 , ils auront tous deux la perception du même objet , et s'entendront
parfaitement, quoique l'un dise deux cent trente-quatre, et l'autre zwey-
lutndert-vicr-und-dreisig. Que l'Allemand continue à écrire des nombres et à
faire les opérations les plus compliquées, le Français le suivra et le comprendra
sans peine. Les algébristcs de toutes les nations entendront, au premier coup
d'oeil, tous les calculs algébriques écrits par des gens d'un autre idiome. Il en est
de même pour les signes de la pharmacie, de l'ancienne chimie , de l'astronomie,
de la musique. Qu'on rassemble dans un orchestre des Italiens, des Anglais, des
Français, des Allomands, qui ne se soient jamais vus , et qu'on leur distribue les
parties d'une même symphonie , ils vont, en l'exécutant , vous prouver que ,
malgré la différence des langues, la pasigraphie musicale leur représente à tous
les mêmes idées ; mais , dans tous ces cas d'arithmétique , d'algèbre, de musi-
que, etc. , il est évident que ce n'est qu'une langue commune qu'on a persuadé
à tous d'apprendre au préalable, et dès lors le miracle disparaît.
Considérée sous l'aspect de langue universelle, la pasigraphie est donc une
pure charlatanerie; mais il est un autre point de vue sous lequel on peut l'en-
visager: c'est comme langue philosophique, mieux faite que tous nos anciens
langages, fruits du hasard, du caprice, et souvent de l'ignorance. Il n'est pas
douteux qu'un métapliysicien profond , travaillant à loisir dans son cabinet, et
modelant toutes les expressions sur le type des idées primordiales , ne parvienne
à faire une langue plus simple et supérieure, à tous égards, à celles que nous
parlons. Ce serait bien celle alors que nous aurions à conseiller aux différentes
nations, si elles consentaient à abandonner leur langue maternellp pour en
adopter une commune à toutes; mais cette langue, toute parfaite qu'elle serait,
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ne serait nullement universelle par sa nature. On aurait toujours tort de dire
vous, en écrivant portugais, et vous, en écrivant indien : sculoniont , avec d'au-
tres caractères, vous allez vous entendre. 11 faudrait leur diie: appi-cncz tous
deux la langue philosophique, ou la pasigraphie, et vous vous entendrez.
Tout l'échafaudage de la prétondue découverte se réduisait donc à' proposer
une nouvelle langue , plus simple, mieux établie sur la génération de nos idées,
et qui, par-là, convienne mieux que toute autre pour devenir la langue univer-
selle, si tant est qu'on puisse jamais en introduire une.
Mais cette proposition n'est nullement nouvelle j elle n'est donc point une
découverte, et elle a déjà été faite par quclcpies esprits du premier ordre, qui n'y
ont gagné que le nom d'ingénieux inventeurs, sans la faire goûter à personne.
Une bonne histoire de la pasigraphie ne serait point un ouvrage inutile ni très
aisé à faire. Les matériaux s'en trouvent épars dans une foule de livres rares',
difficiles à rassembler; oti v verrait quels efforts l'on a employés jusqu'ici pour
astreindre le langage humain à des règles générales et sûics • quels sont les prin-
cipes déjà posés , quels sont les progiès que l'art a fiits dans ([Uihpies têtes phi-
losophiques. Nous jugerions à quel point le nouveau pasigrapiie s'est servi ou
s'est écarté des idées de ses prédécesseurs; nous ne pouvons offrir de cette his-
toire que quelques traits isolés.
On sait que Bacon-Verulam a embrassé presque toutes les connaissances hu-
maines , a vu presque tout ce qui manquait à leur entier système, a pressenti
presque toutes les découvertes fuites après lui. Il a jeté les fondemens d'une ency-
clopédie, il a été tout près de la physique expérimentale, de la pesante nrdc
l'air, etc. Ouvrons scm livre c/u P/rgrès des Sciences; lisons le chapitre intitule
de l' Instrument du Discours, et nous y trouverons l'idée d'une pasigrapiiie.
«On pourrait inventer tels signes, dit-il, pour f.iire part à autrui de ses pensées,
que les gens de langage différent puniraient s'entendre à ce moyen , et que
chacun lirait tout courant en sa langue maternelle un livre qui serait écrit en
une autre. » Mais Bacon n'a point eu la pensée de se borner à douze caractères;
il en exige, au contraire, un très grand nombre, et positivement autant qui;
de mots racines. Il réclame là-dessus l'exemple des Chinois: « Et quoique,
ojoute-t-il , notre alphabet paraisse plus commode que celte autie manière d'é-
crire, cependant la chose en soi mérite bien quelque attention. Il est ici ques-
tion d'une numismatique de la pensée, et comme on peut frapper de la moiniaic
d'autre matière que d'or ou d'ar{jent, il est possible aussi de trouver d'autres
signes des choses que les lettres et les mots. »
Descartes discute quelque part (1) l'invention d'un Français qu'il ne nomme
(i) Pant sa troisième lettre au père Mcrscnne.
89
peint , et oui, au moyen d'une certaine langue et d'une écriture artificielle, pré-
tendait coniprcndio tous les différcns idiomes. Il remarque, à ce sujet, quM sé-
rail trôs possible de se faire une grammaire courte et d'un usage commode, avec
des signes généraux qui donneraient l'intelligence de toutes les langues étran-
gères. Voilà di'jà deux ouvertures sur l'art pasigraphique; mais nous allons voir
du plus po^itil.
En 1G61, Jean Joaclum Bêcher fit imprimer un in-folio latin portant pour
litre: Caractères pour la Connaissance unwerselle des Langues; invention
steganographifjue inouïe jusqu'à présent. Cette invention inouïe n'est autre
chose que ce qui fut annoncé à la fin du dernier siècle , sous le nom de pasigra-
plîie; c'est un movcn de se faire comprendre par tous les étrangers en écrivant
dans sa propre langue, et de les comprendre dans la leur. C'était vraiment alors
une chose inouïe, car Bêcher étant le premier qui ait donné sur cet art un traité
complet , peut en passer pour l'inventeur. Il met d'abord en avant des observa-
tions très délicates et très intéressantes sur la grammaire générale et sur les rap-
ports fondamentaux de toutes les langues entre elles. Il donne un savant tableau
comparatif des rapports et de l'harmonie du latin, du grec, de l'hébreu, de
l'arabe, de l'csckvon, du français et de l'allemand. Ce travail ne peut être assez
estimé, et, sans doute, il n'a pas été inconnu à l'auteur du Monde primitif'.
Suit un d ctionnaire latin, où chaque mot correspond à un nombre d'un ou plu-
sieurs chiffres arabes, et tout -à-fait arbitraires; chaque nombre doit dans toutes
les langues être le même pour chaque mot correspondant ; il ne s'agit que de
faire pour chacune un dictionnaire tel qu'il se trouve pour le latin. En outre, il
y a une table des déclinaisons et des conjugaisons, qui, pour tous les cas, modes,
temps ou personnes , offre aussi des nombres déterminés. Au moyen de tout
cela, (iii'iui Français veuille écrire à un Allemand , par exemple la phrase qui
suit : La guerre est un grand mal; il cherche dans son index, guerre, cire, grand,
mal, et il écrit les uombies correspondans :
1), 33, ^7, 68.
On le comprendrait là-dessus: mais pour ne rien laisser de louche, il dit :
guerre est au nominatif, et il trouve pour caractéristique du nominatif le
chiffre 1 ; est se trouve la troisième personne du singulier de l'indicatif présent :
la caractéristique 15 ; à grand et à mal convient encore le chiffre 1 du nomina-
tif; il écrira donc :
1.^. 1. j 33. 15. I 67. 1. I G8. 1. ]
en séparant par de petites barres verticales, ])our éviter la confusion. On sent
par quelle méthode inverse l'Allemand trouvera dans ses tables les mots désignés
par les chiffres , et formera facilemçnt : der kriegist ein grosses nçbel.
90
Cette invention de Bêcher, qui est pour les langues à peu près ce que l'alj^èbrc
est pour l'arithmétique, n'a pas dû lui coûter un grand effort d'imagiiiativo, et elle
se réduit évidemment, comme je l'ai dit de toute pasigraphie, à apprendre une
nouvelle langue, ou à porter sur soi un dictiounairc. Elle est, du reste, assez
simple, et peu d'heures d'exercice mettront à même d'en faire un usage facile.
Si quelque lecteur était curieux d'en voir plus d'applications , il pourrait recou-
rir a l'ouvrage latin de Sturm : Essais d'expériences curieuses.
La même année, un Anglais, George Dalgaru , fit paraître , à Londres, un
ouvrage dont le titre, assez long, suffit pour faire connaître le but : Art des
Signes, ou Caractères universels et Langue philosophique , au moyen de laquelle
les hommes d'idiomes les plus divers , pourront, dans l'espace de deux semai-
nes, apprendre à se coninniniguer. soit de bouche, soit par écrit , toutes leurs
pensées , aussi intelligiblement que dans leur langue maternelle. En outre, les
jeunes gens j- pourront apprendre les principes de la philosophie et la pratique
delà vraie logique, plus vite et plus facilement que^dans les écrits philosophiques
ordinaires. Le livre do Dalgaru est écrit en latin -, Becman l'accuse d'un pédan-
lisme outré. Je ne sais si cet ouvrage est commun dans !a patrie de l'auteur,
mais hors d'Angleterre il est fort rare. Ses caractères étaient aussi des chiffres.
Joachin Frisichius , professeur au gymnase de Riga , s'est occupé d'un travail
tout pareil, d'introduire une langue naturelle, rationnelle, universelle, dont
quelques feuilles imprimées à Thorn, en 1681, peuvent donner une idée. La
mort de l'auteur vint interrompre son travail. Il voulait appeler sa nouvelle
langue, ludovicée, en l'honneur de Louis XIV, sous les auspices duquel il tra-
vaillait , et qui étendait ses bienfaits sur les savans de toutes les contrées.
Les amateurs de recherches trouvent encore quelque chose de tout semblable
dans un volume in-folio publié à Rome, en 1G65, parle célèbre mathématicien
AthanaseKircher , et qui porte pour titre : Polygraphie nouvelle et universelle
déduite de l'art combinatoire , et par le moyen de laquelle , dit Morhoff ( Po-
lyhistor, livre 2 , ch. 5 ), celui qui n'entend qu'une seule langue peut communi-
quer par écrit avec toutes les nations de la terre.
Il serait peut-être injuste de passer ici sous silence le travail peu connu du
P. Bcrnicr, jésuite, qui. dans un livre intitulé la Réunion des Langues, ou Y ^rt
de les apprendre toutes par une seule , imprime à Paris en 1074, a donné plu-
sieurs vues qui conduisent droit à une pasigraphie.
L'ouvrage de tous, peut-être, le plus remarquable sur cette matière, est dû à
l'évêqiie Wi!kins,bpau-ficrc de Cromwell : c'est V Essai sur le caracicre réel et
sur le langage philosophique ( Londres , U'iCtH); il est divisé en quatre parties :
1° Considérations sur les diverses langues , sur les défauts, les imperfections de
91
chacune , et dont devrait être exempte une langue pliilosopliique j 2° Recher-
ches philosophiques de] toutes les choses et pensées auxquelles il convient d'assi-
gner un nom propi-c ; 3° science organique de la grammaire naturelle, moyen né-
cessaire pour la icpic's! ntalion des idées simples dans le discours ; 4° Manière
d'appliquer les règles générales aux différentes sortes de caractères et de lan-
gages; etc. Ce court aperçu fait assez sentir l'importance du livre de John WiU
kins.
L'auteur, dans un appendice, démontre l'utilité d'une manière d'écrire, nOQ
alphabétique, mais consistant eu signes qui expi'imeraient toutes les idées prin-
cipales, et les autres ensuite par de petits traits, qu'on y ajouterait , à angles
droits , aigus ou obtus , à droite ou à gauche , etc. Idées principales , et comme
chefs d'espèces , il n'en admet que quarante , sous lesquelles il range toutes les
autres, et dont il forme aussi des espèces de catégories.
Sa nouvelle langue devait donner une grande facilité, de nouvelles ouver-
tures au raisonnement , aux sciences , et un écolier y faire plus de progrès en un
mois que dans le latin en plusieurs années (1").
Après tant d'essais, plus ou moins philosophiques, plus ou moins approchant
de la perfection, et d'autres peut-être encore que nous ne connaissons point,
que n'a pas fait le célèbre Leibnitz pour l'introduction d'une pasigraphie ? Son
histoire et développement d'une lan gue caractéristique et universelle (2) est
dans toutes les bibliothèques ; Leibnitz donnait, et avec raison, sa langue caracté-
ristique universelle pour l'art d'inventer et de juger. Il était persuadé qu'on
pouvait former un alphabet, et de cet alphabet des mots tels que la langue qui
en résulterait donnerait à toutes les sciences la précision mathématique. « Les
hommes acquerraient par là, disait-il , comme un nouvel organe qui renfor-
cerait leurs facultés morales , ainsi que la lentille du microscope augmente les
forces de l'œil. La boussole n'est pas d'un usage plus précieux pour le naviga-
teur, que ne le serait cette langue philosophique pour celui qui s'embarque sur
la mer, aujourd'nui si périlleuse, de l'expérience et du raisonnement. »
Il ne faut pas oublier la méthode ingénieuse de l'abbé de l'Epée, qui , à l'aide
(i) L'écriture chinoise, qui est une sorte de pasigrnphie fort compliquée , a donné à
deux savans lidée d'en former une plus simple ; l'un est Caïamatl , dans son Apparat
philosophique, page 128 , et l'autre Audré Muller Grciffcnbi" , dans sa Clé chinoise. Ce
deruitr ptoincllail deuseigtier à des fenimcs et à des enfans, dans l'espace de peu
de jours, une sorle décnluro qui leur rendrait inlclligiblcs toutes les diverses
langues.
(2) Ilistoria et Coinmentalio linguœ caractericœ universalis, quce simul sit ars inveniencU
etjudicandi. Œuvres philosophiques latines et françaises^ de Leibuilz , données par Raspc.
92
dos mêmes gestes , dictait à ses sourds et muets des discours qu'ils écrivaient
également en quatre langues. Assurément , rien ne ressemble plus que ces
gestes à une vraie pasigrapliie.
L'abbé de Condiilac , métaphysicien subtil, surtout lorsqu'il s'agit du lan-
gage humain, n'en a pas négligé les signes et les caiaclèrcs. Dans son Art de
penser, dans son Art d'écrire, et plus particulièrement encore dans sa Logique,
il a fait sentir les avantages d'une langue philosophique qui procéderait parfai-
tement dans l'ordre des idées, et dont les signes seraient les plus simples et les
plus analytiques. Il réduit expressément l'étude de toutes les sciences à l'élude
d'une langue bien faite, et cite pour exemple l'algèbre, dans les scionccs mathé-
matiques.
ForX de tant de secours , sontenu par les recherches de tant de prédécesseurs,
sans doute il était facile à M. de Mémieux de concevoir et d'cxéculcr l'idée d'une
pasigraphic. Pour juger en quoi il est inventeur, et distinguer ce qui lui ap-
partietit uniquement, il faudrait feuilleter et comparer sans cesse son tiavail
avec tous les ouvrages que nous venons d'indiquer , et sans doute avec bien
d'autres encore qui ont pu nous échapper.
Le nouvel auteur n'a pas été plus heureux que Bêcher, Kircher, Wilkins et
Leibnilz. Il était difficile de persuader à toutes les nations d'apprendre la nou-
velle langue qu'il proposait. Quoi qu'd en soit, une pasigraphie s'établira quelqiie
jotir, il faut l'espérer. Dans ces siècles de paix , de loisir et d'union que nous a
fait entrevoir Kant(l),les hommes n'auront lien de mieux à faire que de
peifectionticr leur langage , d'écouter la voix des philosophes qui leur en pro-
poseront un plus convenable. S'il n'est paa adaiis par les dernières classes de
toutes les so( iétés, au moins il deviendra la langue savante de toute la terre.
Là-dessus j'ose fonder un espoir consolant qui rassure l'esprit effrayé do
l'épouvantable déluge délivres qui maintenant nous inonde. On traduira dans
la langue savante ceux seulement qui en vaudront le peine; ce sera la plus
salutaire des épurations; le reste ira chaufferies bains. Philosophes , savans ,
auteurs de toutes les classes, écrivez du bon , et soyez certains que vos œuvres,
aussi bien que votre nom, échapperont à l'oubli, au moyen de l'instrument
pasigraphique. En attendant cette grande épocjue , une des langues en usage
aujourd'hui, une do celles qui sont les plus imparfaites, à bien des égards ,
acquiert tous les jours phis d'universalité; et, malgré les souverains , qui peu-
vent en craindre l'innuence; malgré les peuples, qni tiennent à leur vieilles
(i) Nous donnerons la tiaduclion de l'ouvrage de co philosophe, inlilulo : Idée déco
rjM pourrait être une flistoiro universelie , ctc,
93
habitudes , le français devient déplus en plus, et chaque jour, la vraie pasigra-
pliic de l'Europe.
AuGuis, députe.
LA PRISON ARDENTE.
Tenise I A ce mot les cheveux de l'éditeur se dressent sur sa tète, la plume
du critique tressaille d'effroi, l'encre s'échappe en flots troublés de son écritoire
d'arf;cnt. L'écho de cent histoires tragiques résonne à son oreille; gondoles, mas-
ques rouges, poignards, capuchons, torturas et prison, remplissent son imagina-
tion de mille scènes confuses. Plût à Dieu que cette Cybèle des mers, en sortant
de l'Océan , eût laissé au fond tous ses historiens! Mais , venons au fait.
« Tu dis vrai , mon fils, il y aura demain , dans cet orgueilleux palais, des
festins , des concerts et des fêtes ; mais par les ailes du lion 1... » Le vieux Car-
ruchio s'arrêta tout-à-coup, en fixant ses regards attentifs sur les blanchos
tours du palais Morentali.
« Le duc , mon maître , est galant et magnifique , mon père ; je sais qu'il a
fait jjIus d'une extravagance. Souvent, tandis que je conduisais sa gondole, je
l'ai vu suivre du regard d(^s groupes de jolies femmes, comme si...
» — Le silence , mon fils, conviendrait mieux à un serviteur fidèle; et si le
duc t'entendait gloser ainsi sur ses moindres gestes, il t'apprendrait qu'il y a,
pour les curieux indiscrets, des demeures encore plus chaudes que ne le sont
ces pierres à midi. ?s'oublie pas ton ami Miollano, qui, pour avoir simplement
reconnu un bijou sur la tète d'une femme , eut le plaisir, comme chacun le
croit, de terminer sa vie dans iine des salles de la prison ardente.
»> — C'est vrai, mon père; maisson mailren était pas le duc Antonio deRegola;
et, après tout, il n'est pas bien certain que ce fût le cadavre brûlé de Miollano
que nous avons repêché.
„ —'Par les saints! si tu tiens à éclaircir tes doutes, la chambre ardente est
encore là. — Quant à moi, je prélcre une demeure plus fraîche. Adieu , j'a-
perçois là-bas une pratique. » Et le vieux gondolier sauta sur l'avant de son élé-
gant bateau , le fit virer d'uu coup hardi, et se trouva peu d'iustaus après
94
loin des deprcs de marbre. — Son compagnon était un jeune homme aux formes
vigoureuses, et dont les traits étaient remarquablement beaux j mais son rep,ard
avait uneexpression sinistre; après avoir écarté de son front bronzé son {rrand cha-
peau rabattu , dont il se servait comme d'un éventail, il entama [ce soliloque :
« Les prisons et la mort! ! peut-élre; pourtant je suis bien libre de penser ce
que je veux... Ce fier comte de Morentali dont la fille est à la veille d'épouser
Lorenzo le duelliste, doit me remercier si je garde son secret. Par saint Marc !
j'ai envie de lui faire savoir combien il m'est obligé... Oui , mais peut-être me
donnerait-il pour récompense un logement sous la garde des Dix , comme celui
dont il favorisa le pauvre Miollano. Vraiment la perspective est agréable ; mais
suis-jc donc à blâmer? Un grand visite une femme de mon voisinage, sans doute
pour quelque motif charitable, car il lui donna de l'argent ; en quittant le seuil
de la maison , le masque tombe de son visage, et je reconnais le comte Moren-
tali. Est-ce ma faute ? Si cependant...
1, Eh bien ! l'ami ? dit en s'avançant un nouveau personnage.
D Si je pouvais rencontrer ce malin quelque pratique, avant l'heure où je
dois accompagner mon maître , mon cœur en serait plus léger et ma bourse plus
lourde.
„ Quel noble de A^enise est assez heureux pour avoir à son service un gon-
dolier si prudent et si sincère?
, Un étranger seul peut méconnaître la livrée du duc de llogola.
„ Je suis étranger, en effet, dit l'interlocuteur masqué; et voudrais voir un
peu celte prande ville : conduis-moi dans les rues les plus notables, comme on
les appelle ici , et donne-moi quelques renseignemens sur les propriétaires de
ces fastueux palais. »
Déjà la pondole sillonne les eaux bleues du canal; l'étranger est couché à
demi sous une tente entr'ouverte.
7> Oui donc habite ce bel édifice? dit-il comme la barque glissait prè> de l'un
des palais de Venise. Lv. fronton de pierre de ce palais élait chargé d'oiiiemcns
de marbre* le preaùer et le second étage avaient au centre une grande fe-
nêtre ornée de riches aiabesqiies; une terrasse se projetait à quelc[ue distance
devant deux entrées d'hoiuKMir, auxquelles on arrivait par un escalier de plu-
sieurs marches. — Les deux autres entrée:;, aux côtés opposés, se trouvaient au
niveau du canal; l'une servait aux domestiqu(îs et aiix subalternes, l'autre était
la porle par lacjuellc sortait le maîti-e de l'habitatiotj , lorsqu'il ne voulait point
être apcrni. La haute cheminée en forme de tourelle, et les balcons ombragés,
tout annonçait la demcuie d'un i iche si-igncur.
« C'est le palais du comte Morentali.
95
» — J'ai entendu ce nom , je pense; quelle réputation a-t-il ?
» — Ce n'est pas à moi qu'il appartient, signor, de parler de personnages
si fort au-dessus de moi.
» — En vérité, tu es bien avare de tes paroles. Je m'inquiète peu du comte et
de ce qui le regarde, c'est seulement par curiosité que je t'interroge; il me sem-
ble que rien ne doit t'empècher de répondre
» — Serez vous muet, seigneur?
» — J'oublierai toute l'histoire dans une semaine, ce qui revient au même.
Voici d';iillcurs un gage de ma discrétion.
» — Merci, seigneur, dit le gondolier en prenant la pièce d'or que lui donna
l'étranger; tout ce que je puis vous dire de ce comte, c'est qu'il est hautain et
cruel , autant que riche. 11 y a peu de temps qu'il fit périr dans un cachot l'un
de nos confrères , pour une indiscrétion légère qui lui était échappée.
5> — Comment l'as-tu su, dit l'étranger?
» — Moi-même avec mon père, nous avons tiré du canal le cadavre informe
et calciné.
» — Y avait-il des témoins de cette découverte , uu tel spectacle n'est pas com-
mun, je suppose?
» — Il n'-y en avait aucun, seigneur, car nous avons remis promptement le ca-
davre à sa place , peu tentés de prendre part à ces sortes d'affaires.
» — La mesure était prudente , ami : — dis-moi , le comte est-il marié ?
» — Sa femme mourut il y a long-temps, en donnant le jour à un fils et à
une fille ; la jeune comtesse habite le palais, elle est aussi belle que Vénus, et
doit être mariée demain à Lorenzo de Castille, le duelliste, comme on l'ap-
pelle.
« — Ah \ Et son fils?
» — Cette partie de l'histoire est fort étrange; l'enfant disparut à l'âge
de iro s ans environ, et l'on n'en a jamais entendu parler depuis. Quel-
ques uns pensent qu'il a pu tomber dans le canal , ce qui semble assez probable.
» — Voit-on souvent le comte au dehors?
» — l'as très souvent, seigneur. La dernière fois que je le vis, c'était il y a quel-
ques jours, et par accident.
» — Comment cela, et où?
i> — Cela paraît vous intéresser vivement, seigneur ; cependant, à vous étranger,
je puis dire ce qu'il serait dangereux de révéler à l'oreille d'un Vénitien. J'iia-
bite une rue à dioile de cette église là bas, féglise de Sainte Marie , et vis-à-vis
demeure une femme avec sa fille. La jeune fille est fort belle, et le comte, je
suppose, partage celte op nion ; car je le vis plusieurs jours entrer dans la mai-
son, où il resta près d'une heure.
96
» — Comment donc avez-vous pu le reconnaître? Je pensais qu'à Venise la
coutume ciait de porter des masqurs en pareille occurrence?
» — Le comte en avait un , seijjucurj mais comme il sortait de la maison , en
ramassant sa bourse, le masque tomba; il le remit promptcmentj mais cet ac-
cident le mit dans un terrible courroux.
» — Je n'en suis pas surpris ; des hommes de cet apc et d'un tel rang devraient
af^ir prudemment. Un étranger aurait-il accès près de ce noble?
» — Pas ordinairement, seignein-, mais si vous voulez vous introduire comme
désirant assister au mariage de la signora Gulia , la courtoisie du comte vous ga-
rantit un bon accueil.
» — Je suis déterminé à l'éprouver, ami. Ainsi donc, abordons au palaisj
voici pour ta peine. »
Une seconde pièce d'or resonna dans la poche du gondolier; comme il virait
son bateau avec adresse, quelques vigoureux coups les amenèrent au palais.
« Par où voulez-vous entrer , seigneur.^
» — Eh I par la porte de service; il faut que je commence modestement. »
La gondole enfila le sombre passage, et atteignit la plale-fonnc. L'élianger
s'élança hors du bateau.
a Vous monterez ces degrés, et vous tournerez à droite; là vous trouverez
quelqu'un pour vous conduire près du comte.
» — Il vous remercie. »
Ln porte au-dessus s'ouvrit rapidement, et linc éclatante lumiîre tnmba sur
les formes de l'étranger. Il ôta son masque, et le gondolier terrifié rencontra le
souriie infernal du comte Morentali. Le moment d'après, les porti-s qui leur
avaient livré passage se refermèrent ; le comte fit un geste, et le malheureux ba-
leliei- se trouva prisonnier.
« Eloignez la gondole, et mettez cet homme au cachot. » Et Morentali monta
les degrés sans jeter un second coup d'œil siu' sa victime.
La signora Gulia élaitassise dans sa chambre; devant une glace immense,dont
le liclie cadre d'or était émaillé de fleurs, se tiouvait une table admirablement
marquetée, sur hupielle reposaient les objets nécessaires à la toilette d'une noble
llall(•nll(^ Des parfums délicats rcMnpIssaient rapparlcnietil ; une jeune fille, as-
sise sur un siège bas près de sa maîtresse, mariait les sons d'une guitare aux ac-
cens plaintifs d'une ballade oiientah;, pi;ndant qu'une autre parait la fiancée.
'Joutes deux auraient pu passer pour jolies, si la présence de leur maîtresse ne IcJ
ont complètement cthpsée'?. Les poètes, dans leurs sf»nges, ont personnifié la
beauté; si cette fiction pouvait se réaliseï', ce seiait «lans la personne de Gulia.
Sou front de neige, pur et majestueux, aurait pu sembler hautain sans l'exprcs-
97
sion éloquente de ses grands yeux si doux , qui pénétrait jusqu'à l'âme ; ses longs
et hrillans cheveux noirs, mainlcnanl épars autour de son visage, rehaussaient
l'exquise beauté de sou leinl. Elle éleva jusqu'à ses lèvres de rubis une croix de
peiie dont la blr.ncheur était bien efTacée par celle qu'elle découvrait alors.
Une robe brune qu'elle portait à sa toilette laissait nus ses bras et ses épaules
éclatantes, et lloitait jusqu'à ses petits pieds reposant découverts sur un coussin
de velours. Elle éleva sa main, dont les contours mignons se cachaient sous
Jes ondes de sa chevelure; elle appuya son bras et pleura.
Quel sujet j)cut faiie couler 1rs pleurs de Gulia Morentali? Est-ce donc la
cérémonie du lendemain? Quoi ! cette solennité qui , avec ses bals et ses fêtes fait
touiner la tète de la moitié des jeunes filles de Verjise, devrait-elle rendre hu-
mides les yeux de la fiancée. Peut-être que ses larmes sont le tribut accoutumé
de l'amour à la pudeur. Peut-être la signora pense aux cris horribles qui réson-
nèrent à son oreille, quand, il y a quelque mois, visitant avec ses compapnes
le palais du Dnge, elle se trompa de route et s'égara seule vers une partie du
bâtiment qui lui était inconnue. Peut-être elle se souvient de cette prière d'a-
gonie : Une gjulte d'eau pour l'amour de Dieu! Peut-être la parure de fian-
cée n'est pas assez brillante aux yeux de celle qui en sera revêtue. Mais pourquoi
perdre le temps en (îonjeclures ?
o >> pleurez pas, signora , vos yeux seront rouges; laissez-moi vous chanter
un air joyeux.
» — Vous faites tant de bruit avec votre guitare I dit l'autre jeune fille-
vous aurez donné imn migraine à notre maîtresse.
» — Croyez-moi, Clauduie, dit en riant la chanteuse, ce sont plutôt vos
grandes mains dans les cheveux de la signora.
» — Les vôtres ne sont pas si petites. Maria, qu'elles ne puissent bien tenir
cachée une h tue d'amour, répliqua la plus âgée; ce que n'ont, Dieu merci,
jamais f it les miennes.
» — Je vous cro s , Claudine ; mais le frère Anselm dit que celui-là ne mérite
aucun éloge, qui n'a j.:mais eu de tentation à repousser. »
Clau<rnie avait trop de di^^uité pour répondre; elle secoua la tête, et avant
mis la dernière main à la coiffure de sa maîtresse, elle s'informa si la signora
était satisfaite.
« C'est très bien, Claudine; mais comme je n'ai pas l'intention de quitter
aiijoind'hui le palais, vous n'avez pas besoin de rester pour m'habiUer. Je vous
api>cllerai dans quelque temps. Maria, demeurez avec moi.
» — El mair tenant, signora, dit celle-ci quand la porte fut fermée, comment
pouvcz-vous être si mélancolique la veille de votre mariage. Je suis sûre qu'en
3. 7
98
pareil cas, moi, je ne ferais pendant tout un mois à l'avance , que chanter, rire
et danser. De grâce, signora , êtes-vous niallieureuso?
» — Oh! jNlaria^ si je pouvais vous dire! Et elle fondit en larmes. Maria, en-
traînée par cet exemple, saisit sa maîtresse dans ses bras, et touics deux confon-
dirent leurs sanglots.
Le comte Mnrentali entra dans l'appartement.
a Quoi ! ma fille en pleurs, dans un moment comme celui-ci ! fi ! levez-vous,
habillez-vous promptemcnt , ou la joule des gondoles sera fwiie et les prix don-
nés avant que Gulia de Morentali ail quille sa chambre.
» Je ne puis aujourd'hui rejoindre la compagnie à Sainl-Angelo, mou père,
et vous ne pouvez le vouloir, j'en suis sùrc.
)) Je ne puis le vouloir I quand j'ai donné ma parole à Lorenzo (juc je vous
amènerai moi-même à la Torralbe j c'àlait l'unique moyen de le retenir, il
allait venir vous chercher lui-même, chose que vous craigniez si fort. Par Sumt
lylarc! je pense que tu es fâchée qu'il ne t'ait pas désobéi. Une jeune fdie aime
mieux être surprise par un jeune galant que [lar un vieux pèr>?. , pcul cire.
„ Cher père , ne me demandez pas de quitter aujourd'hui la maison.
„ Demander; non par ma foi ! demander deux fois la même chose ne sied
pas à mon caractère. Ou soyez prête à me suivre sans délais, ou Lorenzo por-
tera lui-même son message.
— Ce que je ne puis pas fi\ire pour vous, mon père , le voudrais je faire
pour un autre? dit Gulia dont l'œil étincelant trahissait le sang italien.
,, 'j-j.^^s tien en vérité, et surtout très soumis, répl qua Morentali souriant
à demi. Néanmoins, avec votre permission nous essaierons ce que peut l'adresse
et l'art persuasif de notre jeune homme; c'est un art, après tout, dont il n'aura
pas long-temps besoin, ajouta-t-il avec une intention marquée, et il partit.
^ £ii effet il n'en aura pas long-temps besoin avec la pauvre Gulia dit-
elle. Mais il viendra, sans doute, il faut que je lui préparc une réception conve-
nable. »
Un sourire forcé passa sur ses lèvres , tandis que ses yeux étaient noyés de lar-
mes. Nous la quitterons pour le moment.
Elle était terrible en effet, la chambre de conseil secret du doge de Venise!
C'était une pièce élevée et spacieuse, éclairée, non par le soleil , mais par plu-
sieurs lampes disposées avec art; une barrière basse et massive s'élevait au cer.-
ire autour d'un espace circulaire; d'épaisses tapisseries et de triples portes em-
pêchaient que les sons ne parvinssent au del.ors. Le snl était couvert <!e tapis
épais, excepté sur l'espace déjà cité, qui avait environ douz.; pieds de d ainèlre
et paraissait garni de planches. Des récits affreux circulaient mystérieusement
99
sur celle cliaiubre fatale, récils capables de glacer le sang dans les veines. Une
poile cachée denièie la tenture conduisait à une piôce plus petite , où les agens
impitoyables de la tyrannie vcnilicntie avaient amoncelé les instruinens de tor-
ture, pour toidre les joints, meurtrir 1rs chaiis, et broyer la moelle de leurs
semblables. Ces planches entourées d'une barrière étaient mobiles, et le corps
auquel les agonies de la chambre laissaient à peine un souffle, était jeté dans un
abime d'une profondeur à faire frémir; le bruit courait même qu'on avait,
quelques années au[)aravant , pratiqué au fond une machine qui, mise en mou-
vement par la niasse lancée d'en haut, achevait de la broyer en poudre. Un
escalier tournant, placé dans un coin et caché par la tapisserie, descendait vers
un lieu où était préparée une torture plus horrible encore. C'était une prison
étroite, à basse toiture, construite tout en fer , trop petite pour qu'on put s'y
tenir debout, mais, dans tout autre sens, laissant aux membies la liberté de leurs
mouvemeiis. Au-de^^sous est une fournaise. On y conduit la victime entièrement
dépouillée, et quoique dans une obscurité complète, l'air circule en liberté.
Pendant queUpics heures elle demeure dans la même situation, et commence à
craindre un eni[)risoiMiement éternel j bientôt le souffle lui manque peu à peu
et le sang se porte à sa tète avec violence ; Fuir lui est rendu; l'infortuné respire
de nouveau , et croit s'être mépris; mais non, ce n'est pas un songe, cette fois
la chaleur de\ient étonifanie, le sol intolérable; le malheureux s'élève sur ses
extrémités, il pousse des cris de douleur et d'épouvante, il implore merci ! Bien-
tôt ses membres brûlés n'offrent plus qu'une seule ampoule ; des convulsions
et des cris annoncent toute l'horreur de l'agonie qu'il éprouve ; quelques minu-
tes encore, et tout s'éteindra dans la mort. Non, non, les bourreaux sont plus
savans dans l'art de tourmenter la victime. Soudain le plancher de fer brûlant
fait place au niaibre le plus fi oid , tandis que des ruisseaux d'eau glacée cou-
lent sur ses plaies. Les délices de cette transition sont au-dessus des forces hu-
maines. Il demeure (pieUpie temps dans un état de demi-insensibilité, courte
trêve à ses maux, l.e iVi-son s'empare de lui , et ce premier ravissement devient
un nouveau supplice : alors s'acconi])lisseiit les derniers efforts de ses ennemis qui
savent trop bien l'ef.'ct iiulescriplihle de ces chaiigemens de torture. Le lit de
mai bi e e>t encore enlevé , et le m illieureux se tord sur une couche de ferrouf'^i •
les cris se succèiieiit, le corps passe avec une effroyable rapidité par toutes les
att tudes imaginables; la ci'u.iuté ne peut rien de plus sur la victime; encore
quelques convola on< , qiiehpies gémissemens , puis un cadavre noirci et mécon-
iKiisiiible est tiré de celle horrible caverne, eljeiépar une trappe, pour iMpner
à l'uvcnlure un des canaux de Venise. Tel a été le sort de ce Miollano que les
7.
100
gondoliers ont désigné comme la dernière victime du comte Morentali. Quelle
autre doit le suivre?
Le comte siégeait seul dans la chambre du conseil secret, étendu avec indo-
lence sur de riches coussins. Les lan)i)cs étaient allumées, cl au-dossous , se te-
naient deux hommes vigoureux à demi nus, masqués , exéculcuis de si^s volon-
tés sinistres. — Qu'on amène le misérable. Et rinfoituiié gondolier Spéranza ,
paraît enchaîné devant Morentali.
« Ainsi donc te voilà icil As-tu quelque histoire à me dire sur ce comte
cruel et sans pitié ? »
Le prisonnier, pâle comme la mort, b.ilbutia ces mots: a monseigneur,
monseigneur, et des mouvcmens convulsifs semblaient étouffer sa voix. »
« Tu en sauras une de plus avant peu, continua Morentali d'un ton fioi-
dément ironique ; c'est dommage, désormais lu ne pourras plus la raconter.
V — Monseigneur, rappelez-vous votre promesse.
» — J'ai promis le secret, je pense , et il sera fidèlement observé; regarde au-
tour de toi, crains-tu quelque indiscret qui rapporte ou les paroles ou tes cris ?
» — Rappelez vous, signor, que j'appartiens au duc deRegala.
)> — Je ne l'oublie pas , ce fait doit, au contraire, ajouter à la récompense. Du
reste , penses-tu qu'Antonio le découvre ici? S'il venait à le renconlier flitliant
devant son palais , peut-être il s'élonnerait de la destinée; mais dcvinerail-il
dans quel abîme tu serais tombé?
» — Oh miséricorde, monseigneur! comme vous l'espérez pour vous-même,
lorsque vous...
» — Allons , les metjaces et les souvenirs demeurant sans pouvoir , lu voudrais
payer de prières; bien , mais c'est ailleurs qu'il faut les adresser. Pendant que
les dignes amis vont te dépouiller de vêlenicns inuldes , pour préluder à des
plaisirs que lu n'as pas encore rêvés.
A un signe du comte , on enleva une partie des chaînes et des vclemens
du prisonnier; Morentali reprit la parole.
a S'il y a quelque lorliue particulière qu'il te plaise de choisir, nous ferons
de notre mieux pour le complaire. Nous avons la {i;èi)e (le coin), cl le bain de
plomb fondu; à moins que tu ne préfères le baril de rasoirs. Comme lu parais
sensible aux souvenirs de l'amitié, il y a la chambre ardente, dans laquelle ton
compagnon Miollano expia, il y a quelques semâmes, le crime d'avoir s'gnalé
comme la propriété d'un noble Vénitien, un bijou qu'il vovait sur la tète d'une
femme. C'est loi qui as retrouvé son cadavre, lu sais donc fpiehpie chose de la
sentence qu'il subit; il (il vraiment honneur à noire machine. Ses cris étaient
déchirans, et ses convulsions d'agonie fiirent longues et iciriblos. J'étais moi-
101
même présent à son supplice , et jamais spectacle ne me sembla plus doux.
Qu'en dis-lu, si lu essayais décolle chambre, ne fût-ce que pour rivaliser avec
ton ami ? »
PeijJaiilce discoms du comte, le gondolier était comme un homme à derai-
éveillé-, mais quand vint la conclusion , quand le rire satanique du noble par-
vint à son oreille, il chancela enire ses (gardiens et se laissa tomber à l'extrémité
de la barrière, dans un état de complète insensibilité; la terreur l'avait
anéanti.
« Entérite, ajouta Morentali , ce serait perdre son temps que d'appliquer
en cet état la torture à cet imbécile, enlevez-le; qu'on lui amène un chirurgien,
el qu'il soit préparé ce soir pour ma visite. »
Nous dirons en peu de mots la vie du comte , autant que l'exige la clarté de
celle histou'e véridique. D'un rang inférieur, il avait été, jeune encore, élevé
à celui de noble par le trépas successif de tous les héritiers du titre qu'il portait.
L'éiorinanle rapidité de ces morts avait excité des bruits étranges et même
des soupçons. Mais, une fois le fiont ceint de la couronne brillante, le comte
avait réduit au silence toutes les lanjîues indiscrètes, soit par la splendeur et la
libéralité de ses manières, soit por des movens plus efficaces encore. Il épousa
bientôt une jeune fille noble, de la plusgiande beauté, et la magnificence delà
cérémonie nuptiale occupa Venise pendant tout un mois, mais la comtesse était
morte dans l'espace d'une année; le noble comte veuf abandonna la carrière
des plaisirs pour celle de l'ambition. Ici comme ailleurs, l'or et l'intrigue cou-
ronnèrent SCS vœux d'un plein succès; Morentali devint membre du conseil des
D X, et, disaii-on tout bas en tremblant, membre aussi d'un tribunal que l'on
n'osait publi(|nenient nommer. Une seule disgrâce avait depuis frappé le comte,
l'étrangf lé de l'événement le rendait plus funeste encore. Ses enfans, dont la
naissance avait coûte la vie à leur mère, jouaient un jour sur la terrasse devant
le pala s, une gondole avait distrait l'attention de leur surveillant. En revenant
à la terrasse, ils virent avec une indicible terreur que le jeune Adolphe avait
disparu ; de quelle man ère, c'est ce que sa sœur épouvantée ne sut pas dire.
Toutes les nerquis lions demeurèrent sans effet, on n'entendit plus parler de
l'enfant ; et cette malheureuse , qui connaissait le pouvoir et la sévérité du comte,
égarée par le désespoir, se précipita dans le canal ; avec elle périt pour le sei-
gneur tout espoir de jamais rien connaître de la destinée de son fils. Bien des
années après, sa fille avait atteint déjà le printemps de la jeunesse, son fils était
presque oublié, loaqu'unc circonstance frivole produisit sur son esprit une im-
pression profonde. Il n'est pas étonnant que le comte, veuf à la fleur de 1 âge ,
et pourvu d'ailleurs de brillans avantages , ne recherchât parfois la société dej
102
femmes, quoiqu'il n'eût pas l'intention fie serrer de nouveaux nœuds. Aussi ne
croyait-on pas que ce fût uniiiueinent pour protulre l'air ou disp user des au-
mônes, queMorentali visitait les rues de Venise les plus rrliiées.
Depuis quelque temps, en voyait un précieux bijou scintiller dans la cheve-
lure d'une jolie fille aux yeux noirs, logée à la Strada etcoiuiue sous le nom de
Saint-Joseph. La belle ne semblait nullement empressée de cacher cet ornomenl;
un soir qu'elle errait sur les bords du canal voisin , \ni jeune batelier qui par ha-
sard s'approcha d'elle s'écria impiudemment : Saints dupaïadisl je fjagerais
mon âme que ce bijou est le même que celui... Une rude main amie lui fermant
soudain les lèvres n'empêcha pas qu'on entendît ces paioles. Celte nuit même,
Miollano se trouva dans un des cachots du conseil dos Dix. 11 fut ensuite inter-
rogé par Morenlali , qui paraissait ])rendie un vif intérêt à cette affaire; mais
le gondolier ne put donner aucune réponse s-itisfaisante , sinon (|u'il persistait à
reconnaître le joyau , bien qu'il n'en pût nommer le propriétai'c , ni déclaier le
motif de ses soupçons. Son silence fut ju^^é coupable , et pour le lui faire rompre,
on lui infligea en vain les plus cruelles tortures. Il en avait trop vu jiour conscr.
ver sa liberté. Le comte, témoin de tout, insista pour qu'il subîi l'Iioirible ago-
nie et la mort de la prison ardente. Sa destinée en elle même n'aui'ait produit
aucun effet sur Morentali, trop endurci à de telles scènes pour rrssenlu- la com-
passion ou leremords; mais, peu après cet événement, il s'éleva dans l'espiii du no-
ble une idée trop affreuse pour qu'il en supportât le tourment. Elle l'obsédait
jour et nuit, jusqu'à ce qu'enfin cette incertitude devuit intolérable. Le noble
Vénitien résolut d'employer, comme dernière ressource, leministèie d'un célèbre
magicien ou astrologue, qui habitait une aile ilu palais ducal. On l'y retenait
pour imposer au peuple une idée formidable et indéfinie de la puissance du con-
seil; ce que n'eût pas fait une invention humaine. Après tout, la renommée de
Columbo Asprenici n'était pas une usurpation. Ou l'abordait difficilement, il
fallait que le comte lui-même sollicitât la faveur d'être admis auprès de l'astro-
logue. Il était environ minuit, quand Morentali , enveloppé d'un ample man-
teau, pénétra armé, mais sans suite, dans cette demeure imposante, où tout
respirait la terreur.
Le réduit obscur où le magicien se livrait à ses travaux sinisties renfermait
peu de ces attributs dont les romans et la superstition ont coutume d'entourer
ceux qui se livrent aux sciences occultes. Le comte atteignit cette cliambro que
ses murs de pierre et son toit voûté faisaient ressembler à une prison ; il tra-
versa plusieurs vastes salles et de sombres galeiies , solitudes iiffravantes , re-
traite impénétrable, où la terreur servait de barrière et de verroux. IMorcnlali
»'arma de courage en poursuivant sa terrible route, et la réception de l'astrolo-
103
f[nc no fut pns fie natme à lo frapper de crainte ou d'un sentiment de respect
iiiactoiiluiiié. Un lioinnio d'un à};e moyen , aux formes débiles , aux traits à la
fois dilicatsct cara<:téri>és, se leva pour accueillir le noble Vénitien; son visage
était à demi couvert d'une barbe de vieillard ; il portait pour vêtement une sim-
ple robe brune; i\ avait plutôt l'air d'un homme dégoûté du monde que cet
aspect vénérable auquel sa haute réputation de sagesse donnait lieu de s'atten-
dre. Un globe transparent, au centre duquel une lumière paraissait briller,
quelques instrumens de malhémaliques, épars au milieu d'une foule de papiers
et di> parchemins, une colonne basse de marbre noir, couverte d'inscriptions ea
caractères étrangers , tels étaient les objets qui distinguaient celte chambre.
Derrière Asprenici était une grande fenêtre, mais la lune n'y répandait aucune
clarté, bien que celte reine des cieux inondât Venise tout entière de ses
rayons argentés. Quand Morentali entra dans le palais ducal , il ôta son masque
et salua , et l'asironome prit le premier la parole :
« A quelle circonstance fortunée l'humble reclus doit-il attribuer la visite
du plus noble sénateur de Venise?
» — En m'excusant de vous interrompre , homme savant, je viens implorer
de vous ce que nul autre ne peut m'accoider.
« — iN'eussc-je pas connu le signor Morentali, l'hospitalité que j'ai reçue dans
votre glorieuse cité me fait un devoir de consacrer mes faibles efforts au ser-
vice dosfs eiifans. Parlez, signor, je suis tout à vous.
» — Savant Asprenici^ un homme qui, comme vous, sait tous les secrets du
passé , doit se rappeler, sans peine , un événement quel qu'il soit. Il y a quel-
que temps qu'un malheureux expira dans un cachot du palais, en expiatioa
d'une insulte dont il s'était rendu coupable envers moi. Dans son interroga-
toire il parla d'un bijou dont le souvenir est associé dans mon esprit à des pen-
sées étranges. Je voudrais, s'il se pouvait, éclaircir cette affaire, et savoir sur
qui s'accomplit ma sentence.
» — La victime portait le nom de...?
» — Miollano, parmi ses confrères, répondit le comte d'une voix étouffée.
■ — Lejovau fut donné par vous, signor, à une femme de cette ville, dit l'as-
trologue, souriant à demi. — Comment se trouvait-il entre vos mains?
» — Il était depuis long-temps avec >j'autrcs dans ma famille. Je n'en ai pas ua
souvenir bien exact ; cependant , autant que je puis me le rappeler, il était élé-
gant et de peu de valeur.
» — Quelleque soit l'étendue de mon savoir, c'est la réponse d'un autre qu'il
faut entendre si vous clés résolu à pénétrer ce mystère. — Je voudrais vous en
dissuader, car la suite de l'enquête sera terrible, et la fin peut en devenir fatale. Ne
104
pouvez-vous vous contenter de croire à une vanteric mensongère de ce Miollano
que l'obstination aurait empêché de ?e létracicr, ou ne pcut-il s'être tromj é
lui-même en préiendarit coimaître ce bijou ?
» — Je ne suis pas venu vers vous, Asprenici, pour avoir l'opinion d'un docteur,
et je ne suis pas homme à m'effrayer de peu. Je vous prie donc de me satisfaire
sans délai, par ces movens que vous seul possédez. — Ce n'est pas vous offenser,
je suppose, que parler de récompense, ajouta le comte en posant négligeuiment
sur la table une bourse pesante.
» — J'ai dit, seigneur, que je vous obéiraisj mais gardez- vous d'un frémissement
quand paraîtra celui-là seul qui peut répondie aux questions proposées. —
Tenez-vous pour le moment assis et en sijence. »
Colombe Asprenici se leva, tira d'une boîte, qui était près de lui, un petit
poignard d'argent, sans étui, et admirablement ciselé. Le prenant de la main
pauche , il se servit de l'autre pour tirer du même lieu une chaîne longue et
légère , d'un métal sombre, et mar<juée çà et là de petites taches cramoisies qui
scintillaient comme des paillettes quand on agitait les chaînons.
L'astrologue attachant l'une des extrémités de la chaîne à la coloime noire
dont nous avons parlé, plaça l'autre au-dessous du globe transparent qui
continuait à jeter une lumière infernale. Il se dirigea ensuite vers un des coins
de la chambre, d'où , quelques momens après , on entendit le son d'une cloche
énorme, et Moi-entali crut von- des étincelles s'échapper des mains d'Asj)renici,
lorsqu'il frappait le mur. — S'il en est ainsi, elles furent rapidement éteintes, et
le magicien, retournant au globe, toucha la chaîne vers le md.eu avec son poi-
gnard d'argent. La flamme du globe s'éteignit soudain; on entendit un affreux
rugissement qui n'était ni le bruit du tonnerre ni le cri d'un animal, et pour un
instant le léduit fut enveloppé de profotides ténèbres. Alors une légère flamme
verte s'éleva du sommet de la colonne, et les inscriptions dont elle était couverte
se détachèrent en caiaclères de feu; puis le même bruit horrible se fil encore
entendre, la chambre fut de nouveau plongée dans l'obscurité. L'a-^lrologue
prit la main de son hôte, le conduisant à la colonne, et le plaça à peu de distance
de la fenêtre. Comme As[)reuici ouvrait celle-ci, le son terrible retentit pour la
troisième fois; Morentali vit devant ses yeux une plaine ouverte. Il paraissait faire
nuit pourtant, il n'v avait pas de lune au ciel; tout semblait l'effi-t d'un songe fébrile,
o Maintenant soyez ferme et ne craignez pas , » mnrmina Colomba.
Un vaste horizon d'un ciel bleu foncé s'étendait devant eux , mais pas une
étoile, pas un nuage. Un bruit semblable à celui des feuilles desséchées ausoufflç
des vents d'automne commença de se faire entendre et augmenta par degrés.
Divers raélcores dansèrent aux yeux du comte et s'évanouirent succcssivementi
105
Ou vit ensuite deux longues lignes rouges qui paraissaient descendre de dessus
le bâtiment et atteindre les plaines à quelque distance; l'espace qui les séparait
se remplit de diverses couleurs de feux, jusqu'à ce qu'une vaste ceintuie se for-
mât du ciel à la terre. La cloche assourdissante résonna de nouveau un coup, et
les clartés changèiont de place biillant d'un plus vif éclat. Deux fois l'on vit une
forme ténébreuse passer rapidement au bas de l'arche terrible; au troisième
coup, la forme cpouvanUible inachevée s'élança rapidement à la fenêtre, tandis
que le rugissement retentissait de nouveau à l'entour. Morentali n'osa pas regar-
der cet objet hideux; il enveloppa sa tète dans sou ample manteau. Asprenici
ni urmura encore.
« Parle hardiment et avec prudence ; trois questions te sont seules per-
mises »
Le noble, naguère si hautain, demanda d'une voix défaillante, attendant la
réponse et tremblant : — k Mon fils esl-il vivant? »
Uijc voix répondit, il est mort, d'un ton bas, vibrant, étranger à la
terre, et qui retentissait jusqu'à l'âme. Le comte demeura muet; sa dernière
espérance venait de s'évanouir. 11 se détourna à demi, prouva un chagrin pro-
foiid , tandis que son compagnoii lui rappelait qu'il ne lui restait plus que deux
demandes à adresser.
Il parla d'une voix plus ferme — u Quel est ce jovau qu'avait Julia Venega ?
» — Ta femme le portait le dernier jour qu'elle se para.
jj — Comment Miullano a-t-il pu le recunnaître?» dit le comte d'un ton assez
indifférent.
La réponse fut donnée, et le noble Italien , poussant un cri déchirant, tomba
sur la terre privé de sentiment.
Lorenzo de Casli Ile conduisait sa belle fiancée de la gondole nuptiale aux de-
grés de l'église de Sainte-Anne. Lorenzo, dansla fleur de l'âge, doué d'un extérieur
noble et d'une immense fortune, paraissait digne en tout de Gulia de Morentalij
le surnom de duelliste qu'on lui avait donné témoignait de^ exploits nombreux
de son épée , et les murs discrets de plus d'une dame vénitienne savaient ses
talens dans la science de l'amour. Sa célébrité l'avait fait entre tous ces rivaux distin-
guer de Morentali. Soumise aux volontés paternelles, Gulia avait accepté les
hommages de Castiglia avec répugnance; car bien que ses affections virginales ne
fussent point fixées ailleurs, elle abhorrait cet honmie auquel elle allait engager
son amour. L'époux ne s'aveuglait pas sur les sentimcns de sa fiancée, mais il
s'en souciait peu ; il n'avait pas dessein de soumettre sa tendresse à de trop ru-
des épreuves , il se mariait par pur caprice , et peut-être aussi parce que sa vie
dissipée lui faisait une loi de rétablir à Venise sa réputation et son crédit; tel*
106
étaient lès sentimcns de ceux qui, par cette délicieuse matinée, se trouvaient à la
lêle d'un brillant coitéjïe nuptial, sur les degrés de l'église Sainte- A.nne, atten-
dant que le comte Moienlali parùl.
Le comte arriva , et le cortège entra dans l'église; l'orgue fit entendre une
douce mélodie, les encensoirs se balancèrent en remplissant l'air de paifums ,
les bannières brillèrent de mille couleurs, et l'époux atteignit l'aulel avec son
aimable compagne. Les amis des deux côtés se formèrent en un large di-mi-cercle,
et le prêtre s'avança pour recueillir leurs vœux. Morentali vint alors à sa ren-
contre.— « Attendez, mon père, j'ai un mot à dire à mes ami';, et surtout à ces en-
fans, avant que vous unissiez leurs mains. LorenzoetGulia, et vous tous, écoutez.
Il y a aujourd'hui un mois que le gondolier nommé Miollano fut , à ma requête ,
saisi par les agens du conseil , et amené devant moi dans la chambre de torture
du palais , pour le crime d'avoir reconnu ce bijou. — Ma fille, avez-vous jamais
vu ce joyau ? »
Gulia le prit et fondit en larmes; son père continua. — « Ah ! tu le connais.
Lh bien, mes amis , je dois vous informer qu'il m'appartint jadis, que je le
donnai depuis à une femme de celte ville , et que depuis je le relirai de
ses mains. Miollano le vit en sa possession^ et comme , devant moi , il rrfusa de
dire pourquoi il le reconnaissait, je fis brover ])ar les torlnres les membres de
S m corps , et le fis brûler jusqu'à la mort dans la prison ardenie. »
On peut imaginer l'effet que produisit cette horrible communication faite
par Morentali, d'un ton froid et presque cnjouél Lorenzo fut le premier à rom-
pre le silence.
» Il me semble , signor, que cette histoire conviendrait mieux aux archives
du conseil , qu'à une sainte église, et moins encore convient-elle aux oreilles de
Gulia.
»— Pourquoi^ signor de Castiglia ? parce que la victime était mon fils et son
Jrèrel.,. »
Une sorte de hurlement sauvage et insensé suivit ces paroles. Le comte de
Morentali pressa un pistoictàson front, et la détonation couvrit le cri d'angoisse
de Gulia mourante, qui expira dans les bras de Castiglia.
Traduit de l'anglais par Alg. Gaumbault.
107
RELATIONS COMMERCIALES
DES ANGLAIS AVEC LA. CHINE.
L'on sait que de graves diffcrens s'étaient élevés, il y a quelques années, entre
la factoric anjjlaise et les auloi ilés chinoises de Canton, le seul point de la Chine
où l'on permet aux étrangers de s'établir et de faire le commerce. Les négocia-
tions n'ayant produit aucun résidtat, et aucun des deux partis n'étant disposé à
cédci , les Anglais se virent forcés, ou de reiionceià leurs établisseraens, ou bien
de s'y maintenir par la force des armes. Un vaisseau de guerre anglais aurait
certes amené plus promptemeiit la transaction qui fut signée plus tard ; mais
les Chinois, quelle que soit la défiance avec laquelle leur gouvernement regarde
i'i'tianger, sont aussi intéressés à établir avec lui des relations de commerce, que
létiatjger peut l'être à se créer des débouchés en Chine. Comment les Chinois
se déferaient-ils de leurs provisions de thé, si l'étranger, principalement les An-
glais à Canton, Icsllussesà Kiachta, les Amérii;auis du nord et d'autres nations
commerçantes, ne les achetaient? La compagnie des Indes trouve, de son côté,
un grand avantage dans son commerce avec les Chinois; c'est chez eux surtout
qu'elle trouve un débouché pour son opium, l'Américain leur porte ses pelle-
teries, le marchand de Londres son drap et ses autres marchandises de colon.
La compagnie anglaise, dont les affaires se trouvaient, par suite de ce démêlé,
dans une complète stagnation, chercha en conséquence à ouvrir une communi-
cation directe avec la côte de l'est. Elle savait fort bien que l'entrée des ports
chinois, à l'exception de celui de Canton, était défendue à tout vaisseau étran-
ger , quoique l'exécution de ces défenses dépendît à la fois , et des dispositions
des autorités de la côte , et des moyens qu'elle avait de faire respecter
l'ordre impérial.
Le vaisseau marèhand VÂrnhcrst partit en février i832, avec une charge
considérable de sa station de Canton, en longeant la côte de la province du
môme nom , dans la direction du nord. Malgré toutes les peines que se donnè-
rent les autorités chinoises pour empêcher tout genre de communication entre
les habitans et le vaisseau, les Anglais purent se convaincre en celte occasion que
lé Chinois n'obéit à ses magistrats qu'autant que ceux-ci disposent de moyens
108
matériels de contrainte ; que les autorités sont cruelles envers leurs sujets, fières
envers rrtranf^er , et lâches si celui-ci sait se faire respecter. Le pont (Ju navi»*c
ne désemplit pas de visiteurs, et quand le subrécargue mit pied à terre, cha-
cun tâchait de l'entretenir.
Pour faciliter les communications avec les Chinois , M. Gutzlaff , qui est de-
venu si célèbre en Europe, et qui parle si bien tous lesdialecteschinoi?, queceux-
ci le prennent souvent pour un indigène, s'était embarqué à hoid de V Amlierst.
Ses connaissances médicales ne contribuèrent pas peu non plus à écarter maints
obstacles et à établir plus promptement la confiance mutuelle.
A l'appaj-ition de V Amlierst, les autorités de la rive furent en grand embarras;
ils vinrent à bord de celui-ci, puis firent venir à terre le capitaine; ils désiraient
surtout connaître le uom de ce dernier, le lieu de son départ ainsi que de sa des-
tination. Le capitaine, qui avait onlre de ne faire aucune mention de la compa-
gnie des Indes, leur déclara en conséquence par écrit que le vaisseau appailenait
a la nation anglaise, qu'il venait du Bengale , qu'il avait soixanle-dix hoinnics
à bord, et qu'il était destiné pour le Japon; il changea son nom IIu{',h Hamilion
en Hu hih mie , car les Chinois n'écriraient ni ne prononceraient jamais liugh
Hamilton. On changea aussi le mot Bengale en Pang-ka-la.
Après huit jours de relâche, l'Atnhcrst remit à la voile vers le nord. Le ter-
rain ayant été suffisamment sondé, on mou lia de nouvci'U le 17 mars, à l'em-
bouchure d'un fleuve , sur la rive duquel se trouvait une ville d'une grande
importance, appelée Schin-Tseuw. Un Ijanc de sable empêchait l'entrée du
vaisseau; mais le capitaine fit mettre à flot les canots, aborda la rive, et rendit
sa visite au gouverneur dans un vieux château-fort tombé en ruines et défendu
par six canons. Il y demeura plusieurs jours, et entreprit des excursions dans les
environs; partout la foule étonnée se pressait sur son passage, mais il rencontrait
de tous côtés delà politesse. Chacun apportait ce qu'il axait avec un air joyeux,
et s'il y avait par hasard un petit mal -entendu, il s'expliquait bientôt. Tous bri-
guaient l'honneur de recevoir les étrangers dans leurs habitations et de leur of-
frir un petit repas. Hamilion ayant invité quelques uns d'entre eux à venir à
bord , leur joie fut à son comble , et ceux que Gutzlaff avait assistés de son art ,
lui portèrent en reroiuiaissance des poissons , de la pâtisserie ou d'autres objets.
Le -lô mars on jeta l'ancre en face de la ville Ching-hae ou le Tinj'Jiac, une
des places commerçantes les plus considérables de la province de Canton ,
car elle compte à peu près deux cent mille habitans , et envoie des navires mar-
chands dans tous les ports de l'empire chinois et de l'Archipel des Indes -Orien-
tales. Le Heuvc qui traverse la ville porte des navires de trois à quatre cents
tODDcaux, Beaucoup de ses habilans la quittent raoracnlanéraeat pour y ic-
109
tourner ensuite avec la fortune qu'ils ont gagnée ailleurs, et continuent alors leur
traficsurla rade. En faccderenibouchuredecefleuvcso trouvcrîlcNamo ou Nan
Gavn, pays monlneux et sec, dont néanmoins l'industrie chinoise sait tirer un as-
sez bon put'. Une grande paitic des forces mariliaics de la Chine est stationnée
dans la lade confiée à un amiral qni a avec lui une force de cinq mille deux cent
trente-sept soidats de marine. Deux forts défendent le port à droite et à gauchej
il était asjcz naluiel de craindre qu'avec des forces aussi supérieures, les Chinois
ne fissent un fort mauvais accueil au vaisseau de la compagnie. Mais ils ne firent
montre de leur pouvoir que pour rcfusci' au capitame de se transporter à bord
dune jonque de guerre. Le commandant d'une joiupie marchande se conduisit
différemment : il in\ iia hs Ani'jlais à venir le visiter, et les reçut de la manière
la plus cordiale. Mais deux chaloupes de guerre parurent presque aussitôt; quel-
ques mandarins en descendirent , et reprochèrent vivement à leur compatriote
d'avoir reçu chez lui des Barbares. Cet incident cependant prit bientôt une
face plui favorable : la conversation se termina gaiement, cl les inandarins firent
des excuses pour la conduite qu'ils avaient tenue, en affirmant qu'il ne fallait s'en
prend e qu'aux ordres qu'ils avaient reçus des autorités.
On s'enlrelint pendant une demi-heure de la manière la plus affable ; ces
fonctionnaires chir)ois n'étaient pas peu surpris qu'un Anglais parlât leur langue
aussi ficilement, qu'il connût aussi bien la géographie de leur pays , leurs mœurs
et leurs lois. S'ils ne prirent point M. Gutzlaff pour un indigène , c'est que la
conformation du crânai des Chinois , des yeux, du nez et des joues, diffère telle-
ment de celle des Européens, qu'un habitant de l'empire céleste doit distinguer
un Européen au premier aspect. Le capitaine Hamilton les assura qu'il y a six ans
son ami ne savait pas un mot de chinois. Bref, cette scène, orageuse au commen-
cement, finit très amicalement , et les mandarins prirent congé des étrangers
en assurant que dans leur rapport ils dépeindraient les Anglais comme des
hommes honnêtes et tiès vei'sés dans les usages de la bonne compagnie.
Cependant ils n'acceptèrent pont l'invitation qui leur fut faite de venir à
bord de VAtitlierst. Hamilton entendit avec plaisir qu'ils se disaient entre eux,
que l'amiral chinois prenait leur navire pour l'avant-coureur d'une grande flotte
de guerre qui venait pour ruiner Canton et la côte entière. Toutefois , on put
se convaincre à cette occasion que les Chinois commercent volontiers avec les
étrangers, alors que le gouvernement ne les en empêche pas. U A nihcrst r&mil
bientôt à la voile, remonta vers Amov dans la provincade Fokien.
Les environs de la ville d'Amov sont les plus stériles de toute la Chine. Ils ne
produisent non seulement rien qui puisse être exporté , mais ils tirent encore
leurs matières premières du dehors, et s'approvisionuenl de vivres probablement
110
dansl*île Je Forniose, ce grantî marché au blé de la Chine orionlalc Cette
ville néanmoins compte painii les places commet çantes les pins coiisidéiablos :
ses marchands sont en relation avec toutes les îles de l'archipel des Grandes-
Indes. Ils envoient annuellement à Siam sei^empnt pics de quarante gros navi-
res, et ceux destinés pour l'archipel indien sont ordiMuirouicnt de huit cents ton-
neaux. Leurs navires achètent à Sinjjapore l'opium et les maichandises des ma-
nufactures anglaises. Le gouvernement chinois, loin de favoriser cette activité,
a tenté au contraire de l'arrêter. Cette province, la dernière qui se soit soumise
aux Mandchoux , supporte avec beaucoup d'impatience le joug delà domina-
tion tartai-e , et saisiia sans doute bienlôt l'occaiion de le secouer. Cependant
cette résidence rapporte au gouvernement des sommes considérables. Le plus
petit navire est obligé de payer près de mille dollars, et d'apporter en outre des
nids d'oiseaux poiu* l'empereur, ainsi que d'autres dons pour le vice-gouver-
neur et autres hauts mandarins. Le droit d'entrée est seulement abais^é pour le
riz, parce qu'il est un objet de première nécessité. Mais c'est à cause de cette
exaction que beaucoup de marchands ont émigré vers d'autres contrées, où leurs
affaires sont moins eritravées.
L'arrivée d'un vaisseau anglais dans la rade d'Amoy fit la plus grande sensa-
tion. Une demi-heure à neine était écoulée, que des mandarins, tant du déj)ar-
tement de la guerre que de l'intérieur, parurent pour s'itiformer des ''ésirs des
Anglais. Tous étaient très polis, principalement le chef des douanes, qui s'eu-
quit s'ils avaient l'intention de trafiquer. Hamilton n'ayant touvé aucune ques-
tion plus opportune, leur dit qu'il manquait d'eau et de vivres, et ajouta
qu'il aurait beaucoup de plaisir de faire quelques affaires pendant son séjour à
Amov. Mais il se vit à l'instant interrompu par le chef des mandarins de la
guerre, qui lui fit remarquer que les lois de l'empire céleste défendent tout
commerce étranger.
Pendant cette conférence, des troupes nombreuses prirent position sur la
rive et un mouvement inaccoutumé se fit remarquer; pbisieuis mandarins,
dont l'un était porté par huit hommes dans une sorte de fa^iteuil , entrèrent
alors dans une chapelle en face du vaisseau. Deux autres, dont un de la guerre,
nommé Le, cl l'autre de l'inlrricur, nommé Sc/iow , en ressortiient b.enlùt
et allèrent trouver les Anglais. Ce der/iier était de Peking et conduisait la [.lu-
part des transactions de ce genre. 11 avertit les Ai glais qu'ils eussent à <piitier
le port le plus promplement possible; qu'on leur délivrerait gratuitement tous
les vivres dont ils aiu-aienl besoin , mais cpie p.rsonne ne déba. (picrait , ni ne
pourrait faire avec les hab.tans quelque commerce que ce s..il. ilam.ltou se
plaignit vivement de cette conduite , en leur rappelant combien les Chinois
m
étaient reçus amicalement dans les colonies indo-britanniques. Du reste il les re-
mtMcia de l'oFfre, qu'ils lui faisaient, de le fournir gratuitement de vivres en
déclarant que tout vjiisseau marchand , appaitenant à des Anplais pavait au
comptant les provisions dont il se fournissait. Les deux mandarins ai)pIaudiront
de la maniôre la plus polio à ses observations, et dirent que leur messape étant
exécuté, ils se letiraient dans le temple, où toutes les autorités demeurèrent
réunies en conseil jusqu'à la nuit.
Plusieurs barques, pendant ce temps-là , ayant voulu aborder le vaisseau
anglais , les canots de la douane s'avancèrent pour les repousser. A. l'entrée de
la nuit, un domestique de M. Gulzlaff descendit à terre, il avait l'ordre d'ouvrir
des communications avec quelques uns des principaux marchands. A. la pointe
du jour suivant, c'est-à-dire le 3 avril , plusieurs jonques de guerre et d'autres
pioiiidres naviies arrivèrent dans l'inteulion évideiite d'obser»er les Anplais sé-
vèrement. xVpièsde nouvelles délibérations, les mandarins du temple firent ran-
ger un corps de troupes le long de la côte. Tout le monde était en mouvement
et dans une grande inquiétude, comme si l'on eût craint un débarquement en-
nemi. Daiis le coiirant de la journée, Lé et Chow se représentci-ent pour réité-
rer l'avertissement de la veille. — « Ce que nous pourrions faire de mieux ré
pondit Hamilion, serait peut-être de débarquer et d'aller pi'ésenter nos respects
au vice-gouverneur. Nous lui ferions connaître nos vœux, et tout ombrape excité
par notre apparition sera effacé.» Les deux envoyés s'opposèrent vivement à cette
proposition. Hamilton leur donna , lorsqu'ils se retirèrent, de jolis foulards an-
glais, des camelots, des verres de différentes espèces et un télescope, en les priant
d'annoncer au vice gouverneur qu'il désirait avoir un entretien avec lui • mais
tous deux s'en défendirent.
En attendant, iMM. Hamilton et Gutzlaff se rendirent dansla ville, et furent reçus
parles habitans de la manièie la plus amicale ; ceux-ci les entouraient en foule
observaient à leur égard la plusgrande politesse , elsemontrèrentsurtout charmés
lorsqu'ils enlendiient que Gutzlalf parlait si bien leur langue. Le mandarin Lé
l'accompagna sous le prétexte de le protéger contre l'importunité du peuple et
pour lui niontrer les curiosités de la ville. — «Demain, ajoufa-t-il, on obliendra une
audierce du vice-gouverneur. » Cette |>o]ilesse, cependant, n'était qu'un masque
pour cmpèilicr toute espèce de communication entre les Anglais et les habitans.
Après une heure, pend int laquelle Hamilton et son ami étaient allés voir la ville
ils rciournèienl à bord; ayant été à même de connaître par eux-mèmos com-
bien les habitans rep.reltaicnt de ne pouvoir visiter U> vaisseau anglais ni de
commercer librement avec l'équijKige. Dans le courant de la jouruéc se pré-
112
scntèrent encore plusieurs navires de guerre , dont un portait le pavillon
amiral.
Le lendemain, VJmJierst se vit entonré de ces navires, qui traitèrent de la
monière la plus dure toute barque qui paraissait vouloir communiquer avec les
Anglais. Quelques unes d'entre elles furent saisies et pillées, pour lo simple fait
d'avoir rôdé autour du vaisseau et d'avoir échangé avec l'équipage des signes ou
des paroles. Un des navires du gouvernement jeta l'ancre tout près de l'Amlierst
et suspendit à ses agrès un grand écriteau sur lequel on pouvait lire ce qui suit :
« liC vice-gouverneur d'Amoy ordonne positivement au vaisseau barbare de
lever l'ancre et de s'éloigner; il ne lui est point permis de séjourner nulle part.
Il est défendu à toute barque de s'approcher du navire étranger, et d'entre-
tenir aucune communication avec lui. »
Peu après, une dcputalion composée de mandarins apporta aux Anglais un
édit, qui, traduit par M. Gutzlaff, contenaitce qui suit : «6V/«, vice-gouverneur
de tout le territoire de Fokien et gouverneur de toute la côte , au commandant
de la réserve. Comme il résulte de riipports officiels qu'un vaisseau des barbares
est entré dans ce port sous le prétexte de vents contraires, nous avons con-
sulté le code et reconnu que dans l'année vingtvmième de Kinkiiig il a été rendu
un rcsciipt impérial qui ordonne ce qui suit : « Dans le cas où quelque vaisseau
des barbares se présenterait sur la côte du territoire de Fokien ou de Tchikeang,
il en sera repoussé et il ne lui sera pas permis d'y séjourner. Il est défendu à l'é-
quipape d'un pareil navire de débarquer , comme il est de même sévèrement in-
terdit aux habilans de la côte de communiquer ni de commercer avec le vaisseau
barbare. Vous avez à vous conformer à cet ordie. »
1) Ces ordres supérieurs ont toujours été fidèlement exécutés jusqu'à ce jour;
c'est ce qui résulte des pièces.
» Mais comme le vaisseau barbare s'est approché delà côte, il est urgent de
lui donner l'ordre de s'éloigner promptement; et dans le cas où il refuserait de
lever l'ancre , les troupes des diverses réserves devront empêcher toute commu-
nication avec les habilans du pays. Tels sont nos ordres que le colonel a à exécu-
ter immédiatement 11 enverra d'abord les mandarins Le et Chow à bord du
navire bîybare pour lui intitner l'ordre impérial et pour prévenir suffisamment
lesdits barbares que la dynastie céleste ne souffre point qu'on désobéisse à ses
volontés.
y> Comme d est défendu à tout navire étrangrr de mouiller près de la côte,
celui-ci devra mettre aujourd'hui même à la voile; il ne pourra s'arrêter ni sé-
journer près des terres impériales, bien moins débarquer claudestincu.cnt. .Si
des barques s'en approchent , on prendra tiotc de suite des noms des coupables,
113
qui seront arrêtés, emprisonnés et jugés dans toute la rigueur des lois. Gardez^
vous de vous rendre conpnblo d'un pareil crime , et tremblez I
» A exécuter comme ordre spécial. »
» Les porteurs de cet ordre firent entendre au capitaine que le vice-gouver-
neur n'était pas éloigné d'accorder une audience. Ilamilton leur fit d'amers re-
proches sur cette contradiction entre leurs paroles et les mesures ordonnées con-
tre lui. Il s'écria qu'on ne le ti-aitait pas en ami, mais bien en ennemi I »
Les mandarins protestèrent hautementcontre cette assertion et affirmèrent qu'on
ne devait dans aucun cas leur supposer des senlimens hostiles. Gulzlaff alors re-
partit qu'une conduite amicale valait mieux qu'une parole amicale, et que l'oa
ne voyait point de traces de celle-là. L'on convint enfin que le vice-gouverneur
se rendrait à midi au temple de la côte, et qu'il leur accorderait l'audience qu'ils
avaient demandée. Hamilton fit en conséquence une requête, dans laquelle il
affirmait qu'il n'avait nullement l'intention de contrevenir aux lois du pays.
Elle était ainsi conçue :
Le capitaine anglais Hamilton au vice-gouverneur de tont le territoire de
Fofiein , etc. ;
»Un vaisseau anglais venant du Bengale, destiné pour le Japon et d'autres
endroits, et chargé de draps, camelots , calicots^ toiles de coton et autres mar-
chandises de ce genre, est entré dans le port d'Amoy , le 3 avril* retenu par des
vents contraires , et ses provisions en eau et en vivres étant à peu près épuisées,
il a relâché ici , pour se munir de divers objets nécessaires à ses besoins. Arrivant
de pays lointains, nous osions nous attendre à un traitement amical de la
part des Chinois , les deux peuples étant depuis des temps reculés dans des rela-
tions réciproques d'amitié et de commerce. Néanmoins nous nous voyous entou-
rés de navires de guerre , et un ordre supérieur a été publié par lequel il est dé-
fendu aux habitans de communiquer avec nous; nous sommes donc forcés de
croire que de faux rapports vous ont été faits, et que vous ignorez les bonnes in-
tentions des Anglais, puisqtic vous avez ordonné des mesures qui nous font consi-
dérer non pas comme des amis, mais comme des ennemis des Chinois.
» Cependant, vous ne devez pas ignorer la haute renommée du peuple
anglais; vous devez savoir que lorsque des habitans de la Chine se transportent
dans ses colonies, leur commerce n'y est point entravé, ils y jouissent d'un séjour
parfaitement libre, comme les Anglais eux-mêmes. Personne n'ose les offenser ni
leur porter aucun préjudice; ils n'y sont point obligés de solliciter le secours ou
la protection d'un mandarin. D'où vient donc qu'on nous montre des senlimens
3. 8
114
hostiles ? Ne vaudrait-il pas mieux que les deux peuples s'efforçassent , au
contraire, d'établir entre eux des rapports d'amitié et de bienveillance?
» Eu outre, la puissance delà Grande-Bretagne ne saurait vous être inconnue;
ses vaisseaux sont nombreux et ses frontières touchent à V empire du milieu. Son
empereur permet à tous ses sujets de se transporter et faire le commerce où bon
leur semble , même dans les pays les plus lointains ; mais il leur est particulière-
ment recommandé de se conduire partout loyalement, et de faire respecter, par
leur manière d'agir, le nom anglais chez tous les peuples. Moi aussi j'ai reçu des
ordres semblables de mes supérieurs, et m'y conformerai strictement en visi-
tant les ports chinois; cependant je ne saurais supporter patiemment une of-
fense.
» Je vous transmets donc cette requête, espérant qu'il ne sera mis aucun nou-
vel obstacle à notre approvisionnement; nous serons infiniment reconnaissans de
cette faveur. »
Pendant que Hamilton transcrivait cette requête, des navires chargés de trou-
pes se présentèrent de différens côtes; l'on braqua le long de la côte une rangée
de petites pièces de campagne; on alla même jusqu'à placer plusieurs bouches à
feu aux fenêtres d'une maison qui ressemblait à une caserne ou à un arsenal^ bien
que ces canons étant sans affùi fussent fort peu à craindre. Tous ces préparatifs
n'étaient rien moins que pacifiques, aussi l'Amberst se mit-elle aussitôt en posi-
tion de braver toute agression qui pourrait s'ensuivre.
Il était un peu plus de midi, lorsque ari'iva une députation de mandarins char-
gée d'aimonccr aux Anglais qu'ils pouvaient se présenter à l'audience. Hamilton
débarqua non loin du temple avec son ami Gutzlaff ; sur la côte , étaient cinq
cents hommes qu'on avait rangés en une seule ligne pour en augmenter le nom-
bre à la vue. La foule se pressait sur le rivage et les hauteurs environnantes , et
offrait un spectacle des plus animés. Le mandarin Zc, accompagné de plusieurs
autres , les reçut et les conduisit à travers une double haie de soldats dans l'inté"
rieur du temple, où dix mandarins étaient assis en demi cercle. Le vestibule était
rempli d'officiers en grande tenue , armés d'arcs et de flèches , et de mandarins
qui portaient comme marque de lour dignité des boutons rouges et bleus. Ha-
milton remit alors sa réclamalioii au vice-gouverneur. Celui-ci était un vieillard
qui paraissait encore plein de vigueur; sa physionomie avait une expression pleine
de bonté; il ouvrit la requête , el lut en même temps qu'un mandarin qui se
trouvait à ses côtés, pondant c|u'Ilaniilton et Gutzlaff reculaient quelciues pas
pour s'asseoir; mais comme il n'y avait pas de siège, et que personne ne paraissait
115
disposé à leur en apporter , Hamiiton ne put s'empêcher de déclarer haulcment
qu'il n'entendait nullement se trouver devant un tribunal, sur quoi on l'invita
ainsi que son compagnon à se rendre dans une pièce attenante , où on leur offrit
du thé et des rafraichisseniens. Bientôt après le vice-gouverneur les fit appeler
pour leur communiquer la décision de l'assemblée. Il leur exprima le regret qu'il
aurait devoir interrompre les relations d'amitié des Chinois avec les Anglais j
mais il leur déclara que, d'un autre côté, les lois du pays s'opposaient à ce qu'ilg
prolongeassent davantage leur séjour sur la cote, et que s'ils voulaient se retirer
immédiatement à quelque distance des terres, on pourvoirait gratuitement à
tous leurs besoins.
Hamiiton fit à cette communication la même réponse qu'il avait faite la veille,
c'est-à-dire que les vaisseaux marchands anglais n'étaient pas dans l'habitude
de se fournir de provisions sans payer j qu'il était contraire à l'honneur de se
faire traiter comme de pauvres diables , et qu'il ne désirait obtenir que la per-
mission d'acheter ce qu'il lui fallait^ ce qu'un peuple ami de l'Angleterre ne
pouvait raisonnablement refuser.
Le vice-gouverneur parut céder à ces raisons; il se conduisit aussi poliment
que l'importance administrative des Chinois pouvait le permettre; mais un man-
darin de Canton qui se trouvait auprès de lui, se montra extrêmement hostile à
leur égard, dans tout le courant de cette négociation. 11 échangea même avec
M* Gtttzlaff les propos les plus vifs. — Ne croyez point^ disait-i! , que l'Amherst
manque de vivres, ce n'est là qu'un vain prétexte sous lequel les Anglais ca-
chent de mauvaises intentions. Gutzlaff ne se déconcerta nullement par de pa-
reilles assertions, et y répondit d'une manière si vigoureuse et si adroite, que
les autres mandarins ne pouvaient cacher une sorte de joie maligne. L'adver-
saire de Gutzlaff n'en devint que plus furieux ; il s'oublia même au point que
le vice-gouverneur fut obligé d'intervenir. Convaincu enfin qu'Hamilton ne vou-
lait point recevoir de vivres aux conditions qu'on lui proposait, le gouverneur
céda, et permit que le vaisseau demeurât sur la côte ; les vivres devaient être li,
vrés à bas prix, et les achats faits par un commissaire. Hamiiton remercia par-
ticulièrement le vice-gouverneur des sentimens bienveiUans dont il avait fait
preuve à son égard, et l'engagea à venir à bord de son vaisseau. Celui-ci ré-
pendit, en le remerciant, qu'il ne lui était point permis d'accepter cette invi-
tation ; mais le fougueux mandarin , dont nous avons parlé plus haut , éclata
de nouveau en parole de colère. — Votre vaisseau, dit-il , m'est aussi méprisa-
ble que vous-même! Et en s'adressant à Gutzlaff, il ajouta : Vous êtes un Chinois
qui sert un traître sous le masque de barbare. Des ce moment, il ne fut plus
permis de mettre en doute la perfection avec laquelle M. Gutzlaff parlait cette
8.
116
langue, quoique, comme nous l'avons remarqué plus haut , il nous paraisse in-
concevable qu'un Européen puisse être pris pour un Chinois.
Lorsqu'enfin tout fut terminé, Hamilton comprit combien il avait commis
(le fautes pendant cette négociation. Il était resté debout pendant l'audience,
tandis que les mandarins du plus bas rang sont toujours assis dans ces occasions.
Cependant il comprit aussi parfaitement d'un autre côté, que s'il eût été assez
faible pour céder devant les prétendues lois inaltérables de l'empire céleste j il
n'eût plus été désormais possible de traiter avec ces mandarins. Il lui importait
seulement de savoir jusqu'oi^i on pouvait aller , et si le cas pouvait se présenter,
où les autorités chinoises feraient exécuter leurs ordres. On avait défendu à qui
que ce fût du vaisseau étranger, de mettre pied à terre j on avait signifié à
l'Amherst de remettre à la voile immédiatement après son arrivée, et il n'avait
été obtempéré à aucun de ces ordres. L'on avait également refusé de céder sur
le point des vivres. Cette circonstance était peu importante en elle-même, mais
elle permit de résoudre une question qui était d'un assez grand poids^ savoir :
de quelle manière les autori'.cs chinoises interviendraient dans des cas plus
graves.
Hamilton resta à l'ancre jusqu'au 7 avril , et rien de remarquable n'arriva
plus à bord , si ce n'est un nouvel acte d'astuce, de la part des Chinois, que
nous allons rapporter. Au lieu de nommer pour commissaire un homme in-
struit, les autorités chinoises envoyèrent à bord de l'Amherst un matelot ap-
partenant à un navire marchand. Aucun mandarin n'eut la permission de les
visiter, pas même l'affable Le', qui fit, par un messager, exprimer ses regrets de
ne pouvoir prendre congé en personne d'Hamilton et de Gutzlaff. En agissant
ainsi on voulait montrer auji Anglais que l'on n'avait nullement cédé à leurs
raisons , mais exercé tout simplement à leur égard un acte de miséricorde. Le
matelot à qui l'on avait conféré l'emploi de courtier, avait fait la connaissance
de Gutzlaff pendant son voyage chez les Tartares-Mandchoux , et comme il
avait eu à se louer de la bienveillance de l'ofncier anglais, il se rejouit beau-
coup de le revoir à Amoy. Ayant pour cela sollicité la permission d'aller à bord,
on la lui avait accordée, et on l'avait en même temps nommé commissaire, bien
qu'il ne sût ni lire ni écrin*. Ceci devait nécessairement le jeter dans un fort
grand embarras, car comment le pauvre homme pouvait-il servir d'intermé-
diaire'entre les autorités chinoises et les Anglais, sans mécontenter l'un ou
l'autre des deux partis ? Mais cela n'était pas tout encore : on l'avait rendu res-
ponsable de tout ce que les Anglais pouvaient entreprendre, comme si ceux-ci,
qui résistaient audacieusement au vice-gouverneur lui-même, eussent craint
un pareil individu. L'eu ne s'eo tint point là : le G avril l'Amherst clant pourvu
117
d'eau et de vivres, le matelot supplia vivement le capitaine de ne point tarder
davantage à mettre à la voile. Comme celui-ci s'étonnait de l'empressement que
le matelot mettait à donner cet avis, il apprit que non seulement les manda-
rins avaient fait mettre l'embaifjo sur le vaisseau anglais auquel il appartenait,
pour ne le lever qu'après le départ des Anglais; mais qu'on l'avait menacé en-
core de chdlimens corporels dans le cas où il ne les ferait point partir dans le
plus bref délai possible. Hamilton ressentit tant de dépit de cette basse conduite,
que de prime abord il refusa de répondre -'mais il renvoya ensuite le courtier
au vice-gouverneur, en le prévenant qu'un Anglais n'était pas dans l'habitude
de négocier par l'entremise d'un matelot, et que si on ne lui envoyait nn autre
agent, il ne serait point encore question de son départ. Le pauvre Chinois re-
vint bientôt, et rapporta mille choses obligeantes de la part du gouverneur, ou
qu'il pouvait bien avoir inventées lui-même j ce qui était encore plus probable;
mais enfin il en appela de nouveau à la miséricorde d'Hamilton. — Si vous ne le-
vez pas l'ancre demain malin , rcpéta-t-il, non seulement je serai sévèrement
châtié, mais j'aurai encore à craindre les mauvais traitemens du maître de mon
navire , ainsi que des patrons de tous les autres, parce qu'ils sont obligés d'at-
tendre mon retour avant de sortir. Hamilton n'ayant plus aucun prétexte plau-
sible pour retarder son départ, promit de lever l'ancre le lendemain matin, et
soulagea ainsi le pauvre matelot de ses mortelles angoisses. Cependant que dire
d'autorités qui tachent d'atteindre leur but par des moyens aussi peu honora-
bles, et qui, immédiatement après notre départ, annoncent à Anioy et dans la
Gazette do. la cour que le vaisseau des barbares avait e'Le' chasse par la flotta
impériale !
Le domestique que Gutzlaff avait fait débarquer était revenu le 5 avril pen-
dant la nuit, et avait rapporté que partout le bruit s'était répandu qu'une
grande flotte anglaise arriverait pour venger les outrages reçus à Canton, et
que le vaisseau l'Aniherst n'en était que le précurseur. Toutes les troipes de
l'intérieur de l'empire étaient en marche. Les marchands eussent vivement dé-
siré de pouvoir commercer avec le capitaine anglais, comme Hamilton lui-
même s'en était convaincu pendant le séjour qu'il fit dans le pays. Il mettait à
peine le pied sur la rive que déjà des mandarins et des soldats l'avaient entouré
sous prétexte de le protéger contre Timportunilé du peuple. Personne cepen-
dant, parmi la foule, n'avait de mauvaises dispositions , et il y rencontra con-
stamment l'accueil le plus obligeant.
M. Hamilton n'aura pas peu contribué , pour sa part, à encourager ces dis-
positions favorables, en distribuant au peuple une grande quantité d'cxemplai-
yes de l'écrit de Majoribank sur le caractère de la nation anglaise , qu'il avait
j
118
apportés de Canton, L'ignorance dans ce qui se rapporte aux pays étrangers est
eiLtrême «n Chine, même dans les classes élevées de la société. Chacun s'y fait
des Anglais en particulier^ et des Européens en général , les idées les plus bizar-
res et les plus éloignées du vrai, et la gazette de Peking n'est point faite pour
donner plus de lumières sur ce sujet, de sorte quHamilton a répandu par
cette diflribution une semence féconde pour l'avenir. ^
Traduit de rallemand, parle baron Albert de Starschedel.
iLiffiïiAmE
ROBERT LE MAGNIFIQUE,
HISTOIRE DE LA NORMANDIE AU XP SIÈCLE,
PAR M. LOTTIN DE LAVAL, ENC. (1).
Chaque genre de littérature a eu son temps. Les beaux siècles de la Grèce et de Rome
furent aussi ceux où l'éloquence, la poésie, et l'iiisloire surtout, brillèrent avec le plus
d'éclat , dans les âges modernes , le siècle de Louis XIV rivalise avec Athènes et l'Italie;
mais le roman historique ne fut point connu, ou au moins ne domina pas chez les
Français du dis-septième ni du dix-huitième siècle, noa plus que chez les Grecs ni chez
les Romains. Cependant, ce genre de littérature a aujourd'hui une grande vogue: tout
le monde aspire à y briller. Tandis que les Hérodote, les Tacite, les Bossuet et lesFleury
craignaient de se laisser dominer par l'imagination, et évitaient dans le récit dos faits
jusqu'à l'hyperbole, les romantiques historiens de nos jours ne peuvent plus narrer le
moindre fait si l'imagination ne les inspire, et ne prête à leurs pinceaux des couleurs
fantastiques. Et encore, dans ce genre, n'ont-ils pas le mérite de l'invention ; car, dans
le moyen âge et les temps que les écrivains philosophes ont qualifié de barbares, les au-
teurs ne pouvaient rien écrire sans y mêler du merveilleux. Une victoire ne pouvait être
remportée sans que des êtres surnaturels n'y prissent part : les guerriers qui y combat-
taient étaient plus que des hommes i d'un coup de sabre , ils fendaient un "uenicr eu
deux; un seul arrêtait des régimcns de vilains. Si un monastère, une ville, ou un monu-
ment remarquable était fondé quelque part , c'est que l'archange saint Michel était ap-
paru à de pieux chrétiens pour en donner le plan ; ou bien, un grand dragon ravageait
le pays, et un homme de Dieu, protégé du cutlj en avait délivré ses semblables.
Ces pieux écrivains du temps de nos vieux parens, si calomniés, sont donc aujourd'hui
à peu près réhabilités; on les copie, on les prend pour modèles; comme eux, on mêle
partout la fiction à l'histoire, des légendes apocryphes à des récils vrais; et si Ion ne
trouve pas encore à chaque page des miracles, cela viendra avant peu. En attendant, les
héros que P'écrivain du jour choisit pour son épopée historique sout toujours doués d'un»
(j) Deux vol. ; chez Ambroiso Dupont, éditeur, nie Vivienne, et au burcad do Vt!*
po^ue, fxh. i x5 it. , et 17 Ir. par la poste.
120
bravoure à toute épreuve, d'une force indomptable ; un seul suffit pour ramener au com-
bat une armée en déroute, pour culbuter des bataillons cnlicrs ; tandis que les bras ,
Jes fêtes, volent au loin sous le Irancliant de leur formidable glaive, on les croirait eux
seuls invulnérables. Ce genre estassinémenl fort commode ; c'est ce qui fait que de pâles
écrivains, sans talent, sans invention, sansslvlcj l'ont embrassé. Ils copient un fait
raconté par nos vieilles chroniques ; ils y mêlent toutes les légendes du temps, plus ou
moins bien rajustées au sujet principal ; ils y joignent de leur crû beaucoup d'horrible ,
beaucoup de forfaits, et puis ils vont chez un éditeur, qui end)ouche la trompelle de la
renommée, et dès lors, s'il faut l'en croire, on n'a jamais rien vu de si bien dit, de si
touchant, de sisublirae ; en un mot , cela fait peur !
Cependant , du milieu de cette nuée de pâles et insipides compilateurs, il est quelques
hommes qui sortent de ligne : ceux-ci travaillent leurs sujets en conscience , et s'ils en
puisent le fond dans l'histoire , ils le refondent. Leur travail, après être passé parle
creuset de leur génie, forme un tout dont les parties sont homogènes. Parmi ces rares
romanciers historiens, nous croyons pouvoir, sans craindre d'être démentis, ranger l'au-
teur de Robert-le-Magnifi(]'.te. Cet ouvrage est un des meilleurs et des pins inléressans
qui aient paru depuis quelques années : on y voit briller partout une imagination riche
en couleurs et en similitudes, et féconde en épisodes curieux. Avant que de toucher ii
la critique ; nous allons tracer en quelques pnges l'hislorique de ce livre , et afin de
mclti'e le lecteur à même de l'apprécier, nous citerons l'épisode de Kahet et de Deïdza,
qui domine tout le sujet.
Treize rois depuis Charlemagne avaient passé sur le trône de France ; Robertlc-
Pieux régnait à la place de Hugues son père , quand le onzième siècle commença. Ro-
bert-le-Magnilique posait alors sur sa tête la couronne ducale de Normandie.
Guillaume de Bélesme , comte d'Alençon , Ger de ses grandes richesses et de se»
quatre fils, refusa liommage au duc de IVormandie, des ancêtres duquel il tenait son
fief. Robert réunît son armée pour punir sa félonie. Elle marche au siège d'Alençon sous
la conduite du comte Krard de Percy, que le duc a nommé généralissime.
La ville d'Alençon était bien forliliée. Elle était à peine investie , que le duc Robert
vint lui même prendre le commandement de son armée. Il désapprouva les dispositions
du comte de Percy, et choisit une jiosition plus rapprochée de la ville, afin d'être plus
à portée d'agir dans une attaque soudaine et impétueuse. Après trois jour^ de repos
donnés aux soldats , la ville est attaquée. Au moment de former l'attaque, Robert et
son armée fléchissent les genoux pour implorer le secours de Dieu. Quand la prière est
finie, le combat commence. Il est meurtrier: les assiégeans sont repoussés avec perte.
Les assiégés avaient eux-mêmes éprouvé un échec, et ils étaient rentrés précipitamment
dans la ville. Dans un second assaut, le duc Hobert sétant approché trop près des rem-
parts , est atteint dune flèche lancée par ordre du comte d'Alençon. .Sur ces entre-
faite», Ariette de Vcrtprt, maîtresse du duc, accoucha, à l'aluise , d'un lils qui fut de-
puis Guillaumc'leConquérant. Ccpcndîint les machines do guerre ont battu les mu-
faillç» d'AleoçQji , çt imc large brèche est oufcrtc, Le y\c\n çomlo penec i 60 rendre i
121
mais Kabcl relève son courage. Il part à la tÊte de cent braves pour aller surprendre
Robert dans sou camp. Il y fait un massacre borrible, mais il est vaincu. La famiito
règne dans Alençon , et la ville se rend. Irrilé de la résistance, Robert impose de
dures coudilions. Il vint ensuite à Falaise où il donna de grandes fcles pour célébrer la
naissance de son fils. Beaucoup de largpsses furent faites au peuple en cette occasion.
Kdbel , le chevalier maudit, avait été fait prisonnier, et en attendant le jugement qui
allait être prononcé sur son sort, il fut jeté dans une prison souterraine, étroite, bunitde,
infecte, et éclairée seulement par une lampe sépulcrale. Quant les fêles furent finies ,
Kabcl, qui n'y avait point participé, fut amené devant les juges. Ils siégeaient nombreux;
c'claient des chevaliers présidés par Robert lui-même ; ils devaient dégrader un cheva-
lier avant que de le condamner à jnort. La sentence fui portée, puis retirée, puis con-
firmée; cl Kahel parut le lendemain sur léchafaud. Après lui avoir arraché, pièce à
pièce, son armure de chevalier, et lavoir battu de verges, il fut conduit au bourreau, et
au moment où celui-ci allait porter le coup fatal , le duc Robert fit reconduire le con-
damné dans son cachot, ajournant le supplice à l'un des jours suivans. Ce retard déplut
beaucoup au peuple , qui , avide d'émotions sanglantes , était accouru en foule pouV
voir se terminer par le sang , des réjouissances passées dans les orgies de l'ivresse et de
la débauche la plus effrénée.
Le motif de ce relard était inspiré par l'amour. Le duc Robert aimait une belle et
jeune fille qui passait pour la sœur de Kahel. Or. Kahel qui haïssait profondément le
duc, élajt peu disposé à lui laisser sa sœur ; et Robert , avant le supplice de Kahel,
voulait, à quelque prix que ce fût, savoir la retraite de son amante.
Pour jeter un peu de lumière sur ce drame, dont les fils se croisent, se mêlent, et so
confondent tellement ensemble, qu'une première lecture ne peut suffire pour les suivre
et les saisir, sans les confondre , nous allons reprendre les choses de plus haut.
Un pèlerin nommé Hugues , comte de Cantclou , dons l'un de ses voyages à la Terre-
Sainte, vint demander asile à l'émir de Cédar , qui l'acrueillil avec bienveillance, et le
laissa dans son palais, pendant qu'il allait au loin combattre un peuple ennemi. Pendant
celte absence, Cantclou séduisit Maleka, femme de Massoud . l'émir de Cédar ; elle mit
au jour une fille dune beauté ravissante. Elle la cacha à son époux , et Cantclou partit
pour 1 Occidcjil ; mais comme il aimait cperduemcut sa fille, il revint sur ses pas, et ,.
gagnant à force d'argent l'esclave qui prenait soin de Deidza, il se la fit remettre secrè-
tement, et prit la fuite. Maleka, instruite de l'enlèvement de sa fille chérie, se livre aux
gcmissemens, et, dans son désespoir, elle va jusqu'à confesser à Massoud son commerce
criminel avec Cantclou , qu'elle accuse de l avoir séduile ; puis elle demande vengeance
contre le ravisseur tic son enfant bicn-aimé. 11 faut qu'elle retrouve sa fille à quelque
piii que ce soit ; elle ne peut vivre sans elle. Massoud , qui était d'une bonne pâte
d homme, au lieu de punir sa femme de sa galanterie, la console, lai promet de la ven-
ger, et dç lui ramener sa fille. Il laisse sce étals, part avec son fils Kahel, et il se met à
la ^i.oursuilc de Canlelou. Après bico des années de recherches inutiles, il le rejiCQptro
pr^.^ 4» cUjllç^ji tl fi^fl^^»» Il eo pj(içipUc sur liU ppuy IV-gorgov j mm CafttuJiôtt f'é»
122
chappc et tient chercher un asile dans le chAtcau on Robert et ses favoris se livraient
à une orgie. Robert vole à la défense de son ami Canlelou, et lue Massoud, l'émir de
Cédar. Cahei, son fils, jure de le venger, et son projet de vengeance occupe toutes ses
penséea. Les obstacles innombrables qui s'opposent à son cruel dessein, loin de le dé-
courager, ne font qu'irriter davantage sa volonté de fer. Il a retrouvé sa sœur chez la
dame de Karouge, et il s'en est emparé. Bientôt la renommée loi apprend que le comte
d'Alençon s'est révolté contre le duc de Normandie. C'est une trop belle occasion pour
que Kahel la laisse échapper. Traînant sa sœur à sa suite, il accourt en toute hâte of-
frir au comte révolté, son bras et sa redoutable épée. Il avait choisi, dans l'une des
mes les plus écartées d'Alençon, une demeure où il avait, sous la garde d'une juive,
enfermé Deîdza sa soeur. Dans tous les combats il se signalait par une bravoure qui
l'avait dès loug-tcmps fait surnommer le Chevalier maudit, Uue nuit, à la faveur des té-
nùbreg, il s'était glissé dans le camp ennemi, pour égorger le duc, dont il avait promis
la tête au comte d'Alençon , qui la lui avait payée d'avance 2,000 oboles d'or ; il fut
vaincu et pris avec ses compagnons, dont un grand nombre périt dans ce combat.
Mais Robert avait couru de grands dangers, son camp avait été incendié , et plusieurs
de ses plus braves guerriers étaient morts en lui faisant un rempart de leurs corps.
C'était pour punir tant d'attentats que Robert avait charge de chaînes , puis cou-
damné à mort son redoutable captif. Mais avant son exécution , il voulait apprendre
de sa bouche en quel Keu se trouvait la belle orientale. Kahel refusait obstiné-
ment de livrer sa sœur. Il devait mourir le lendemain, lorsqu'un trailre, qu'il avait
gagné à force d'or, vint la nuit lui ouvrir la porte de la prison et le faire évader ; cl le
traître était Lionnet, sire de Beanfou, l'un des favoris de Robert. Beaufou , piqué de
quelques railleries du duc, et surtout de n'avoir pu obtenir de nouveaux titres , s'était
secrètement ligué avec Kahel, qui lui avait promis de le faire émir d'Orient. A sa sortie
de prison , Kahel vint trouver sa sqeur.
Robert, instruit de l'évasion du prisonnier, Robert qui savait que la sœur de Kahel
devait être dans Alençon, ne douta point que le prisonnier ne se fût enfui dans celle
direction. Il accourut donc pour l'empêcher d'enlever la belle Deîdza. Kahel n'eut que
le temps de fuir, abandonnant sa maison et sa sœur. Plein de confiance dans l'ingrat
Beaufou, Robert la lui donna à garder dans son château. Le prince venait fréquem-
ment chez Beaufou pour voir la jeune fille qu'il adorait. Kahel , caché dans les envi-
rons du château , se concerta avec le châtelain pour assassiner le duc. Le coup man-
qua. Robert, que Téloignement empêchait de voir Deîdza aussi souvent qu'il l'eût dé-
siré, la fit venir à Rouen, et là , il devint plu» pressant auprès d'elle. Mais Deîdza, chré-
ticnne vertueuse , déclara au prince qu'elle ne pouvsit être que son épouse , et sa tnA'
^!se, jamais.
KaLcl avait suivi sa sœur à Rouen, et résolut h tout prix de l'enlever h Robert; il pé-
nétra aupr^ d'elle à la faveur d'un long habit do moine qu'il avait revêtu , et pour la
décider à le surrrc, il appela à son secours la jalousie pour lui inspirer do la haine contre
•on amant. 11 lui r6?éla qa'il avait un« autre fommor Arletto Ycrtprô, dont il avait ua
123
enfant. Deidza, transpoitée de colère, refusa de voir Robert et de recevoir ses cxcuîcs.
Croyant à tort qu'il n'y avait plus aucun moyen de la ûécliir, Roberl se désespéra, et,
aiÎQ de l'oublier, partit pour la Terre-Saiule, voyage alors fort à la mode. Deidza se re-
pentit bientôt de sa rigueur, mais il n'était plus temps. Son amour, irrité par l'éloigne-
ment, ne lui permettait plus de goûter aucun repos. Apprenant que le trailrc Beaufou
et Kahel allaient en Orient, Pur les pas de Robert, pour l'assassiner, elle ne fut plus oc-
cupée que des moyens de soustraire sou amant au péril qui le menaçait. KUe partit avec
Cantcluu, son père, dont elle venait tout récemment d'être reconnue , pour aller elle-
même avertir Robert des périls qui le menaçaient ; mais lorsque Deidza parvint à Mcée,
où le prince assistait à une fête que lui donnait l'émir Alcm, elle était UQurante; l'af-
freux KaLel et le perfide Lionnct étaient là !I
LE CHEVALIER MAUDIT.
I.
Les soldats qui escortaient le cavalier arabe arrivèrent à Falaise vers le milieu de la
nuit, avec leur prisonnier. Des ordres sévères avaient été donnés au capitaine de la forte-
resse; et à peine le chef de l'escorte eut-il fait retentir le son du cor que le pont-lcvis se
baissa.
Kahel était morne et abattu. 11 gardait un silence fajouche ; plusieurs fois le chef lui
avait adressé la parole, et toujours il avait dédaigné de lui répondre. Seulement, ses re-
gards enûammés s'arrêtaient à de fréquens intervalles sur les soldats , et il les tournait
ensuite avec inquiétude dans la direction de la ville conquise.
Sa contenance Cère ne se démentit pas un instant ; mais quand il entendit crier der-
rière lui les gonds énormes , et le craquement brusque des chaînes du pont , sa tête se
pencha sur sa poitriue , ses bras s'affaissèrent, sa voix exhala un rugissement plutôt qu'un
soupir. Il était perdu l
Le chef l'emmena dans une des salles basses du donjon, et fit avertir un docteur juif
profondément versé dans la connaissance des simples, afin qu'il vînt panser les blessu-
res du prisonnier. Une fois ce noble devoir accompli , deux soldais normands , conduits
par un oflicicr subalterne, entrèrent dans la salle, l'un et l'autre armés d'une épéc nue
et d'une torche enflammée.
« Apprélez-vous à nous suivre , chevalier , dit le chef; vous êtes déjà resté trop long-
temps ici.
» — Où voulez-vous donc me conduire ? reprit l^aUcl avec humeur. J'ai bcspip, 4e rcr
pos,, et j'ai faioR, ^^
124
» — Tu trouveras un lit , de la nourriture et du calme dans le lieu qui t'est destiné ,
repartit le chef. Ainsi , lève-toi pour nous suivre.
Le cavalier arabe fui forcé d'obéir. Du des soldats ouvrit la porte de la salle qui com-
muniquait à un étroit corridor, et , secouant sa torche sur le mur, pour en aviver la lu-
mière, il guida la marche du prisonnier.
Un second corridor parlait du premier en forme d'cquerrc, et se terminait par une
grille de fer très basse et très solide. Le chef normand l'ouvrit, et les quatre personnes
commencèrent à descendre un escalier de moyenne largeur , t .illé d'abord dans le roc
vif; et s'alongoant ensuite sous les terres dans la direction de l'cst-sud.
Le silence le plus alarmant présidait à celle marche , empreinte d'un certain caractère
de terreur. Ces soldats, l'épée nue et la torche allumée , cet officier, grave, semblant fier
de la mission qu'il remplissait, et au milieu d'eux un chevalier sans armes, la colle de
mailles déchirée , la tête nue , la robe en lambeaux et Icinte de sang , tout cela était d'uu
lugubre appareil.
. Us avaient ainsi descendu plus de cent degrés , lorsque Kahel s'arrêta brusquement. '
«Si je dois mouiir, dit-il au chef, pourquoi m'ensevelir dans les culraillcs de la
terre? j'aurais préféré périr au grand jour, sur la place publique et parla main des bour-
reaux de ton maître.
■» — Qui te dit que tu dois mourir? » répliqua le chef d'une voix dure.
El ils recommencèrent à descendre.
La voûte de rescalicr , les degrés , les parois des murailles , suintaient une eau fétide ;
nn froid vif s'appesantissait sur la tête et sur les épaules ; le frisson courait par tout lo
corps: une vapeur humide qui montait du souterrain suffoquait la poitrine; on appro-
chait du niveau des sources.
Le froid devenait de plus en plus âpre , et ils descendaient toujours. C'était un sup-
plice cruel pour le prisonnier, et sa souffrance était plus aiguë, parce qu'elle était com-
primée dans son âme , et qu'il opposait à ses vainqueurs une farouche résignation.
Enfin , l'escalier s'arrêta. Une suite de longues et sourdes voûtes s'éloignaient dans la
perspective, et ajoutaient encore à la tristesse de ce triste tableau. On les fit parcourir au
cavalier presque dans toute leur longueur, jusqu'à ce que, arrivé en face d'un pilier
énorme, faiblement éclairé par une petite lampe, le soldat qui conduisait le cortège
s'anêta.
• C'est ici, » dit-il en levant son épée.
Une porte faite d'épaisses planches de chêne avait été pratiquée dans un des angles du
pilier; le chef l'ouvrit et força Kahel de la franchir.
Là était une cellule d'environ six pieds carrés , éclairée aussi par une lampe projetant
à peine quelques rayons de lumière. Un collier de fer, suspendu par une chaîne de fer,
était scellé au milieu de la muraille; et tout près, l'œil s'arrctail avec frayeor sur un bloo
4c pierre blanche , njaculé par des traces de sang.
125
Et , dans ce cachot , le gaèrricr arabe ne vit que ce bloc tcnible.
Alors la vie lui parut regrettable. Il allait mourir sans avoir accompli une vengeance
pour laqucllt- il avait traversé les mers , brava la rigueur des climats , cl affronté des pé-
rils immiucns. Il allait mourir oublié, comme un criminel obscur , enfoui au fond d'un
abîme, lui qui, dans les camps des ducs et des rois , avait porlé le fer et la flamme; et
son souvenir le reportait au pays de ses pères , où son retour était attendu avec d'inexpri-
mables angoisses , et limage de Deidza planait au-dessus de toutes ses pensées , et il la
Tojait , elle, destinée à un kalife puissant , partager les caresses de son persécuteur, de
Roberl-le-Magnifique , d'un chrétien , d'un ennemi.
Quand le fanatisme se mêle au désir de la vengeance , et que les efforts de 1 un et de
l'autre sont impuissans , la douleur est indéfinissable. L"eipre?sion manque pour peindre
ce quil y a de poignant et d'horrible au fond de cette situation.
Kahel souffrait ainsi pour lui et pour Deidza.
Mais bicnlôt, croyant mentir à son caractère indomptable par se? regrets intérieurs,
il murmura quelques versets du Coran ; et , s'adressant au sol.lat qui se tenait tout près
du bloc , appuyé sur sa pesante épéc , il lui dit d'un ton de voix amer :
• Eh bien ! qu'attends-lu , barbare ? je suis tout prêt.
» — Tu nous traites de barbares, répliqua le chef avec hauteur; et quel est donc ton
pays , à toi ? Sache que par toute l'étendue de ce duché , la tête d'un ennemi ou d'un che-
valier convaincu de félonie, ne tombe qu'après sa coudamnalion par d'autres guerriers.
Tu seras jugé , mon brave prisonnier ; et , s'il y a lieu , Teghn que voici , te fera la même
opération que les Sarrazins ont fait subir aux saints de pierre qui ornent le temple de Jé-
rusalem. Alors, M. saint Denis te soit en aide ! Voici dans ce coin une nalte , du pain et
de l'eau. Dans trois jours , monseigneur le duc quitte Falaise, et tu auras l'honneur d'oc-
cuper l'esprit de ses plus grands barons. Adieu. »
La perle roula lourdement sur ses gonds, la clef cria dans la serrure, et bientôt Kahel
n'entendit plus le bruit lent et mesuré des pas des trois guerriers, et il se trouva seul au
milieu de celte solitude effrayante.
Il se laissa tombersur la natte à demi pourrie , et resta une heure peut-être sans mou-
vement, les yeux complèlement Cxes , les nerfs tendus, la tête vide, incapable dune
pensée. Sa situation l'avait anéanti.
Et celte situation désespérée, épouvantable, n'excitait pas un regret, ne faisait pas
couler une larme. Nul d'entre ceux qui savaient son sort ne faisait un vœu pour lui , n'a-
dressait au ciel une plainte amère. Il était abandonné, abandonné! — Un petit nombre
d hommes inspirent de la compassion ! — C'est que le mal domine dans l'humanité.
L'Arabe, depuis sa venue en France , s'était toujours montré implacable; on ne lui
avait entendu prononcer que des paroles de haine; ses désirs étaient basés dans la vio-
lence et dans le sang; le sac des villes, l'incendie, les guerres d'extermination, les combats
à outrance avaient signalé son audace. Il avait la force, l'audace et la férocité des tigres
de soa pays natal, et le fanatisme eu avait fait un monstre.
126
y — C'est donc ainsi que Je devais finir ! s'écria-t-il douloureusement en essayant Je
•e soulever sur son séant; enseveli au sein de la terto^ dans l'ombre de quatre murailles
TOÛlées; couché sur un sol fangeux et humide comme la rive d'un lac. Ah! doi'-jc
songer au ciel d'orient , quand une lampe vacillante jette à peine un rayon jusquà mes
pieds?
j, Pas d'air ni de soleil, à moi qui suis né dans un oasis enchanté , sur les bords de la
mer d'Arabie. — Et sentir la mort s'approcher avant d'avoir vu notre ennemi se tordre dans
les convulsions de l'agonie. Dieu grand! Dieu grand ! Ah ! mon père, sans doute c'était
écrit là-haut que je périrais comme vous, et pour la même vengeance 1 Mais, au moins, je
leur ai fait bien du mal, à ces chrétiens! Que de lemmes ont pleuré leurs fils tombés sous
mon fer redoutable ! — C'était pour effacer l'ignominie dont on vous avait couverte . ma
inèrel J'ai fait répandre des torrens de larmes brûlantes; j'ai forcé la bouche hi plus
pure à blasphémer son Dieu , et à douter de sa grandeur. Les vierges , les fiancées , ont
maudit l'étranger terrible; les laboureurs se sont ensanglanté la poitrine avec leurs ongles,
à la vue de leurs moissons enflammées. Pour toi , Normandie si riche , si belle , j'ai été le
glaive exterminateur de l'ange. — Mais ce n'était point assez encore. ... le meurtre de
mon père n'est point vengé !»
Après ces paroles, il retomba dans un morne abattement, auquel succéda comme
une sorle de léthargie qui ne cessa que le lendemain à [l'arrivée de l'officier et des deux
soldats.
« L'heure de la justice est venue, très noble prisonnier, lui dit le chef avec sa voix rail-
leuse; d'après ce que j'ai pu entendre , les barons semblent assez mal disposés en la fa-
veur ; pi tu veux suivre un conseil qui peut te devenir profitable , laisse ici celte mine
renfrognée et dure, pour prendre le visage réjoui d un bon diable. Quand l'accnsé fait rire
son juge, la peine qu'il lui inflige se ressent toujours de sa joyeuse humeur.
), C'est le glaive à la main que je voudrais me présenter au tribunal de ces chrélicns,
répondit Kahcl en se levant.
, Ces chrrréliens ! reprit le soldat normand en imitant le son de voix du captif;
hum! Cela veut dire que tu es un franc païen; mauvaise chose, mon brave. Mais cela
me fait plaisir de te voir aimer h manier 1 épée ; je te dirai encore de garder cette confi-
dence dans le plus profond repli de ton cœur, si, en ta qualité de païen, on a bien
voulu t'en donner un. »
L'Arabe ne put retenir un léger sourire à cette croyance naïve du soldat barbare.
u D'autant mieux, ajouta le môme înlerlocutcur , qu'il nous est arrivé un pieux
moine de l'abbaye d'Ouche , qui revient de la Terre .Sainte , cl le pauvre homme a élé
bÎ cruellement mutilé par les Juifs et les Sarrazins , que notre puissant duc et ses cheva-
liers ont juré de le venger sur les infidèles, et ce moine sera ftu nombre de tes juges.
, Je me conduirai comme l'exigeront les circonstances, reprit Kahcl; mais néan-
moins, merci, Normand. Les avis que lu m'as donnés viennent d'un noble cœur; aussi ,
quel que soit le sort que ton duc me réserve , loi et tes soldats uc serez pas cnTdoppés
127
dans la haino que je lui ai vouée, Tieng, •vollà de quoi boire de l'iiippocras au souvenir
de rélranger. »
Et après avoir donné quelques oboles au chef et un bcsant d'or à chaque soldat , il leur
dit qu'il était prêta les suivre.
Celle libéralité causa des transports de joie à ses geôliers, et Kahel en ressentit immé-
diatement les effets.
« Teghn , tu vas aller en avant avec les deux torches, dit le chef, tandis que Horwig
et moi nous soulicndrous ce brave cl mulheurcux chevalier que ses blessures ont privé
de la moitié de ses forces, »
El les deux guerriers robustes portèrent, plutôt qulls ne soutinrent, l'ennemi le plus
acharné de Robcrt-le-Magiiifique. Une fois arrivés à l'extrémité du corridor, lenr rôle
changea : ils retrouvèrent lepr voix brève et , insultante , leurs manières anti-sociales ,
et Tcgliu principalement semblait un farouche redresseur de torts ou le familier du
bourreau.
Le chef fit asseoir Kahel dans la salle basse que nous avons précédemment décrite , et
après avoir donné quelques ordres à Ilorwig, il se dirigea , d'un pas qui annonçait en
même temps la suffisance alliée à la servilité, vers la grande salle du donjon, d'où un
grand bruit de voix se faisait entendre.
0 Notre puissant seigneur est là, au milieu de toute sa cour, dit Horwig au cavalier
arabe ; priez Dieu qu'il vous protège, car le sire de Beaufou , le baron de Tournebu et
le vieux moine Grégorius sont parmi vos juges , et toujours leur dernière parole c'est
la mort! »
Une voix forle partit alors de rextrémité de la salle basse, en disant s
• Amenez le prisonnier. »
II.
Plus de cent barons normands étaient assemblés dans une pièce carrée, belle , spa-
cieuse, et dont la voûte semblait appuyée sur dénormes pilastres saillans à demi. Sur
les parois des murailles ondulaient de larges tentures d'une étoffe pourprée, éclatante,
qui se serait facilement prêtée à une élégance rare , si dans ces temps héroïques et pri-
mitifs on avait su tirer parti des choses en les assimilant à un goût artiste. Quatre fenêtre»
romanes, séparées au milieu par une frêle colonuetle , les unes percées au «ud et les
autres au nox'd , laissaient arriver un jour brillant dans cette salle remarquable.
Elle existe encore en ruines : la toiture carrée a disparu sous le canon de Henri de
Béarn; les débris des murs et du couronnement ont été l'cnversés , bouleversés et en-
tassés sur les Urgcs dalles ; l'herbe , les ronces , le gcucvrier, lortie, cioissent où furent
1^8
étalées de riches tapisseries qne foulaient mollement les pieds des dames et la cliaussnrc
de corjoiian des chevaliers. Dans le ouzièinc cl le douzième siècle, on appelait ce lieu
LA SALLE DU PBINCB.
Roberl-lcMagnifique élait assis sur un grand pliant doré, semblable en tout à celui
que le père Moulfaucon nous a donné dans son œuvre comme ayant servi de siôgc ou de
trône à Louis le-Gcrnianiquc. A ses côlcs , et sur une estrade abaissée, se trouvaient les
seigneurs d'IIarcourt, de Driosne , de Beaufou , de Ilautcville, de Tournebu, de Gucr-
pcl, le châtelain de Tanct , Marmioa elle moine Grégorius.
Robert projetait une chasse superbe au sanglier dans la forêt d'Auge , et il en causait
à vois hîute avec ses familiers, quand le chef Teghn et Uorwig introduisirent le pri-
sonnier.
Le cavalier promena lentement ses regards sur l'assemblée, qui l'examinait avec de
fiers dédains. Il put de nouveau se convaincre, en remarquant l'expression qui se pei-
gnait sur tous ces mâles visages , que peu de chances de salut lui restaient, quoiqu'il se
fut rendu à rançon, coutume ordinairement respectée aux temps lointains de la chevalerie.
Une circonstance accusatrice , terrible , effrayante , avait été révélée le malin même au
duc par Guillaume Talvas , accouru tout exprès d'Alençon pour dénoncer Kahel comme
l'auteur de l'incendie du camp des Normands , cl la pensée du meurtre de Robert n'avait
pas été oubliée. Talvas s'était résolu sans peine à remplir celle mission odieuse , d'abord
pour satisfaire sa haine et sa jalousie, et ensuite dans l'espérance de recouvrer enlière-
mentles bonnes grâces du prince , ou de faire alléger l'énorme subside imposé au vieux
comte de Bellesme.
Tant de charges accumulées sur le prisonnier rendaient sa position désespérée; aussi
le cojiprit-il , car ses réponses à l'interrogatoire qu'on lui fit subir furent celles d'un
homme dont la mauvaise fortune ne peut être poussée plus loin.
Dans ce siècle d'une profonde ignorance, les lumières et la vérité politique s'étaient
retirées dans la solitude des cloîtres , et n'apparaissaient au peuple que sous le froc gros-
sier d'un moine, ou quelquefois d'un simple clerc; les barons le savaient, et, sans
alarmes, ils laissaient s'élever à côté d'eux, dans l'ombre, cette puissance formidable,
qui minait lentement les grands domaines féodaux.
Ce fut ce motif qui détermina le duc de Normandie à choisir Grégorius pour interro-
ger Kahel.
« De nombreuses accusations de félonie pèsent sur loi, dit le moine en s'adrcssant au
prisonnier ; tes crimes sont grands; et si la loi ne le c'nâlie pas avec toutes ses rigueurs,
si Dieu l'a réservé de longs jours, quand tu ceindrais tes reins de la corde monastique ,
et quand lu ferais d'éternels pèlerinages aux saints lieux , toute ta vie suffîr.'iit à peine
pour effacer les fautes et oublier tes remords. Ain^i , commence dès celte heure à faire
entrer le repentir dans Ion ûtne.
» —Pieux moine , dit le sire de Briosne en interrompant brusquement Grégorius, ce
129
n'est pas ainsi qu'on parle à un homme d'épée; nous avons été réunis dans celte en-
ccinlf! pour juger un guerrier foi-mcnùe , et pour Cela faire, nous (levons savoir sou
nom . et quel suzerain il invoque. »
Robcitetla plupart des seigneurs donnèrent des marques d'assentiment aux paroles
du sire de Briosne.
Grégorius sincliua ; sa figure, naturellement pâle et balafrée par le cimeterre des Sar-
rnzins , s'empourpra rapidement , et , sans changer d'altitude , il poursuivit :
« On t'accuse d'avoir violé les lois de la chevalerie, en changeant souvent d'armures
et en parant Ion ccu d'armoiries qui ne t'appartenaient pas ; on ne sait à quel prince tu
dois Ihommage et la fuiélilc de vassal ; a la cour de Foulques-le-Réchin, aux joutes du
comîedu Maus. dans la guerre du rebelle Talva s, c'est comme auxiliaire que tu as vendu
les services de ton glaive ... et ton nom , quel est-il ?
« — Pour vous tous , dit K;ihel en élevant vers les estrades des regards étincelans de
fierté , je n'ai point de patrie. Mon nom?. ..peu vous importe... je suis votre ennemi !
» — Soldat audacieux , s'écria Robert en frappant le sol avec sa chaussure maillée ta
oublies que In es en mon pouvoir, et que je porte répce qui juge ]
» — Je n'ai rien oublié, Robert de Normandie , repartit le farouche cavalier; seule-
ment je m'élonne qu'après avoir résolu ma mort, lu assembles en ce lieu tant de servi-
teurs inutiles.
» — La justice doit présider à tons mes actes, dit le prince d'une voix pleine de
dignité.
» — La justice! répéta Kahcl avec une ironie amère ; et si lu l'observais avec cette ri-
gidité dont tu te vantes, serais-je ici, moi qui me suis rendu à rançon ,•* »
D'harcourt , le baron de Guerpcl et le châtelain de Tanet baissèieul la lêle en faisant
un mouvement.
« Oses-tu bien invoquer un pareil privilège ? s'écria Robert avec fureur ; toi la hoîite de
la chevalerie! loi dout le souvenir sera une tache d'infamie et d'opprobre! loi qui as
promené sans pilié linceudie à travers les moissons des plaines , au sein des villages sans
défense, et dans les forteresses au jour do la paix ! Va, il se trouve des exceptions où la loi
ne doit pas être un égide; trop de criminels calculeraient son impuissance avant de verser
le sang. Le lâche pourrait frapper dans l'ombre l'homme courageux, et après braver im-
punément ceux qu'il aurait plongés dans le deuil ! non, détrompe-toi, celui qui de san»-
froid a promis la dévastalion de mon camp , et a vendu ma lète deux mille oboles d'or
celui-là ne doit pas compter sur la clémence de son ennemi!... Barons, ajouta Robert eu
«'adressant à ses capitaines, descendez au fond de vos consciences, et prononcez l'arrêt.»
Il se fit une pause silencieuse , qui ne lui pas sans appréhension pour le duc , et sans ef-
froi jiour le prisonnier. Les seigneurs s'interrogeaient des yeux avec anxiété ; les uns et
les autres cherrhaieiil par des regards rapides à s'encourager mutuellement dans leur ré-
solution ; enfin , le premier, Marmioa se leva, cl d'une voix dure , il fil retentir la salle de
ces cruelles paroles :
« La mort! »
3. 9
130
Le sire de Tournebu , celui-là même qui faillit périr sous les coups du cavalier arabe,
lors de l'attaque nocturne du camp, sous les murs d'Alençon, Tournebu imita Marmion,
et s'écria aussi :
« La mort ! »
Et vingt autres se levèrent précipitamment en répétant avec force cette sentence ter-
rible :
«La mort !»
Lionel de Beaufou. qui jusqu'alors Jetait demeuré impassible, s'approche davantage de
Robert, et, s'appujant avec alTeclalion sur un des bras du pliant , il dit dune voi:^ h
demi bouffonne
•t Attendu que le chevalier du Diable est entre les mains de nos seigneuries très
nobles, très puissantes et très disposées à punir; qu'il a brûlé nos tentes, insulté notre
gracieux prince, et conspiré contre sa vie ; attendu qu'il a une sœur fort belle , et qui gé-
miton ne sait où ; que sa présence sur la terre est au moins très inutile ; je suis assez
d'avis que Toghn lui signe sou droit de passage chez les morts.
, — Lionel de Benufou» ! s'écria Kahcl en serrant les dents avec rage...
11 se disposait à ajouter d'autres pai'oles à cette sorte d'imprécation , quand, sur un
léeer sourire de Lionel, il retomba dans son attitude farouche et désespérée.
Grégorius fit honneur à la tolérance et à l'humanité qu'on doit attendre des prêtres; il
vola pour une longue et dure pénitence monacale.
«Vois la pitié (]u"iuspirc ton sort, dit Robert à Kahel avec un air de triomphe; un seul
homme, et c'est un moine, désapprouve un châtiment sanglant. C'est que Dieu ne man-
que jamais de punir les meurtriers par le glaive.
(( — Et les meurtriers du château dïïxmes! s'écria Kahel d'une voix retentissante en fixant
ses veux noirs sur le duc avec une audace effrénée, Dieu ne les a pas punis ! et pourtant
le sang fut versé avec félonie.»
Robert, qui se tenait debout, chancela , ses j ambes fléchirent , son front exprima une
sombre terreur , et il retomba sur son pliant.
. Que vcux-lu dire, étranger? reprit le duc de Normandie après quelques instans
d hésitation.
">% — Je veux dire, poursuivit l'Arabe avec insouciance, qu'il n'y a pas dix ans , un ca-
valier fut traîtreusement assassiné dans le château dExmes dont tu étais seigneur , et que
ce cavalier n'est pas vengé.
* — Que m'importe à moi? reprit le duc avec iusoticiance.
-, _ Il m'importe à moi ■> , ajouta lArabe d une voix à peine articulée. Puis il garda le
Hllenrc.
Si le duc de Normandie affectait alors un grand calme au dehors, un souvenir poignant
et douloureux remuait et bouleversait toutes les fibres de son cœur ; Ihomme pour qui il
devait avoir une haine bien naturelle d'après le mal dont il l'avait accablé, cet homme
se treiivait /trc initié complètement, ou à peu près, à un secret terrible qui semblait
influer d une manière si affreuse sur sa desliuéc.
131
Aussi, l'arrêt de mort de Kahcl fut de nouveau prononcé dans son âme; sa Tietroulilait
la sienne, et vers le milieu du onzième siècle , l'cxislence d'un liommc était considérée
comme trop futile et trop peu importante pour ne pas la retrancher si clic faisait ombre
à un suzerain.
Mais des obstacles presque insurmontables s'opposaient à la pensée de Robert. La féo-
dalité , pétrie de force , dignorance et de barbarie supcrslilicuse^ u'abandonnait pas ses
prérogatives ; aux yeux des grands barons , tout ce qui relevait de l'épée était sacré , in-
violable ; et le cavalier arabe , en se rendant à rançon , jouissait de tous les droits , sou-
vent ridicules et pleins d'exagération , que la cbcvalcrie avait consacrés aux premiers
temps de sa splendeur.
Aussi, quand Robert applaudissait au dévouement de ses familiers, plusieurs, et parmi
les'plus influens d'entre les chefs , commençaient à l'extrémité de la salle à faire retentir
leurs murmures , tandis que d'autres disaien à voix basse qu'ils s'opposeraient à la viola-
lion des coutumes, ou qu'ils se retireraient, afin de ne pas prendre part à un jugement
inique.
Robert comprit dun coup d'oeil l'agitation qui régnait dans ces caractères insoumis ;
son intelligence dominait fortement tout ce qui l'entourait , l'élole aussi bien que l'épée,
le suzerain comme le vassal. Dès-lors , il pensa qu'il fallait frapper avec violence, et jeter
la stupeur parmi cette multitude assemblée s'il voulait sortir'viclorieux de la lutle.
Il se pencha versMarmiou, dont la fidélité lui était bien connue: quelques paroles furent
rapidement échangées, sans bruit, sans émotion aucune; et avant que les seigneurs op-
posans se fussent aperçus de ce colloque , l'actif Marmion était déjà hors de la forteresse,
faisant sonner les fanfares , et rassemblant les compagnies des cavaliers dans la ville et
sur la grande place d'armes de Falaise.
Le duc de Normandie , s'apercevant que la révolte allait croissant , et qu'elle arrivait
liienaçante jusqu'à l'estrade sur laquelle son trône était assis , se leva tout-à-coup , le re-
gard étincelant de colère , le visage enflammé , le geste terrible . et réclama un silence
impérieux.
■ Que signifient ces murmures , barons? s'écria-til, ne suis-je donc plus à vos yeux
!e fils de Richard second, votre maître et celui de toute la iVormandie? Mes libéralités
et ma clémence vous ont-elles fait oublier que je sais aussi punir! Prenez garde ! quand
devant moi on a une fois sorti l'épée du fourreau, la mienne rentre la dernière au four-
reau! A la menace, je réponds par la menace, à l'injure par l'injure ! et songez bien que
le sang répandu peut consommer l'œuvre. Les temps sout-ils donc arrivés où le vassal
marchera de pair avec le suzerain ? Non , barons , non ! tant que celte main sera forte
assez pour soutenir ce glaive, je ferai respecter mes volontés; mes ancêtres sont venus
du nord , et le sang des rois faincaus ne coule point dans mes veines. Barons , le crime
suit de près les paroles de révolte; je ne l'ignore pas, que serait-ce donc, eu ce moment,
si le sceptre ducal de Kormandie était soutenu par la main d'un Thierry ou d'un Childé-
ric ? et lequel d'entre vous se loverait avec assez d'audace pour réclamer la puissance
qu'usarpirent autrefois Ebroïn et Rainfroy ?
9.
132
En nchevant cette terrible apostrophe, Robert dégnîna son épée, et s'appnya dessus
en conlinuant de lancer des regards courroucés sur les seigneurs.
Le tumulte s'était apaisé. La vois du priuce, dopt le caraclère effrayait quand il
s'abaudonnait à la fureur , celle voix relcn lissait encore dans l'oreille de chaque assis-
tant ; mais ce calme apparent cl celle résignation silencieuse n'étaient que les précur-
seurs d'une plus violente tcmpéle.
Une parole de Robert vint la soulever.
0 Si c'est rbumanité qui déchire vos cœurs, barons, dit-il avec ironie, ne devriei-
vous pas TOUS hâter de mettre un terme aux souffrances de cet homme ? L'appréhen-
sion est parfois une torture sanglante. La crainte de la mort est inouïe , quand on
voit à ses côtés l'espérance rester muette ; allons , nobles guerriers, prononcez le juge-
ment. »
Bannissant toute pensée de crainte, une immense majorité se leva en protestant;
celte mesure énergique forçait le duc à dicter lui-même l'arrêt de mort du prisonnier.
C'est alors que le comte d'IIarcoiirt se leva précipilammenl, et accourut au milieu de
l'enceinte :
« Vous le voyez, noble prince, s'écria-t-il avec véhémence, le plus grand nombre
de vos Cdèlcs capitaines proleslenl contre le malheureux sort qui menace ce gueirier.
La chevalerie, celle belle institution , doit être inviolable , et c'est celle inviolabilité qui
fait sa force. Pardonnez-moi, mon maître et seigneur, mais c'est rattachement d'un vieux
serviteur qui m'engage à élever la voix. Respectez les coutumes et les lois, si vous voulei
que voire peuple vous res[)eclc. En repoussant mes supplications , vous attaquez l'édi-
fice par la base ; et alors le danger sera grand ! Cel homme ma remis son glaive en pré-
sence du sire de Guerpel et du châtelain de Tanet ; je l'ai reçu à rançon , et si on le
condamne, je serai à mon tour un chevalier déloyal, un chevalier foi-meulie , et mon
écusson sera enlaché de déshonneur! Faites qu'on respecte la dignité de ma maison ,
mon prince, et que le rouge de la honte ne me couvre pas le front chaque fois qu'on
prononcera le nom d'IIarcourl ! Je vous supjjlie à genoux, Robert, et vous êtes le seul
homme à qui j'aurai rendu un pareil hommage, qu'un haut baron ne doit qu'à son
Dieu. •
Le duc parut ébranlé en entendant ces paroles nobles et éloquentes sortir de la bouche
d'un guerrier qu'il chérissait; mais cel instant de faiblesse fut rapide comme la vacil-
lation d'une flamme, et il le réprima en considérant le regard cruel et fanatique du
cavalier arabe.
1 Vous ne cédez pas? poursuivit 'd'Harcourt avec fierté, en se relevant; que le blâme
en retombe sur vous ! Le vassal s'est humilié devant son suzerain ; mon àmc est pure et
sans reproche; j'ai rempli mon devoir de chrétien et de chevalier! Mais ma position
embarrassée exige que j'accomplisse un autre devoir, peu m'importe le péril qui peutcn
résulter ; tout homme noble ne doit jamais balancer entre la crainte de sa vie et son hon-
neur menacé. Je vous conjure donc, Robert, au nom de saint Martin et de saint Geor-
ges , et par lesléopards de Normaadic , de rCmcllre eu mes mains le prisonnier 1
133
« — Rendez-nous notre prisonnier! » s'écrièrent on même temps Tanct et le sire de
Gucrpel.
Et cent Toix r(^pclèrent le même cri qui fit retentir les voûtes de la forteresse, comme
la violence d'mi tourbillon ébranle' les arceaux cliancclans d'un vieil àdifice.
• — Que je vous le rende! s'écria Robert avec fureur, que je vous le rende! ■
— Et, prenant*à deux mains sa lourde épcc , il descendit, menaçant, jusqu'au dernier
degré de l'estrade. « Oui, je vous le rendrai, mes nobles sires; je vous le rendrai après
juslicc faite , selon les lois de celte chevalerie que vous invoquez, et selon les paroles
renfermées dans le livre de Dieu. J'tfFacerai de mon duché lus traces de la souillure qu'y
ont empreinte les pas de ce vagabond ! Ses os ne blanchiront pas sur la terre , mais ils
seront réduils en cendres que l'on jettera aux vents , après que son corps aura été en-
traîné par une cavale; entendez-vous, barons, par une cavale! Et que les malédictions
du roi David frappent quiconque osera prononcer son nom, quand ses crimes auront
été lavés dans son sang !
» — Voici mon épée, seigneur, dit d'IIarcourt eu la brisant; je dois m'épargner la
vue d'un pareil supplice.
» — Nos consciences nous commandent d'imiter l'exemple du noble comte , » pour-
suivirent les sires de Guespel et de Tanet ; voici nos épées.
Et sans les biiser, les deux barons allèrent les déposer aux pieds du duc de Nor-
mandie.
Cet abandon déchira le cœur de Robert ; il avait comblé de biens les trois seigneurs
qui s'en allaient ulcérés , en proie à une vive douleur , et cette défection avait été sou-
levée par des préjugés absurdes, en faveur d'un fanatique qui ne respirailque vengeance
et carnage.
« D'IIarcourt ! s'écria le duc d'une voix adoucie, ne t'éloigne pas encore ; et vous
tous, barons rebelles, écoutez-moi : invoquez ce que Dieu a mis de jugement dans vos
cœurs , et répondez à mes paroles. Si dans la nuit terrible où ce misérable incendia
nos tentes et massacra sans pitié nos frères endormis ; si dans cette nuit ma tente se
fût trouvée sur son passage, et que pour gagner 2,000 oboles d'or, il eût emporté la
tête de voire prince, en signe de triomphe , lui auriez-vous donc fait grâce s'il n'avait
pu regagner la ville d'Alençon avec son trophée , et qu'il se fut rendu à rançon entre
vos mains ? »
Ce discours adroit de Robert ébranla bien des résolutions. Les grands barons , tout
en redoutant la violence de son caractère, l'aimaient à cause de sa droiture et de ses li-
béralités ; plusieurs revinrent à lui, tandis que d autres semblaient douter, et regardaient
comme impossible la question qu'il leur avait posée.
a Vous ne^ croyez pas tous à mes paroles ? poursuivit le prince ; eh bien ! vous allci
être convaincus. Ueaufou, faites avertir Guillaume Talvas, il doit être dans la petite salle
du donjon.
» — Nobles barons, dit Kahelca s'adressant à ceux qui s'étaient montrés mécontens, d«^
134
puis que j'ai désarçonné Talvas au tournoi du comte du Maine, cet iiommc est mon plus
cruel ennemi ; vous fieriez-vous à sou lémoiguage ?»
Lionel de Bcaufou rentrait alors dans la salle du prince, suivi de Guillaume et d'un
autre guerrier dont on ne pouvait apercevoir le visage, parce que la visière de son casque
était coniplèlement abaissée.
• Talvas, s'écria Robert avec une joie triomphante, dites s'il est vrai que le prisonnier
ait voulu allenlcr à ma vie. «
Mais avant que Guillaume eût pu satisfaire aux désirs du prince, le guerrier resté dans
rdmbre s'avança gravement au milieu de l'enceinte et releva sa visière.
C'était le vieux comte d'Alençou !
L'apparition soudaine de l'avare fit pâlir le farouche Arabe ; le système de dénégation
sur lequel il avait résolu de s'appujer , s'évanouissait alors , et son trouble plein d'effroi
n'échappa point à la plupart des seigneurs assemblés.
«Barons, dit Guillaume de BcUesmc avec humilité, c'est moi qui ai payé les deux
mille oboles dor a ce mécréaul; il m'a forcé , pour ainsi dire , î'épée sous la gorge ; c'est
lui qui, par ses insinuations perfides et réitérées, m'a engagé à lever contre mou noble
suzerain réleadard de la révolte ; c'est lui qui a dévasté nos seigneuries , et réduit en
cendres les moissons de nos vavasseurs ; je n'ai plus un besant à moi, et c'est lui qui a
pillé ma maison ! »
Un léger murmure d'indignation s'éleva dans les groupes , et Robert força l'Arabe à
baisser les yeux. L'avarice guidait alors le vieux Bellesrae; et encouragé par les regards
du prince, il continua :
» Depuis quatre jours, ce coquin n'a pu dépenser une somme si énorme, et pour
ajouter à la véracité de mou récit , autant que pour vous convaincre , sires chevaliers, je
vais visiter sa ceinture. »
Quelques sourires bruyans accueillirent celte idée du guerrier; car son péché capital
était bien connu ; Kahel se recula , et fit un geste menaçant ; mais Guillaume Talvas et
ïeghn le saisirent avec force , pendant que le vieux Bellesmc sortait de dessous la robe
du prisonnier la bourse qui contenait les mille oboles
» En voici la moitié , mes sires , dit-il avec bonheur ; recevez cet or , mon prince ,
en à-complesur les subsides que vous m'avez imposés^
» — L'or qui a été donné pour payer mon sang, reprit Robert en s'emparant de la
bourse , ne doit pas rentrer dans mon épargne ; je le destine à faire prier Dieu en actions
de grâces de ce qu'il m'a préservé du mal ! Tenez, pieux Grégorius, voici cinq cents obo-
les; le reste sera pour aider mon fidèle Beaufou i construire une chapelle à sa patronne.»
Beaufou s'inclina , et reçut en riant le présent de Robert-le-MaguiCquc.
« Jaccepte , mon gracieux prince , dit-il à haute voix , parce que l'or nest sujet à au»
cune souillure , sans cela je le refuserais , car il a passé par les mains d'un juif.
• Que voulez-vous dire ? sécrièrcnl spontanément Robert el le moine, qui tournait, déjà
dans ses doigts la bourse avec une répugnance mêlée de terreur.
• — Jo dis , répliqua Beaufou avec uuc aficclaliou marquée , que ce misérable , qui a
135
éfcHë nos querelles, ne valait guère qu'un mauvais bùclier, attendu que c'est un Sarraiin
ou un juif de Syrie,
» — Un juif! s'écria en frémissant toute rassemblée, un juif qui a pollué l'habit de
chéValîer î Slalhcur au juif!
Gfégoruis fit un signe de croix et murmura ces mots :
c Pardonnez-uioi, Seigneur, d avoir eu pilié du mécréant. »
Et les imprécations, et les menaces, et des gestes de colère, parlaient do celle foule qui
tout à l'heure se révoltait contre son souverain.
» — Double traître ! înfàme chrétien ! s'écria Kahel avec fureur en mouti-ant au sire
dé Beaufou son bras ensanglanté , traiter de juif , l'cufaiit du proplièle !
» — Dieu du ciel ! s'écria Grégorius eu se signant de nouveau ; c'est un mécréant , un
infidèle , un Sarraziu !
« — Oui , messcigneurs , ajouta Beaufou en déroulant un parchemin , et de plus ,
c'est un espion de lempereur de Couslanlinople ; voici le message do ce prince que l'on
a trouvé dans ses vêtcmens après le combat. C'est un de ces cruels Arabes qui ont assassiné
nos frères dans les déserts de ]\icomédie , le plus farouche , car son nom est écrit ici :
Kahel-al-nga-couf , ouïe terrible.
» — Oui , s'écria Kahel , oui ! je suis un Sarrazin , un Arabe !... Et c'est la vengeance
qui m'a fait traverser les mers ! et je vous brave tous , lâches chrétiens] Malgré mes bles-
sures', Je défie au combat à outrance le moins timide cFenlre vous ; montrez au moins à
l'étranger que tous vous n'avez pas des cœurs de femme ; je vous défie, je vous défie !
» — Eh bien ! s'écria Robert avec mépris , ton défi est accepté, voilà le bourreau ! »
Un homme de grande taille , maigre , aux membres grêles , mais nerveux , entra dans
la salle précédé par Marmion ; il était demi nu, et un large glaive do forme romaine
pendait à sa ceinture. Sur un signe de Marmion, il s'empara du prisonnier , Icmmena
hors de l'enceinte, escorté par Teghn et Horwig; après quoi Robert se leva et dil avec
dignité aux seigneurs assemblés :
« Ce païen a poussé l'insolence jusqu'à souiller les écussons de la chevalerie ; c'est
un crime à ajouter à ses autres crimes. Il n"y a pas de clémence pour un pareil homme ;
venez, sires chevaliers, venez assistera sa dégradation. t>
Au moyen âge, la dégradation des chevaliers était le plus terrible des supplices , et ce
ne fut pas sans frémir que les barons virent sur la place publique les apprêts qui avaient
été faits si rapidement par ordre du prince , bien avant que le sort du cavalier arabe eût
été décidé. Chacun d"eux put mieux se convaincre du caractère audacieux de son suzerain
en voyant combien il avait méprisé leurs paroles de révolte.
Tout le cortège était arrivé sur la place d'armes; deux échafauds d'inégale hauteur y
avaient été dressés, et sur le plus élevé, recouvert d'une étoffe rouge, Robert de Norman-
die et ses barous vinrent s'asseoir.
Une foule immense affluait de toutes parts vers la place ; c'étaient des cris , des huées,
des hurleraens effrénés. Le peuple, dans tous les temps, éprouve do la joie en face d'un
échafaud. Kahel , armé de toutes pièces , comme au jour de la bataille J'Aleuçon , tra-
136
Versa cette mullîtodc bruyante ; et, sur le point de monter les degrés de la seconde es-
trade, une voix brève fit retentir ces mois à sou oreille eu langue arabe :
« Prends courage , Kahel ! et ne détourne pas les yeux. »
Le cavalier obéit, et il arriva d'un pas ferme sur l'ccliafaud. Un long pal avait clé fiché
en terre, soutenant à son extrémité l'écusson de Kahel, renversé la pointe en haut.
Douze prêtres , revêtus de leur surplis flollans , enlourèrcnl le cavalier, tandis que Mar-
mion et deux ofEciers d'armes vinrent se placer en face de lui.
Les prêtres se mirent alors à chanter d'une voix sonore les vigiles des morts , depuis le
dilexi jusqu'au miserere; et quand , à la fin de chacun de ces hymnes de douleur, les prê-
tres s'arrêtaient , les ofliciers dépouillaient Kahel en commençant par le heaume , taudis
que les hérauts d'armes faisaient retentir l'air de ces paroles :
« Ceci est le casque du traître et déloyal Kahel.
» — Ceci est l'épée du Iraitre et déloyal chevalier. »
Ils continuèrent ainsi jusqu'à ce que l'Arabe fût entièrement dépouillé ; alors on des-
cendit son écussondu pal qui le soutenait, et l'exécuteur le brisa en trois pièces au pied
de l'estrade avec son marteau.
Puis les douze prêtres se levèrent , et d'une commune voix ils entonnèrent le plus ter-
rible des psaumes de David ;
Deus , laudem meatn ne tacueris : quia os peccatoris, et os dolosi super me apertum est , etc.
Donnez au méchant tout pouvoir sur lui, et que le démon se tienne le maître de sa
droite.
Qu'il sorte condamné après son jugement, et que sa prière même lui tourne à péché.
Que ses jours soient abrégés, et qu'un autre occupe sa place dans le ministère.
Oue ses enfans deviennent orphelins, et sa femme veuve.
Que, semblables à des transfuges , ses enfans aillent mendier, et qu'ils soient obligés
de sortir de leurs maisons désolées.
Que l'usurier le dépouille de toutes choses, et que les étrangers lui ravissent les fruits
de son labeur.
Que nul ne lui prête assistance , et n'ait pitié de ses enfans orphelins.
Que sa postérité soit détruite , et que son npm soit oublié à la première génération.
Que le souvenir de liniquité de ses pères soit rappelé en la présence du Seigneur, cl que
le péché de sa mère ne soit jamais effacé.
Qucleurs crimes soient toujours exposés aux yeux du Tout Puissant, et que la mémoire
de celte race maudite soit exterminée et dispersée par toute la terre ; car cet homme n'a
pas songé à faire miséricorde.
Pendant cette lugubre et épouvantable cérémonie, le cavalier arabe, oubliant l'avis
mystérieux qui lui avait été donné, luttait avec fureur dans son âme contre un farouche
désespoir. La oaort seule pouvait effacer son ignominie ; cl quoique sa vie dût être d'uuo
courte durée , uéaoffloias il la rcgrcllait. Ses regard» éllucclans ne «'arrêtaient plus sur
t
137
la foule; ils étaient constamment Osés sur sa tunique souillée, sur son heaume rompuj
sur ses armes brisées. La cJigiiilé de l'homme de guerre revenait. — Oh ! que le cœur de
ce malheureux recelait de souffrances !
Et pourtant les tortures n'étaient pas Gnies. Les crimes de Kahel avaient clé grands ; il
fallait que le châtiment fût proportionné aux offenses. C'est alors qu'un poursuivant d'ar-
mes apporta le hassiu pltin d eau chaude et se disposa à répondre au sire de Mailloc l'un
des hérauts.
« Qaci est le nom de cet homme ? demanda Mailloc trois fois successivement.
» — 11 se nomme Kahcl-le-Terriblc, repartit le poursuivant d'armes; c'est un chevalier
venu des pays éloignés.
» — Tu te trompes. Foulques , reprit Mailloc , celui que tu viens de nommer est uu
traître déloyal cl foi-menlie. »
Puis , pour convaincre le peuple , il se tourna vers le second échafaud cl demanda l'o-
pinion des juges.
« — Par sentence des barons et écuyers ici présens , s'écria Tournebu qui était